Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Hélène Jégado, dite Fleur de tonnerre : arsenic et vieilles dentelles bretonnes…
Dans la très superstitieuse Basse-Bretagne des débuts du XIXe siècle, sa mère l’avait surnommée Fleur de Tonnerre. Elle se nommait en réalité Hélène Jégado. Domestique charmante, prostituée compatissante et cuisinière dévouée, elle devint la plus grande tueuse en série de l’Histoire de France ! Avec toute l’amertume de l’arsenic, Jean Teulé a raconté la vie de ce croque-mitaine au féminin dans une biographie romancée parue en 2013. Jürg et Jean-Luc Cornette livrent à leur tour chez Futuropolis une adaptation saisissante de cette morbide réincarnation de l’Ankou…
Commençons notre étude en jetant un œil curieux sur la couverture de ce one-shot de 120 pages. Sous un ciel lourd et bas, une blonde jeune fille regarde en notre direction avec un air sévère. Sa tenue encapuchonnée et ses bottines n’ont que peu à voir avec l’image traditionnelle associée au costume breton (la coiffe borledenn des femmes ou le gilet noir jiletenn des hommes), mais son épaisse robe noire et son tablier blanc traduisent néanmoins ses humbles origines paysannes. Le paysage environnant, marqué par la présence de flots houleux, d’herbes sauvages, de rugueux rochers et d’une pierre levée, ne semblera guère accueillant. À l’avant-plan gauche, quelques fleurs blanches semblent venir adoucir cet ensemble orageux. Il n’en est rien : le botaniste aura reconnu des spécimens de la scabieuse vivace, plante aux vertus médicinales ambigües, surnommée fleur des veuves, mors du diable ou… fleur de tonnerre. Sacoche en cuir sous le bras, que recherche donc notre protagoniste ? Et dans quel but ? Herboriste, empoisonneuse ou adepte d’une phytothérapie héritée de savoirs anciens voire tribaux (le surnom Fleur de tonnerre n’étant pas très éloigné des qualificatifs amérindiens de Nouvelle France), le doute subsiste à ce stade sur l’identité et les volontés réelles d’un personnage qui apparaîtra dans tous les cas bien isolés, tant dans ses agissements que dans ses rapports à l’humain. Le lecteur aura-t-il toutefois remarqué ce détail troublant : la capuche et le manteau noir de notre jeune femme (fatale) achèvent de lui conférer la silhouette… de la grande faucheuse !
Expliquant la genèse de ce visuel, Jürg précise : « Concernant la conception de cette couverture, il y eut en effet de nombreux projets réalisés et proposés ; un peu plus d’une vingtaine. C’est une étape compliquée car nous y avons travaillé à quatre, Jean-Luc Cornette (le scénariste), Sébastien Gnaedig (l’éditeur), Didier Gonord (le directeur artistique) et moi. Et, de fait, un peu comme un groupe de rock qui cherche un visuel pour sa pochette pour en résumer l’univers, chacun a donné son avis sur base de mes propositions. Petit à petit, par élimination, nous avons choisi ceux sur lesquels nous étions tous d’accord. Didier Gonord à alors remixé quelques idées pour les assembler ensemble et nous sommes tombés d’accord sur un visuel plutôt neutre, qui semblait assez bien correspondre à l’esprit du livre. Concernant l’adaptation, cela faisait un moment que Jean-Luc Cornette et moi-même voulions retravailler ensemble [après « Ziyi », réalisé en 2013] avec l’idée d’adapter Jean Teulé, son humour grinçant et son écriture très visuelle étant une magnifique source d’inspiration. Nous avons commencé à y plancher en 2014, avec un autre titre en tête… d’abords seuls dans notre coin. Mais après moult rebondissements, nous avons fini par contacter Teulé afin de discuter directement avec lui : il s’est tout de suite impliqué dans la démarche et nous a reboosté ! Nous avons alors pensé à « Fleur de tonnerre », titre très, très proche de notre idée de départ mais visuellement moins violent. Nous avons soumis l’idée à Sébastien Gnaedig des éditions Futuropolis qui nous a soutenus. »
De son côté, Jean-Luc Cornette explique : « L’idée d’adapter un roman de Jean Teulé est venue après avoir réalisé une première BD ensemble, Jürg et moi : « Ziyi ». Un conte violent et assez désespéré qui, hélas, n’a pas été diffusé sérieusement. Nous avions donc décidé de continuer d’explorer l’âme humaine, et ses noirceurs, mais en trouvant une maison d’édition sérieuse. Tous les deux fans de l’univers de Jean Teulé, nous avons alors travaillé assez longtemps sur l’adaptation de « Mangez-le si vous voulez ». Mais il fut refusé par tous les éditeurs, car ceux-ci le trouvaient trop violent et ne voulaient pas voir cette histoire adaptée en images. Nous restions pourtant persuadés de pouvoir le faire sans trahir l’histoire et en la rendant quand même supportable. Mais cela n’a pas plu. Ce qui n’a nullement empêché qu’un éditeur signe juste après ce même titre… avec un autre auteur. Comme quoi, c’était possible ! Du côté de Futuropolis, qui est une maison d’édition qui me fait confiance depuis quelques années, l’envie de travailler avec Jürg et moi sur une adaptation de Jean Teulé plaisait. Mais il fallait songer à un autre livre… En accord avec Jean Teulé, qui était très enthousiaste par rapport à notre travail, déjà à l’époque de nos premiers essais sur « Mangez-le si vous voulez », nous avons choisi d’adapter « Fleur de Tonnerre ». Pour moi, il est l’exact reflet de « Mangez-le si vous voulez ». « Mangez-le… » propose le récit d’une personne assassinée par l’humanité entière. « Fleur de tonnerre » présente une personne qui se donne pour mission d’assassiner le reste de ses contemporains. »
« Jürg et moi, on est Belges, mais on aime les paysages à la fois secs et humides de Bretagne. L’ambiance un peu gothique qui peut s’en dégager. Quant au personnage d’Hélène Jégado, il est tellement intéressant. Cette femme tue sans mobile, si ce n’est le fait qu’elle pense avoir une mission. Elle se prend pour l’Ankou. Elle ne fait aucune distinction entre ses victimes. Cela peut-être des gens qu’elle aime sincèrement. Elle reste assez sereine par rapport à ça. La façon dont Teulé l’a mis en scène est bourrée de son humour assez trash qui n’est pas loin du nôtre, à Jürg et à moi. Et la lecture du roman créé directement des images dans nos esprits d’auteurs de BD. Une des grandes qualités de Teulé, c’est que lorsqu’il est d’accord pour une adaptation d’un de ses romans, il considère que ce n’est plus son œuvre mais l’œuvre des adaptateurs. Il fait confiance. On peut donc en faire ce qu’on veut, il n’est pas là pour contrôler et faire des remarques. Il redevient un lecteur enthousiaste et surpris par le nouveau livre qu’il a en main. Il a l’art d’encourager et de faire des compliments. Il y a un côté humain très agréable a bosser avec (et sans) lui. »
Dans les premières planches de l’album, la jeune Hélène Jégado, jouant dans la lande, se voit interdire par sa mère de cueillir des herbes jugées toxiques : la belladone, les fleurs de tonnerre. D’autres, comme le gui, le ricin, le chèvrefeuille ou le colchique sont également connus pour être des poisons violents, mais aussi la base de médicaments purgatifs, analgésiques et antispasmodiques. Cet épisode bucolique ne prêterait pas à conséquences si la jeune protagoniste ne baignait pas dans un environnement social accablé par le marasme économique et le clergé omnipotent, bercé par un certain goût du morbide, à l’ombre des superstitions séculaires. Les plus évidentes sont liées aux récits mettant en scène l’Ankou, serviteur ou incarnation directe de la mort dans l’ensemble de la Basse-Bretagne. Un spectre hideux mais susceptible de fasciner celui ou celle qui, tel cet ouvrier de la mort, sera capable de venir faucher les âmes et les corps sans autre apparente raison que la terrible fatalité.
Le destin d’Hélène Jégado débute en 1810 lorsque la jeune fille (née en 1803 dans le Morbihan) est envoyée travailler comme domestique au presbytère de Bubry. Devenue par la suite cuisinière et prostituée dans diverses communes du Morbihan, dont Locminé et Lorient, elle poursuivra ses œuvres criminelles jusqu’à Rennes en 1849. Sa spécialité ? Empoisonner à la poudre d’arsenic (la célèbre mort-aux-rats) les divers gâteaux, soupes et plats servis à ses victimes, qu’elles soient maîtres et maîtresses de maisons, proches, prêtres, religieuses, bonnes, clients de bordel militaire ou enfants. Au total, les historiens et juristes contemporains pensent que Fleur de tonnerre aura éliminé rien moins que 97 victimes (on l’accuse de 37 empoisonnements lors de son procès en 1851, 21 autres n’étant pas retenus du fait de la prescription légale, interdisant de juger les crimes remontant à plus de dix ans), faisant d’elle la plus grande tueuse en série en France… et peut-être dans le monde. Arrêtée en juillet 1851 – suite à une autopsie ayant révélé des traces d’arsenic – celle que l’on surnomme désormais la « nouvelle Brinvilliers » (en référence à la sinistre marquise, liée à l’affaire des poisons en 1676 et elle-même sujette à l’élimination de victimes de tous âges) ne sera cependant officiellement inculpée « que » pour 5 crimes et autant de tentatives d’empoisonnement, sans autre preuve initiale que l’intime conviction du juge d’instruction. Meurtrière durant dix-huit années, ses forfaits auront été facilités par les épidémies de choléra ravageant la région à la même époque, dont les symptômes sont proches de l’empoisonnement à l’arsenic. Décrite comme une souillon alcoolique, une sorcière laide et sans forme, un monstre ou une anomalie de la nature, Jégado, transformée en bouc-émissaire d’une Bretagne arriérée, est guillotinée à Rennes en février 1852. Comble de l’ironie, son cas passe alors relativement inaperçu de la majorité des contemporains, les journaux nationaux étant alors plus préoccupés par les conséquences politiques du coup d’état réalisé par Napoléon III le décembre 1851.
Inévitablement, un tel cas ne pouvait cependant qu’intéresser tôt ou tard les romanciers et les scénaristes. Jean Teulé l’évoque en 2013 dans « Fleur de tonnerre », livre qui sera adapté en 2017 pour le grand écran par Stéphanie Pillonca-Kervern (Déborah François incarnant le rôle titre). Notons également l’existence de deux autres versions en bande dessinée : « Hélène Jégado ou la triste vie d’une tueuse en série », par Gérard Berthelot et Julien Moca (L’Apart, 2013) et « La Jégado, tueuse à l’arsenic », par Luc Monnerais et Olivier Keraval (Locus Solus, 2019 ; titre initialement paru chez Sixto en 2017 sous l’intitulé « Arsenic T1 : Hélène Jégado, ascension vers l’échafaud »). Régulièrement adapté par le neuvième art ces dernières années, avec les successifs « La Montespan » (2010), « Le Magasin des suicides » (2012), « Charly 9 » (2013), « Je, François Villon » (2017) et « Mangez-le si vous voulez » (2020), Jean Teulé n’est à l’évidence nullement trahi par ce nouvel album : ni par le scénario de Jean-Luc Cornette ni par le style graphique de Jürg, quelque part entre ceux d’Andreas et de Philippe Foerster. Le premier, en reprenant les moments-clés de la vie de celle qui choisit de conjurer ses propres peurs en devenant la main de la mort ; le second en croquant, non sans humour noir ni volonté caricaturale, la naïve société du XIXe siècle, tiraillée entre croyances fumeuses et savoirs obtus. Chromatiquement, l’album nous plonge par ailleurs dans une palette grise et ocrée, perpétuellement inquiétante et justifiant à l’évidence les altérations diaboliques d’une femme ayant totalement perdu le sens de l’empathie. Un titre finalement digne des meilleurs thrillers actuels, à déguster en guise d’antipoison culturel.
Philippe TOMBLAINE
« Fleur de tonnerre » par Jürg et Jean-Luc Cornette
Éditions Futuropolis (20,00 €) – EAN : 978-2754825252