Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Marco Polo T1 et T2 : Le Garçon qui vit ses rêves – À la cour du Grand Khan » par Fabio Bono, Éric Adam, Didier Convard et Christian Clot
Parus successivement chez Glénat (collection Explora) en octobre 2013 et 2014, les deux tomes de « Marco Polo » nous embarquent avec émerveillement au 13e siècle, dans les pas du célèbre marchand vénitien, devenu explorateur de la route de la soie, ambassadeur puis employé au service de l’empereur Kubilaï Khan. Non contents de distiller au fil d’une narration limpide les principaux épisodes de ce légendaire périple, les scénaristes Éric Adam et Didier Convard ont visiblement œuvré en parfaite adéquation avec Fabien Bono : à son tour, le dessinateur italien en profite pour livrer des planches riches en détails, figurants et décors variés. Au-delà des couvertures ici analysées, et comme l’affirme Polo lui-même, qui ne l’a pas vu ne pourrait le croire…
Devenu un aventurier mythique, Marco Polo (1254 – 1324) a la chance de naître au sein d’une famille vénitienne renommée mais sans son père Niccolò Polo. Parti de 1260 à 1269 avec un oncle, le père rencontre en Asie centrale le premier empereur mongol, qui leur propose le monopole de toutes les transactions commerciales entre la Chine et la Chrétienté. En 1271, avec un rôle de commerçants mais aussi d’ambassadeurs, ils quittent à nouveau Venise pour retourner en Chine, et le jeune Marco les accompagne, ainsi que deux dominicains menant une mission diplomatique au nom du pape.
Dès cette date, les missions et voyages de Polo se multiplient, entre réalités et fictions retranscrites pour sa gloire et sa postérité dans un livre de reportage intitulé « Le Devisement du monde » ou « Livre des Merveilles », paru en 1298. Marco Polo voyage de la Syrie actuelle à la Chine, sur la mythique Route de la soie, et s’enrichit considérablement en rapportant de nombreux bijoux et pierres précieuses. Chine mais aussi Russie, Mongolie, Tibet, Iran, Turquie, Grêce, Viêt Nam, Birmanie, Indonésie, océan Indien et mer de Chine seront arpentés, non sans dangers mais avec une soif de curiosités et d’aventures alors sans égales. Fait prisonnier lors d’un combat naval par les ennemis génois en 1296, Polo en profitera pour faire rédiger son fameux livre et sera finalement libéré en 1299, poursuivant alors à Venise et jusqu’en 1324 son destin de commerçant prospère.
Inévitablement, le cinéma comme la bande dessinée ne pouvaient que s’emparer d’un tel personnage (il donne aujourd’hui son nom à l’aéroport de Venise !), au risque parfois de transformer Polo en simple aventurier bardé de poncifs, sur un décor orientalisant peu crédible. Avant l’actuelle série publiée chez Glénat, Marco Polo donne ainsi son nom à une interminable série feuilletonesque de 212 épisodes (scénario de Jean Ollivier et dessin par Enzo Chiomenti), publiés en petit format noir et blanc par Aventures & Voyages (collection Mon journal) de mars 1960 à novembre 1986. Pour le plaisir d’une génération plus récente de lecteurs, cette série est partiellement republiée depuis décembre 2013, et donc de nouveau trouvable en kiosque. Quelques années auparavant, en 1953, Albert Uderzo avait également collaboré avec Octave Joly pour illustrer une biographie très libre de Marco Polo : quarante-quatre planches seront publiées dans La Libre Junior, du n°14 de 1953 au n°4 de 1954, complétée pars des pages documentaires signées par Eddy Paape et MiTacq (pour plus de détails, lire l’article de Gilles Ratier : http://bdzoom.com/41244/patrimoine/albert-uderzo-chez-les-belges-3eme-partie-la-libre-junior/).
Côté films et téléfilms, citons « Les Aventures de Marco Polo » en 1938 (par Archie Mayo et avec Gary Cooper), « Marco Polo » de Piero Pierotti en 1961 (qui donnera lieu à une adaptation par l’éditeur américain Charlton Comics en 1962), « La Fabuleuse Aventure de Marco Polo en 1965 par Denys de La Patellière (avec Horst Bucholz, Anthony Quinn, Robert Hossein et Orson Welles !) ou cet autre « Marco Polo » en 2007 mettant en scène un jeune Ian Somerhalder (acteur plus connu pour la série TV « Vampire Diaries » à partir de 2009). Précisons enfin qu’une nouvelle série américaine surgira en décembre 2014 sur Netflix : « Marco Polo, la collision des mondes ».
Après ce panorama non exhaustif, revenons enfin et comme il se doit aux couvertures réalisées par Fabien Bono. Le tome 1, consacré aux années 1269 – 1295, aurait initialement dû se présenter sous une couverture montrant en gros plan la moitié du visage sombre de Marco Polo. A l’arrière-plan, la longue route débute dans les sables du Proche-Orient, oscillant entre Septentrion (le Nord) et Levant pour franchir au mieux les contreforts himalayens. La forteresse visible sur certaines versions de ce 1er plat est celle de la ville de Bam, située dans le sud de l’Iran. Cette ancienne citadelle persane sera notamment immortalisée au cinéma comme décor pour le film « Le Désert des Tartares » (1976) de Valerio Zurlini, d’après le fameux roman de Dino Buzzati (1940). Bam constituait alors une ultime étape indispensables aux voyageurs s’apprêtant à franchir à dos de chameaux ou de dromadaires l’immense désert salé de Lout, l’un des plus arides au monde.
Au final, la couverture retenue pour le tome 1 sera néanmoins une version différente, plus en homogénéité avec les visuels déjà composés au sein de la collection Explora, dirigée chez Glénat par l’explorateur et scénariste Christian Clot. Ce dernier signe également un riche dossier documentaire illustré de 7 pages en fin de chaque tome de « Marco Polo ». Ce choix alternatif de couverture ne démérite pas : très fouillé, il montre le départ maritime de Polo depuis Venise en novembre 1271, en compagnie de son père et de son oncle, au moment-clé ou l’ancre est relevée. Tout y est incitation au voyage (mer, marins, nef et embarcations diverses, voiles, mouettes, ambiance vénitienne), dans un ensemble renvoyant au titre : désireux de vivre ses rêves, Marco adresse un regard complice aux lecteurs…
En 2014, la couverture du tome 2 complète cette vision traditionnelle des aventures de Polo : devant la cour nombreuse du Grand khan, la famille Polo se prosterne tout en liant des relations commerciales, religieuses et diplomatiques. Cependant, une lecture plus attentive de ce temps fort nous fera remarquer les regards fébriles et anxieux des Polo, ces expressions renvoyant aux visages sombres et peu amènes d’une grande parti de l’assistance. On en confluera assez aisément que de nombreux parlementaires, conseillers ou courtisans chinois sont relativement hostiles à la présence des occidentaux, qui viennent perturber leurs propres luttes d’influence. Installé à Zhongdu (l’actuelle Pékin) depuis 1271, Kūbilaï Khan (1215 – 1294) contrôle encore son vaste empire mongol (27 millions de km²) d’une main de fer, mais doit faire face aux révoltes et complots, ainsi qu’aux rivalités entre ses fils pour sa propre succession. Polo racontera ainsi dans son « Livre des Merveilles » l’histoire de l’assassinat du premier ministre Achmat en 1282, un des évènements les plus graves du règne de Kūbilaï.
Rappelons que Marco Polo passera pas moins de 17 ans en Chine, chargé de diverses fonctions et missions par le Khan jusqu’en 1291 ; à cette date, Marco est chargé d’accompagner jusqu’en Iran la princesse Kokedjin, future promise de l’Ilkhan (prince régional) de Perse. Polo a peu évoqué ce long voyage maritime de 18 mois pourtant semé d’embûches, et dont seuls 18 des 600 hommes d’équipage parviendront à bon port. En 1294, les Polo seront enfin de retour à Venise.
De nouveau pour cette seconde couverture, les premiers projets aventureux (vue de la muraille de Chine et première rencontre avec les émissaires à chevaux du Khan) auront laissé la place à une composition plus complexe, mettant scénaristiquement en perspective les tractations et machinations politiciennes. Au lion de Saint-Marc vénitien correspond l’ombre du dragon impérial, double icône renvoyant aux fantasmes orientaux mais réellement constitutif du propre trône en or massif du Grand Khan. Les lecteurs-voyageurs pourront ainsi trouver une reconstitution grandeur nature, semblable à cette couverture, au sein du Musée Marco Polo, situé dans la ville croate de Korčula. C’est là que, le 7 septembre 1298, une importante bataille navale entre les flottes de Gênes et de Venise débouchera sur la défaite de la cité des Doges et la capture de Marco Polo, laquelle permettra indirectement – par l’écriture dictée du « Devisement du monde » – l’éveil de tout un précieux imaginaire illustré…
Comme de coutume, voici enfin quelques questions, et surtout quelques réponses, pour et par Fabio Bono… :
Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet ?
Fabio Bono : « Après la série « Cathares » (2011 – 2012), Glénat s’était montré satisfait de mon travail et m’avait promis la poursuite de notre collaboration. Pendant un Festival, j’ai ensuite connu Didier Convard qui appréciait mon travail et, en quelques semaines, nous avons trouvé un accord pour la série « Marco Polo », un personnage que nous aimions les deux. »
Les détails de la vie de Marco Polo sont évidemment sujets à interprétation : était-il facile pour vous de « choisir » vos ambiances/cadrages ou de vous documenter, en fonction des souhaits et choix des scénaristes ?
F. B. : « D’un point de vue graphique, j’ai cherché à être « vraisemblable » par rapport à la réalité, en utilisant aussi des photos prises par Christian Clot pendant ses voyages sur les traces du grand explorateur vénitien. »
Le récit oscille à plusieurs moments entre ligne historique et ambiance plus fantastique : là encore, un choix voulu et une manière de surprendre vos lecteurs ?
F. B. : « Le récit devait être plus sérieux initialement, mais Didier Convard et Eric Adam, après avoir vu le dessin de mon monstre marin dès la première page, ont décidé d’exploiter mon style et ma passion pour la fantasy en modifiant une partie du scénario en ce sens, …et aussi pour la rendre plus captivant. Je crois que le résultat final est assez génial… »
Des planches effectivement magnifiques, particulièrement denses et riches en détails : combien de temps au juste ont exigé ces deux albums ?
F. B. : « Deux ans… Étant donné que je suis un dessinateur assez rapide, cette durée s’explique par le soin apporté aux détails, aux décors et surtout à la documentation. »
En couverture du tome 1 : le départ de Venise était-il votre première idée ?
F. B. : « J’avais initialement proposé deux couvertures avec les deux moitiés du visage de Marco, mais Glénat m’a communiqué qu’il avait déjà une série avec la même idée… Dommage !
On a alors pensé aux charmes de Venise, en cherchant les plans et les cadrages justes. »
En couverture du tome 2 : pourquoi avoir finalement renoncé à la Muraille de Chine ?
F. B. : « Pour la seconde couverture, nous avions des idées différentes et le choix n’a pas été facile. À la fin, nous avons préféré représenter la cour de Kubilaï Khan, vu que la plus grande partie de ce récit est liée à cette ambiance. »
De futurs projets, chez Glénat ou ailleurs ?
F. B. : « Compte tenu de la satisfaction de l’éditeur, et de celle du directeur de la collection Explora en particulier, je suis déjà en train de travailler sur un second diptyque concernant les voyages de Charles Darwin, une période historique « anormale » pour moi ; donc une aventure aussi fascinante, en fonction de ce point de vue ! »
Philippe Tomblaine
« Marco Polo T1 et T2 : Le Garçon qui vit ses rêves – À la cour du Grand Khan » par Fabio Bono, Éric Adam, Didier Convard et Christian Clot
Éditions Glénat (14,95 €) – ISBN : 978-2723495301 et ISBN : 978-2723499668