Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Je viens de m’échapper du ciel » : entretien avec Laureline Mattiussi.
Laureline Mattiussi a côtoyé en solitaire la piraterie avec « L’Île au poulailler » et a erré dans la Rome Antique en compagnie du scénariste Sol Hess pour « La Lionne » : deux diptyques parus sous le label 13 Étrange de Glénat. Elle se frotte maintenant au roman noir, en utilisant l’univers de l’auteur argentin Carlos Salem avec « Je viens de m’échapper du ciel ». Nous sommes, alors, les spectateurs d’une déroutante escapade en noir et blanc qui permet à Laureline Mattiussi d’entrer, cette fois-ci, dans la prestigieuse collection Écritures de Casterman.
Dans cet album, on croise Poe : oisif indolent qui laisse le sort dicter son destin. Truand à la petite semaine, il aide parfois son pote Harly dans des coups plus ou moins foireux. Il y a aussi Lola : la patronne du bar que hante un Poe timide et secrètement amoureux. Dans ce café, Poe y côtoie aussi, un abruti violent, un fou scrutateur d’étoiles, une ange. Hors les murs, son quotidien est fait de gamins paumés, de travestis, de clochards et d’un fantôme agaçant.
Laureline Mattiussi emprunte les personnages de Carlos Salem pour des aventures, des rencontres chaotiques et aléatoires. Elle les prend, les triture de son trait énergique et libre pour les lancer de toute sa bienveillance dans un univers aussi sordide que poétique. Choisissant pour la première fois de n’utiliser que le noir et blanc, Laureline crée un monde où la demi-teinte n’existe pas.
Des beaux quartiers d’affaires aux friches abandonnées, l’humanité se débat comme elle peut face à la crasse ou au merveilleux. Gratifiée dès son premier album par le prix Artemisia, Laureline Mattiussi réussi à nous envoûter par un roman hautement graphique qui confirme son impétueux talent.
 Pouvez-vous nous dire comment avez-vous rencontré l’univers de Carlos Salem ?
J’ai d’abord rencontré Carlos Salem en personne avant de découvrir son Å“uvre. Nous avions sympathisé sur un salon de polar (le Goéland Masqué), si bien qu’il m’avait, à l’époque, offert son premier livre, « Aller simple », tandis que je lui offrais à mon tour « L’île au poulailler, » qui venait d’être traduit en espagnol. Et j’ai adoré « Aller simple » ! C’est un livre formidable de drôlerie, de poésie, et d’absurde.
Il m’a ensuite proposé d’adapter quatre de ses nouvelles, inédites en France, ce que j’ai accepté les yeux fermés (et c’est peu dire : j’ignorais à peu près tout de leur contenu à l’époque). Puis, il a eu la gentillesse de s’écarter du projet pour me laisser m’approprier tout ça et Å“uvrer à ma guise.
Vous seriez attiré par un autre univers d’écrivain ?
Il y a des tas d’auteurs dont l’univers me plaît. Ce qui ne veut pas dire que j’aurais envie de les adapter. Pour en revenir à Salem, par exemple, si j’ai adoré « Aller simple », je ne me serais jamais lancée dans une adaptation : le récit existe trop par lui-même, je n’aurais rien eu à y apporter.
C’était l’avantage de cette série de nouvelles : pour qu’elles puissent se constituer en un seul récit, il fallait que je leur apporte un fil narratif, que je compose leur ensemble avec des éléments nouveaux. J’avais toute latitude pour me les réapproprier et construire un récit, qui, bien que fidèle à Salem, m’appartienne totalement.
La narration de votre récit est captivante et ludique. Éclatée, composée de flashforwad, flashback et de pages de ponctuation minimaliste, elle entraîne le lecteur dans une sorte de jeu de piste. Cette construction était déjà dans les nouvelles originales où c’est une volonté de votre part ?
Non, c’est une construction qui n’existait pas dans les nouvelles originales. J’ai choisi de déconstruire et reconstruire la narration, en tentant de m’approcher au plus près du sentiment d’errance du personnage principal : Poe. J’aimais l’idée de construire un récit circulaire, où par moments la temporalité s’emmêle : mon personnage, noyé dans son désÅ“uvrement, assiste à une forme de délitement du réel, les événements se présentent à lui de façon désordonnée, comme si le temps était boiteux, fissuré.
Ça accompagne également l’idée du fantôme qui parcourt le récit. Le livre démarre tandis que Poe et le Fou sont tous les deux allongés sur la route, la nuit. Ils jouent leur sort (ce qui est un principe récurrent chez Poe, puisqu’il ne prend de décision qu’en fonction du nombre d’allumettes qu’il trouve dans ses poches), une voiture passe et les évite de justesse.
Le récit, ensuite, reprend son cours. Mais est-on bien sûr qu’elle les a évités ? Et si la réalité dans laquelle ils évoluaient ensuite n’était qu’un simulacre de réel ? Et si nous n’étions tous que des fantômes ?
Et perdu au milieu de ce sentiment d’effritement, il y a cette histoire avec Lola : l’amour que lui porte Poe est peut-être son ultime planche de salut.
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc pour cet album ?
Le choix du noir et blanc ou de la couleur semble s’imposer de lui-même à chaque nouveau projet. La question ne s’est pas posée : ce livre devait être en noir et blanc. Certainement parce qu’il s’agit d’un récit essentiellement nocturne, dans lequel il fallait laisser percer de la lumière à travers les ombres. C’est un livre que j’ai réalisé essentiellement la nuit d’ailleurs : la fiction prend pied jusque dans le quotidien.
Vos friches sont somptueuses : vous appréciez ces ambiances ?
Ma grand-mère habite dans la vallée sidérurgique, en Lorraine. Enfant, ce que je croyais être une montagne, à quelques kilomètres de son jardin, était en réalité un crassier. À l’époque il y avait encore quelques hauts-fourneaux en action : j’étais fascinée par la façon dont tout ça crachait du feu la nuit. On aurait dit les bouches de l’enfer. J’en ai gardé une forme de familiarité, un attachement assez poétique : ce mélange de majesté et de sinistre, en effet, me séduit énormément.
Il y a de nombreux anges au fil de vos pages, c’est une figure que vous aimez ?
Avec ce titre, « Je viens de m’échapper du ciel », l’idée était d’introduire chaque séquence par un rappel de l’ange que l’on découvrira ensuite (mais aussi par l’idée de l’ange déchu). Du point de vue de la forme, ça participait, de mon point de vue, à la sensation d’un temps circulaire qui se dégage du récit, où des mêmes figures parcourent ce livre qui ne pourrait avoir ni début ni fin.
De fait, outre la nouvelle se rapportant au titre et qui met en scène un ange tombé du ciel, on retrouve cette image parmi des statues, ou de façon plus symbolique avec une chouette survolant un port industriel ou même une étoile filante venue s’échouer au tout début. Mais c’est vrai que dans « La Lionne », également, j’ai beaucoup travaillé sur la statuaire et qu’on y trouve aussi des personnages ailés.
Outre la bande dessinée, vos activités touchent à l’illustration et aussi au dessin en direct, lors de concerts dessinées. Ces exercices sont importants pour vous ?
En effet, ça fait plusieurs années que je m’attache à construire des spectacles avec des musiciens et des écrivains. Il y a, entre autres, « L’Avventura », un concert dessiné en hommage à la chanson populaire et au cinéma classique italiens (avec Mari Lanera et Sol Hess), « Où es-tu Britannicus ? », une lecture musicale et dessinée du roman de Romuald Giulivo… et les nombreux concerts dessinés avec le groupe Sol Hess and the Sympatik’s pour lequel je réalise aussi des pochettes de disques. J’ai aussi récemment bossé pour le théâtre, toujours par le biais de dessins réalisés en direct.
J’aime beaucoup la temporalité du spectacle, qui est aux antipodes de celle de la réalisation d’une bande dessinée : tandis qu’il faut un an ou deux pour réaliser un livre, le temps du spectacle est celui de l’instantanéité, une sorte de fulgurance. C’est très stimulant.
Pour ce qui est de l’illustration, j’ai besoin par moment de ne travailler que sur de l’image unique, de mettre un peu en pause le travail harassant que représente la réalisation d’une BD. L’avantage, c’est que j’ai toujours envie d’y retourner malgré tout.
Vous êtes en résidence aux ateliers du Professeur Demons à Bordeaux, lesquels hébergent aussi l’association 9.33 : cela vous a-t-il aidé pour cet éclectisme d’activités ?
La vie en atelier est d’abord une façon pour moi de garder un point d’équilibre : la réalisation d’un album est si exigeante et si solitaire, que j’ai besoin de pouvoir m’assurer un endroit où travailler hors de chez moi.
Quant à 9-33, c’est en effet une association très pertinente, qui chaque année, par le biais de son festival Regard 9, met un point d’honneur à s’affranchir des traditionnelles dédicaces pour se recentrer davantage sur des expositions, des rencontres, et de multiples projets qui mêlent la BD à la musique, à la littérature, etc…
Et c’est en effet par le biais de ce festival qu’est né notre spectacle « L’Avventura ».
 À propos de votre « envie d’y retourner malgré tout », elle vous a lancée sur la voie d’un nouvel album ?
Oui, de deux même. L’un que je suis en train d’écrire. L’autre en collaboration avec François Rivière (mais tout ça est trop en chantier pour déjà en parler).
Les romans et nouvelles de Carlos Salem sont édités en France chez Actes Sud et In8.
Mille merci célestes à Laureline Mattiussi pour sa disponibilité.
Brigh BARBER
« Je viens de m’échapper du ciel » par Laureline Mattiussi, d’après Carlos Salem
Éditions Casterman, collection Écritures (18,95 €) – ISBN : 978-2-203-09568-7