Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Tibet (2ème partie)
Tibet étant décédé suite à un malaise survenu dans la nuit du samedi 3 janvier 2010, il n’avait point ralenti sa cadence infernale de production : il préparait même un nouveau « Chick Bill » (« La Glace à l’avanie ») et en était déjà à la vingt-sixième planche de la soixante-dix-huitième enquête de « Ric Hochet » (toujours écrite par son compère André-Paul Duchâteau) : « À la poursuite du griffon d’or », où Ric et Nadine, en balade en forêt, trouvent un homme ceinturé d’explosifs qu’une balle a déclenchés sous leurs yeux ; or, cet individu se révèle être un célèbre chasseur de trésors engagé dans l’émission télévisée « Le Jeu du griffon d’or »?
Restée inachevée, cette ultime aventure doit, incessamment sous peu, faire l’objet d’un album publié par Le Lombard, où son complice scénariste racontera la fin de l’histoire et où les pages réalisées par Tibet seront agrémentées de divers crayonnés et recherches graphiques : un dernier hommage mérité à ce prolifique artisan du 9e art !
En attendant de découvrir cet ouvrage très attendu, revenons à l’évocation de la carrière de ce lascar de Gilbert Gascard, dit Tibet ! Nous en étions resté, la semaine dernière (voir la première partie de cet article : bdzoom.com/article4480), à l’année 1954 où Tibet intensifie sérieusement sa collaboration avec le journal Tintin ! Il signe même un contrat avec l’éditeur de cet hebdomadaire (le Lombard) qui lui garantit un forfait par mois : « somme relativement rondelette pour l’époque » confiait-il à Patrick Gaumer lors de la réalisation de son indispensable « Tibet : la fureur de rire » (publié aux éditions Le Lombard, en 2000).
La contrepartie de cette récompense, c’est qu’il doit fournir un nombre impressionnant de travaux (en plus des deux planches hebdomadaires de « Chick Bill » pour Chez Nous – Junior et Ons Volkske, et de ses autres aventures qui vont paraître dans Tintin à partir d’octobre 1955), alors qu’Hergé continue de lui refuser la plupart de ses projets. Cependant, comme il continue de travailler, à mi-temps, et ceci jusqu’en 1955, pour le studio de dessins du journal Tintin (lequel était dirigé par Evany), certaines de ses productions n’ont pas besoin de l’aval du créateur de « Tintin » : c’est le cas de « La Famille Petitoux » (deux épisodes de quatre planches chacun, en mai et juin 1954), de l’unique récit de trente-cinq planches avec comme héros Pat Rick et Mass Tick (dans « El Moco le Terrible », en juin 1954)(1)), de « L’Enfant-loup de Carpette-sur-Meuse » (un conte humoristique de treize planches en petit format publié dans Sélection Tintin 1955(2) et repris en grand format dans Super Tintin Rétro n°20 ou 25bis, en 1983) ou de ses nombreuses bandes publicitaires comme « A…B…C…, Arthur…Bernard…Camille. » (strips pour Gevaert, en 1952 et en 1954), « Les Joyeux parachutistes » (strips pour la montre Helva, de mars à octobre 1954), « Le Voleur de bicyclette » (six strips verticaux pour les vélos Ajax, en mai et juin 1954), « Il fallait y penser… » (une page pour la brasserie Vandenheuvel, en février 1955), « Nunuche et Polochon » (une planche pour Governor, en mars 1955), « Le Grenadier Victoria te raconte » (strips pour Victoria, en 1958), « Jean Cigale et Jean Fourmi » pour la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite…
D’autre part, Raymond Leblanc, le grand patron du Lombard, désire séduire un lectorat plus jeune que celui qui lit habituellement Tintin ; il demande alors à ses jeunes employés dessinateurs d’imaginer des héros pour une rubrique qu’il appelait ses « dessins animés » : une succession de vignettes agrémentées d’une double bande perforée imitant celle des pellicules. Pour ce type de récits, Tibet crée « Globul le Martien » (dont le nez pointu est une idée d’André Franquin et dont deux épisodes seront rédigés par René Goscinny). Par la suite, il dessinera aussi les éphémères mésaventures d’« Alphonse » (toujours avec René Goscinny) et de « Mouminet » (avec Greg), en 1956 et en 1957(3).
Et c’est en 1955, au n°13 (du 30 mars) pour le Tintin belge et au n°342 (du 12 mai) pour la version française, que Tibet met en images, sur un scénario d’André-Paul Duchâteau, la première enquête de « Ric Hochet » : petit crieur de journaux qui deviendra reporter au quotidien La Rafale. D’abord personnage d’histoires complètes et d’énigmes illustrées, ce téméraire journaliste d’investigation connaît ses premières affaires policières à suivre à partir de 1961 (avec le mythique « Signé Caméléon », commencé au n°6 du 8 février en Belgique et au n°652 du 20 avril en France) : « un jour, j’ai eu envie de dessiner des histoires policières : j’aimais tellement ça quand j’étais gamin ! J’ai retrouvé mon copain André-Paul Duchâteau et nous avons créé, ensemble, ce perspicace journaliste-détective. Étant un amateur de calembours spontanés, je plaide coupable : je suis bien le responsable de son patronyme ! De toute façon, ce n’est pas pire que le « Rouletabille » de Gaston Leroux ! »(4).
Mais pour assumer une telle masse de travail, Tibet devra se faire aider : par des scénaristes donneurs d’idées (comme nous l’avons vu sur « Chick Bill », dans la première partie de cette rétrospective) et par des assistants décoristes qui lui prêteront main forte sur tous les épisodes de « Ric Hochet », tels Mittéï (dès la première histoire complète), Christian Denayer (à partir de 1966, notamment sur « La Première enquête de Ric Hochet » au n°39 belge du 27 septembre et au n°1048 français du 28 novembre)(5), Didier Desmit (à partir de 1976) et Frank Brichau (depuis 2004) : « Frank Brichau fait très bien ce que je déteste faire ; c’est-à -dire les décors ! C’est peut-être amusant de dessiner un verre, mais quand il y a quelqu’un à table, on se retrouve avec trois verres ; pour peu que le protagoniste soit avec quelqu’un : cela fait six verres. Et s’ils sont quatre, cela fait douze verres : c’est épouvantable ! Heureusement, il y a des gens qui adorent dessiner ça… »(6).
Puis, grâce à ses différentes aides non négligeables, dès l’année 1958, notre stakhanoviste du dessin peut imaginer le personnage de Junior : le jeune président du « Club des Peur-de-Rien », une série qui doit beaucoup au club des Ran-Tan-Plan du « Bicot » (Perry Winkle, le petit-frère de « Winnie Winkle », une série américaine de Martin Branner) que lisait Tibet dans son enfance et qui sera publiée dans Chez Nous – Junior et dans Ons Volkske, jusqu’en 1976 ; puis, le temps d’un dernier épisode, dans Tintin, en 1979. Là encore, il bénéficiera des apports scénaristiques de Greg (jusqu’en 1964), d’André-Paul Duchâteau sous le pseudonyme de Michel Vasseur (de 1961 à 1970) et de Bob de Groot (entre 1972 et 1979), lequel lui amène son ami Turk pour le seconder sur les décors de cette série plus enfantine(7).
Et ce n’est pas fini puisque, d’avril 1962 à avril 1967, il publie (toujours dans Tintin) « Les 3 A », une bande de scouts qu’il anime avec Mittéï aux décors et André-Paul Duchâteau (sous son pseudonyme de Michel Vasseur) aux scénarios. En fait, c’est Mittéï qui souhaitait mettre en images sa propre série avec des jeunes adeptes de Baden Powell confrontés à des intrigues policières. Pourtant bon décoriste et dessinateur humoristique, ce dernier eut peur de se lancer seul dans une bande dessinée réaliste et a demandé à Tibet de lui crayonner ses personnages (dont il finit par s’occuper entièrement) ; comme Mittéï était le responsable de la mise à l’encre et des décors, il était, cependant, le seul dessinateur crédité lors de la parution dans le journal et en albums.
En effet, les huit aventures des « 3 A » ont été reprises, en albums, dans les collections souples et brochées du Lombard, puis chez Bédescope et chez Récréabull, mais sans être vraiment soutenues par ces éditeurs successifs : « finalement, ce n’est pas très grave car notre bonheur sur terre est de raconter et d’illustrer des histoires : c’est d’ailleurs pourquoi je ne me suis jamais arrêté ! Je fais enfin ce que j’ai envie de dessiner et cela plaît à tous les publics : tant mieux ! Je n’écoute pas les conseils et avis des éditeurs qui proposent souvent des produits préfabriqués en se basant sur des sondages d’opinions. Un jour, on avait demandé à Goscinny de définir sa cible : il avait répondu qu’il s’en foutait, qu’il n’avait pas de cible, que son seul but était de se marrer et que son dessinateur rigole en même temps que lui. À partir de là , il pensait qu’il y aurait bien un ou deux lecteurs pour rire aussi avec eux ! Et aujourd’hui, ils sont des millions à lire « Astérix », et ceci dans tous les pays… ».
Outre le fait d’être le dessinateur de tant de personnages(8), Tibet était aussi un caricaturiste de talent ! Il le prouva dans Tintin, de 1971 à 1972, avec sa célèbre « Tibetière » où il croqua les vedettes du cinéma, de la bande dessinée, du sport et du spectacle. Et il n’était pas rare de reconnaître, dans ses séries, des personnages dont la physionomie rappelait furieusement celle de personnalités connues de tous…, ou de son entourage. Par ailleurs, il adorait participer à l’animation de son journal préféré qui s’adressait « aux jeunes de 7 à 77 ans », car cela lui permettait de s’amuser ou de rendre hommage à ses collègues amis : « je regrette un peu le temps où mes séries étaient pré-publiées dans la presse : c’était plus joyeux ! On réalisait nos pages et elles paraissaient un mois après dans Tintin ou dans Chez Nous – Junior. Aussi, on s’arrangeait pour qu’il y ait du suspense à la fin de chaque page afin que le lecteur soit tenu en haleine. C’était comme un jeu auquel on ne joue plus… Ceci dit, je ne me plains pas car j’ai déjà eu une belle vie et parce que je fais un chouette métier où je suis totalement libre et où j’ai eu la chance de rencontrer des gens absolument formidables comme André Franquin, Hergé, René Goscinny, Albert Uderzo, François Craenhals, Albert Weinberg, Jean Graton, Dany, Bob de Groot, Hermann, François Walthéry, Gotlib et tant d’autres ! Même parmi les jeunes générations, j’ai plein d’amis car il n’y a aucune jalousie entre nous : c’est aussi l’un des grands plaisirs de ce métier… »(9).
Gilles RATIER, avec l’aide de Christophe Léchopier (dit « Bichop ») à la technique
(1) Ce western fut repris en album noir et blanc aux éditions Chlorophylle, en 1977, puis, en couleurs, chez Rijperman, en 1987.
(2) Dans ce même pocket Sélection Tintin 1955 on pouvait aussi trouver « Les Portefeuilles volants » : vingt-trois strips repris en six planches dans le Super Tintin n°30 ou 39bis (du troisième trimestre 1985),
(3) Les animations de « Globul le Martien » seront pratiquement toutes reprises dans l’album « Les Aventures de Globul » paru chez Magic-Strip, en 1984, et l’épisode écrit par Goscinny est aussi publié dans le premier volume des « Archives Goscinny » chez Vents d’Ouest, en 1998 (avec le scénario et le découpage d’un deuxième épisode écrit par René Goscinny qui fut refusé par la rédaction de Tintin et qui ne fut donc pas illustré par Tibet). Quant à « Alphonse » et à « Mouminet », leurs amusantes aventures ont été rééditées dans l’album « Mouminet et Alphonse », également chez Magic-Strip, en 1984, alors que leurs mésaventures scénarisées par Goscinny sont également regroupées dans le volume 1 des « Archives Goscinny » : « Le Journal Tintin 1956-1961 ».
(4) Tous les témoignages de Tibet reproduits ici proviennent d’interviews réalisées par Gilles Ratier, au festival de Mandelieu, en avril 2004 (et en présence de Turk et de Dany), lesquelles furent publiés dans le quotidien L’Écho du Centre, en octobre de la même année.
(5) À la fin de 1970, alors que Tibet, victime d’un infarctus, doit être hospitalisé en urgence, Christian Denayer reprend courageusement l’histoire de « Ric Hochet » en cours (« Ric Hochet contre le bourreau ») et illustre les quatre dernières pages, en respectant scrupuleusement le découpage proposé par André-Paul Duchâteau ; ceci afin qu’elles soient publiées à temps dans les n°50 et 51 de Tintin (datés du 15 et du 22 décembre 1970). Un an plus tard, Tibet, de nouveau en pleine forme, redessinera ces quatre pages pour la parution en album, prenant nettement plus de liberté avec le scénario de son ami Duchâteau.
(6) Pour être exhaustif, il faudrait aussi citer les noms de Michel Schetter (qui fut son coloriste attitré, entre 1974 et 1976) et du frère de Jean Torton qui lui donna également un coup de main, à la fin des années soixante-dix. Par ailleurs, sachez qu’il existe aussi de courtes enquêtes d’une page avec « Ric Hochet » (il y en a eu au moins sept), publicités pour une grande surface (Cora), où Tibet est aidé par Mythic pour le scénario et Arthur Piroton pour les décors, en 1995 !
(7) Seuls douze des vingt-six épisodes du « Club des Peur-de-Rien » ont été publiés en albums au Lombard (certaines de ses histoires étant même rebaptisées pour l’occasion), de 1966 à 1999, ou chez Pan Pan, en 2007 et 2008.
(8) Parmi les productions peu connues de Tibet, on peut aussi citer quatre planches publicitaires réalisées pour les chaussures Bata (« Thomas Bata, une vie fabuleuse »), incluses dans un album broché de huit pages, paru en 1979, qui est très recherché par les collectionneurs. Ce récit complet hagiographique, réalisé avec l’aide graphique de Didier Desmit (sur une idée d’Yves Grignard), a été repris dans le n°195 (01/06/1979) du Tintin français et dans le n°23 (05/06/1979) de la version belge.
(9) Pour en savoir plus sur Tibet, outre le « Tibet : la fureur de rire » de Patrick Gaumer (au Lombard, en 2000) et son autobiographie sur sa jeunesse (« Qui fait peur à maman ? » à L’Esprit des péninsules, en 2007), on peut consulter aussi avec intérêt « Le Duel Tintin-Spirou » d’Hugues Dayez (aux éditions Contemporaines, en 1997) et les revues RTP n°25, Hop! n°17 et n°124, Cahiers de la BD n°40, Robidule n°1, Sapristi n°10, La Lettre de Dargaud n°11 et n°40, Hello Bédé n°4 et n°191, Des Bulles plein les oreilles n°18, Bof?! n°5, La Rafale n°1 à 18, On a marché sur la bulle n°2, On a marché sur la bulle (NS) n°2, Bo Doï n°27 et n°100, L’Avis des Bulles n°66 et n°119, Bédéka n°17, BullDozer n°4 et n°5, La Lettre n°95, Zoo n°14, Case Mate n°HS1, DBD (NF) n°40 et n°41, Papiers Nickelés n°24, etc.