Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« 13/11 : reconstitution d’un attentat, Paris 13 novembre 2015 » par Luc Brahy et Anne Giudicelli
Un an après les sanglants attentats parisiens du 13 novembre 2015, documentaires et ouvrages commencent à revenir en détails sur l’effroyable soirée, livrant de nouveaux témoignages des victimes ou de nouvelles réflexions sur les enjeux sociaux-politiques de la tragédie. Avec « 13/11 », Anne Giudicelli (spécialiste du monde arabo-musulman et directrice du cabinet de conseil Terrorisc) et Luc Brahy (« Imago Mundi » ou « Cognac » avec Corbeyran) reconstituent, heure par heure et image par image, les différentes séquences des attentats. Sous tension, leur album (dont la trame se déroule jusqu’au 18 novembre) se base notamment sur des confidences exclusives, recueillies par la scénariste auprès des services de renseignement français et étrangers.
L’exercice consistant à revenir sur les plus grands attentats qu’ait connus la France depuis la Seconde Guerre mondiale est un travail d’équilibriste complexe : que ce genre de parution répugne (Voyeurisme ? Propos anxiogènes et répétitifs ? Esprit mercantile d’un éditeur ?) ou qu’il aiguise la curiosité (…jugée plus ou moins malsaine par beaucoup !), force est de reconnaître qu’il suit la grande mouvance du récit de BD reportage actuel, ancré au plus près d’une actualité souvent très dure. Véritable « Catharsis » (pour reprendre le titre de Luz, paru en mai 2015 chez Futuropolis quatre mois après l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier) et œuvre indispensable pour un rescapé comme Fred Dewilde, un graphiste de 50 ans qui raconte ses propres traumatismes dans le récent « Mon Bataclan : vivre encore » (Lemieux éditions, octobre 2016), ce type d’ouvrages procède en vérité d’une continuité de l’expression engagée dès les premiers hommages citoyens (voir notre chronique sur « L’Esprit du 11 janvier » par Gess et Lehmann). Constatons également en parallèle de ces sorties bd la diffusion télévisuelle de plusieurs documentaires (cf. http://www.20minutes.fr/television/1950199-20161026-attentats-13-novembre-an-apres-chaines-tele-reviennent-drame), dont une reconstitution complète des attentats effectués par la chaîne C8 (« Focus » présenté par Guy Lagache le 26 octobre), accompagnée de nombreux témoignages.
En couverture, « 13/11 » ne cherche pas à éviter son sujet-choc ; sur un mode procédural et visuel proche des couvertures déjà réalisées autour des attaques du 11 septembre 2001, renvoyant par ses couleurs (noir, blanc et rouge) à une sorte d’hyper-thriller réaliste, voici l’image (dramatique et dramatisante) du kamikaze terroriste s’apprêtant à déclencher son cordon d’explosifs. Sur 123 pages en noir et blanc, le récit alterne ensuite à égalité les points de vue (terroristes syriens et activistes islamistes, cellule présidentielle, forces de l’ordre, médias, victimes) sans négliger la détermination, les erreurs, hésitations ou angoisses des uns et des autres. L’expérience laisse comme on s’en doute un goût amer, lié non seulement au sentiment d’immense gâchis laissé par des décennies (ou millénaires…) d’intolérance religieuse et de conflits politiques armés, mais aussi par la radicalisation des consciences, dans un contexte international de plus en plus prompt à faire usage de la frappe radicale. En cela, l’album de Luc Brahy et Anne Giudicelli est d’utilité publique : savoir évoquer en immersion – sans manichéisme ni jugement – et tenter d’ouvrir au débat complexe, ce sans négliger l’indispensable devoir de dénonciation des crimes contre l’humanité.
Luc Brahy (L. B.), comment est née la couverture de « 13/11 », probablement peu évidente à conceptualiser ? S’agissait-il d’indiquer le point de non retour dans cette extrême violence ?
L. B. : « Pour la couverture, nous voulions quelque chose d’évident, de simple et de fort… Après être passé par les hélicoptères au dessus du Stade de France, les secours et la police dans les rues, les victimes survivantes, il nous a semblé plus percutant de montrer ce que personne n’a vu : l’instant avant les explosions. Ce gros plan sur la ceinture et la menace mise a exécution par la main attire le regard par sa simplicité et le mystère qui s’en dégage tout en étant immédiatement reconnaissable. En fait, tout l’album est construit sur ce que personne n’a vu. Anne Giudicelli, grande spécialiste du terrorisme, distille et nous fait revivre les rouages et mécanismes qui ont mené au drame sans jamais juger, expliquer ou justifier quoi que ce soit. C’est cela que je trouve très fort dans ce roman. On est devant les faits bruts, le déroulement de l’événement le plus dramatique des ces 30 dernières années sans pouvoir intervenir, prévenir ou gérer. Le lecteur se retrouve emporté dans la réalité sans possibilité d’y échapper. C’est une immersion totale. Nous livrons une enquête pointue et sans fard. Un vrai travail de reportage et aucune interprétation. »
Avez-vous discuté avec les parents des victimes et/ou des survivants ? Craignez-vous les critiques ?
L. B. : « Non, je n’ai rencontré aucun protagoniste de l’affaire. Ce n’est pas le but. On ne place pas le récit du point de vue victimes, assassins ou force de l’ordre… et on ne fait pas de sensationnalisme. On raconte, on décortique les faits… l’album devait s’appeler « Autopsie d’un attentat », ce qui correspond tout a fait à la narration adoptée. Et oui, c’est sûr, on va essuyer de la critique tous azimuts ! Je dirais, comme tout travail qui touche l’horreur du prochain et dont on se croit responsable. J’ai, pour ma part, peu d’estime pour l’autocensure qu’on impose à l’autre… Les tueries (bars, Bataclan, Stade) tiennent vraiment peu de place dans les 123 pages et l’album ne joue pas de la dramatisation. On déroule l’ensemble du puzzle qui part de Syrie et finit en Belgique à Molenbeek. C’est vraiment une observation au plus près des faits, et non du sensationnalisme ou de la télé-réalité. »
Anne Giudicelli (A. G.) : « Pour prolonger ce que dit Luc, c’est exactement cela : une reconstitution des faits minute par minute des attentats du 13 novembre jusqu’à l’assaut de Saint-Denis. Cela prend en compte ce que font et subissent tous les protagonistes de cette séquence, placés tous au même niveau – cela garantit précisément l’objectivité et la neutralité, qui lorsqu’elles manquent (et c’est le cas en l’occurrence pour ce genre d’événement) pour diverses raisons, déforment les faits, ou empêchent d’en voir d’autres – : les victimes des attentats, les auteurs des attentats, les médias, les politiques, les décisionnaires sécuritaires, et les terrains belge et syrien (et l’évolution de l’action française sur). La restitution de cette autopsie (cela permet de réconcilier l’ancien et le nouveau titre…) est donc le croisement de l’ensemble de ces faits selon une logique de chronologie et de simultanéité. »
Entre description émotion, réflexion, action, où situez-vous au juste votre album ?
A. G. : « J’ai été frappée aux Invalides en septembre, où j’assistais à l’hommage rendu aux victimes, par l’évolution de la réflexion des victimes. La classe politique, toute entière représentée, Hollande en tête, était figée, mal à l’aise (au point que certains d’entre eux se soient éclipsés sans un mot aux victimes à l’issue de la cérémonie). Les victimes ont vigoureusement appelé les politiques à sortir de la seule émotion, et les Français à se resolidariser non plus sur la douleur mais l’action. Tirer les leçons de ce qui s’est passé, en regardant avec lucidité les faits, comprendre les facteurs à l’origine de ces événements, et élaborer des vraies solutions à long terme pour leurs enfants… »
Anne Giudicelli, pouvez-vous nous résumer votre remarquable parcours ?
A. G. : « Pour faire court, j’ai été journaliste en France pendant peu de temps, juste celui de faire un livre, « La Caillera », sorti en 1991 [éditions Jacques Bertoin ; réédité en 2006], fruit d’un an d’immersion terrain dans les cités françaises. Ce que j’ai découvert, je l’ai – là aussi – restitué, par les faits et les différents protagonistes qui investissaient ces territoires, avec un séquençage rythmé par les émeutes, avec les réactions politiques, médiatiques, les effets sur le terrain, la montée du prosélytisme islamiste, etc. C’est tout à fait la même approche que pour la BD : les effets action-réaction, la mise à plat de tous les personnages, faire entendre les paroles (confrontées aux faits) et ne parler au nom de personne pour interférer le moins possible dans cette autre « autopsie »… Tout cela m’a donné une envie pressante de quitter la France – un tel gâchis pour cette jeunesse, un tel déni de la part de la classe dirigeante, ça marque… Du coup, j’ai décidé d’aller voir le monde arabe et musulman d’un peu plus près. Où j’ai vécu plusieurs années (et appris la langue) dont aux Émirats Arabes Unis, où j’ai été recrutée, comme chargée de mission, par le Ministère des affaires étrangères, avec comme dernier poste, à Paris, celui d’analyste islamisme/terrorisme pour la région ANMO [Afrique du Nord et Moyen-Orient]. J’en suis partie en 2004, et j’ai créé ma structure de conseil, Terr(o)ric (www.terrorisc.com) que je dirige toujours. À mon retour de Paris, j’ai revu certaines « cailleras » de l’époque, ils étaient tous devenus salafistes. Au moment des émeutes de 2005, j’ai retrouvé les mêmes antiennes politique sur « le malaise des banlieues », et fait une réactualisation en 2006 de la « Caillera », avec une préface d’actualisation, alertant sur l’équation Caillera-Caidat-AlQaida…. EN 2007, j’ai publié « Le Risque antiterroriste » [Seuil] où, après une enquête de terrain en France et en Europe, je démontrais en quoi les politiques antiterroristes en Europe étaient contre-productives, en ce qu’elles contribuaient à favoriser l’expansion de cette menace. Cette BD, par rapport au contenu, s’inscrit dans cette continuité. Avec la force de l’image en plus. La prochaine étape, s’il y en a une, ce sera pour moi la fiction…en dessin ou en film. »
Quelles difficultés particulières pour cet album : comment par exemple être « certains » des échanges effectués entre François Hollande et ses conseillers ? Quelle part de docu-fiction ?
A. G. : « L’ensemble des séquences s’appuie sur un vrai travail d’investigation et de documentation, et quelques confidences. Le seul élément de « docu-fiction », c’est dans le fait de faire court et de « ramasser » au mieux le contenu des échanges pour que l’essentiel en soit restitué, sans être trop long – et privilégier l’image sur les dialogues. Autre élément de « docu-fiction » : le personnage d’Abou Souleiman Al-Firansi (coordinateur des attentats) existe. Il me manquait alors son visage, Luc lui en a donné un sur la base des éléments que j’avais recueillis. »
Quelles limites vous êtes vous imposés (aussi bien dans le récit que pour le dessin) sur ce projet éminemment sensible ? Craignez-vous, en tant que spécialiste ET scénariste, des réactions « contre » cette démarche éditoriale ?
A. G. : « La contrainte : vérifier les faits, et leur chronologie. La limite : ne jamais faire dans le « gore », mais c’était une limite évidente et implicite pour nous. Pour les réactions « contre », je vous renvoie à mes propos sur l’évolution de la position des victimes. Je suis sereine sur cet aspect, car les objectifs sont clairs, et l’unité d’approche entre le dessin, et le scénario fonctionne. Après, certains peuvent (ou veulent) ne pas la comprendre. On verra si la BD aura droit à une chronique critique dans le prochain numéro de Dabiq (l’une des revues online de l’EI…). »
En couverture, « l’instant d’avant » : pensez-vous que ce visuel incite à ouvrir un album lié à un sujet dont la charge émotionnelle est encore très forte, au risque de radicaliser les opinions des lecteurs ?
A. G. : « Cette image est précisément l’élément frappant de ces événements : c’est la première fois que la France a subi un attentat-suicide. Elle montre bien aussi que nous sommes au cœur des événements, objectivement, et pas dans le commentaire. »
De manière plus légère, Luc, quels seront vos futurs projets ?
L. B. : « Ce sera de la BD plus classique : une série sur la marine nationale chez Glénat, une série sur la cuisine chez Dupuis, une série sur le génie civil au Lombard et un triptyque sur le café chez Delcourt… après celui concernant le Cognac. »
Grand merci à vous deux pour cet entretien.
Philippe TOMBLAINE
« 13/11 : reconstitution d’un attentat, Paris 13 novembre 2015 » par Luc Brahy et Anne Giudicelli
Éditions Delcourt (15,50 €) – ISBN : 978-2756083810
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