Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Quand la haine n’osait pas dire son nom…
Certains font de certaines situations des problèmes là où d’autres n’en voient pas. Les premiers ont alors deux solutions : affronter le prétendu problème ou le nier. Pour le nier, deux solutions encore : l’éliminer purement et simplement ou l’écarter de la vue. Ce qu’on ne voit plus n’existe plus ! C’est la solution choisie par Mussolini en 1938 vis-à -vis de centaines d’homosexuels et c’est ce que raconte « Au pays des vrais hommes »…
Ce que raconte cette histoire est édifiant, d’abord parce que c’est réel, ensuite parce que c’est ignoré. En 1938, Mussolini promulgue en effet des lois raciales mais, à la différence de ses amis allemands, il ne vise pas les homosexuels. Pourquoi ? Parce qu’il préfère affirmer que son pays n’est habité que par de « vrais hommes ». Pour autant, il ne leur fait pas de cadeau et sous l’étiquette « prisonniers politiques », ils sont rassemblés sur San Domino, une des iles Tremiti, dans la mer Adriatique. Ni vu, ni connu !
Deux journalistes, Rocco et Nico, enquêtent précisément sur cet exil forcé auprès d’un ancien prisonnier habitant Salerne, Antonio Angelicola, 75 ans, dit Minella. Il les accompagne sur l’île même où, aujourd’hui encore, on préfère oublier cette période. Malgré ses réticences et son caractère entier, Antonio en vient à raconter la vie quotidienne sur ce bout du monde, les amours, les conflits, les arrangements, les désespoirs… Loin de leurs familles, loin de tout, ils s’efforcent de trouver l’énergie pour supporter l’inacceptable. En 1938, Antonio habitait Salerne et travaillait dans l’atelier de couture de sa mère. Il n’a finalement pas longtemps quitté sa ville, si ce n’est pour cet éloignement forcé et  humiliant, ce confinement, où ils vivront avec ses compagnons d’infortune de façon précaire. Quand au début de la guerre, on les renvoie chez eux, la vie ne peut reprendre un cours normal. Leur retour est une nouvelle épreuve.
Publié par Dargaud en 2009,  sous le titre « En Italie il n’y a que des vrais hommes », complété de l’interview d’un homosexuel assigné à résidence au cours de la période fasciste, l’album est à ce jour réédité par les Éditions Ici-Même avec en annexe le commentaire de deux historiens sur le sujet traité et la chronique inédite signée par les auteurs des conséquences de la première édition dans un pays où le mariage homosexuel n’est reconnu que depuis 2016.
À noter qu’avec le scénariste Luca De Santis, ils obtiennent à sa sortie pour cet album le Prix Attilio Micheluzzi & Fornarina attribué au meilleur album de l’année au festival de BD Comicon à Naples : un album effectivement très documenté et touchant. Joliment mis en scène par la dessinatrice Sara Colaone, le récit est porté par une bichromie douce, chaleureuse, qui attire l’œil, autant que le découpage efficace et séduisant, d’où ressort le trait sec et coupant les visages des protagonistes. À découvrir d’elle, chroniqués sur BDZoom.com : «  Ariston Hotel » et « Leda Rafanelli : la Gitane anarchiste ».
Didier QUELLA-GUYOTÂ ; http://bdzoom.com/author/DidierQG/
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« Au pays des vrais hommes » par Sara Colaone et Luca De Santis
Éditions Ici-Même (26 €) – ISBN : 9782369120612