Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Braise » : un univers suprafantasmallégorique
Il nous aura fallu près de trois ans pour découvrir « Papa n’est pas là », dernier tome de la série « Braise » qui vient de sortir en librairie.
Voilà l’occasion de rencontrer les deux jeunes et prometteurs auteurs de cette inquiétante et surprenante série : Bertrand Bouton et Cédric Fortier !
Au début dans « Maman vous aime » nous découvrons deux orphelins, un jeune garçon, Janus ayant perdu la vue en sauvant d’un accident sa petite sœur, Prune. Une nuit, réveillés par une étrange musique, ils suivent avec les autres pensionnaires de l’orphelinat, une étrange créature mi-singe, mi-chat, Braise, héraut d’un royaume souterrain magique.
Jeux, sucreries, fête foraine, musique, tout est là pour le bonheur des enfants, mais Braise leur promet surtout ce qu’ils attendent tous ; l’amour d’une maman prodigué par la Reine de ce pays fabuleux.
 Méfiante, Prune perçoit très vite la réalité de cet endroit : dès que la nuit tombe, le charme se rompt. Tout est abîmé, déglingué, décrépi depuis une éternité. De plus, elle découvre que les enfants les plus âgés sont transformés en créatures monstrueuses par la consommation de « la sève » pendant que la Reine enlace de manière étrange les plus jeunes.
Dans la seconde partie de cette trilogie « Enfants indignes », Prune cherche à retrouver son monde et tombe sur le Dragon des Miroirs. Elle est recueillie par un groupe d’enfants après avoir échappé à ce cerbère. Prune retrouve, au campement de ses nouveaux amis, son frère Janus sur qui « la sève » a des effets inattendus. Elle le rend dangereux pour le pouvoir de la Reine.
Pendant ce temps-là , la Reine assujettit les enfants-créatures à des travaux forcés afin d’atteindre le reste du monde pour y déverser son amour débordant. Dans ce tome, nous apprenons par quel lien la Reine asservit Braise et ses étranges acolytes. Mais ces derniers se révoltent et rejoignent Janus, Prune et la rébellion infantile.
« Papa n’est pas là  » troisième tome de la série est l’apogée de ce conte. Bertrand Bouton et Cédric Fortier nous présente l’origine de la malédiction planant sur ce monde souterrain et son abolissement dans un final magique.
Les auteurs terminent de belle manière cette fable admirable. Cet univers de cirque ambulant et de fête foraine d’une noirceur colorée, en fait une sorte de « Monstrueuse Parade » douce-amère, révèle que l’amour peut être aussi destructeur que salvateur.
Par la parution de ce tome final, « Braise » mérite d’être redécouvert et d’avoir sa place auprès de Pinocchio, Alice et Peter Pan.
Le tome deux « Enfants indignes » a fait l’objet d’une chronique par Gilles Ratier : « Braise » T2 (« Enfants indignes »).
Accepteriez-vous pour commencer de vous présenter ?
Bertrand Bouton : Je viens des arts graphiques et j’ai toujours été passionné de BD, dévorant dès mon plus jeune âge « Tintin », « Astérix », « Gaston », mais aussi « Valérian » ou « Le Vagabond des limbes » ; j’ai découvert plus tard avec émerveillement « Les Passagers du vent »et surtout Hugo Pratt dont le souffle romanesque et le graphisme de plus en plus épuré me faisaient voyager aux quatre coins du monde. Piètre dessinateur, je me concentrais sur l’écriture qui m’apparaissait alors plus accessible. Je faisais mes premières armes en écrivant des poèmes ou des ébauches de romans qui n’avaient jamais de fin. C’est bien plus tard que je pris conscience que mes écrits pouvaient intéresser des gens. Après la publication d’un roman et de quelques nouvelles, j’avais accumulé la confiance nécessaire pour revenir à ma passion première et envisager d’écrire des scénarios de BD.
Cédric Fortier : J’ai fait les beaux-arts de Perpignan et d’Angoulême avant d’intégrer l’atelier Sanzot qui est devenu l’atelier du Marquis où j’ai appris ce qu’était le métier de dessinateur de BD. Mes affinités artistiques tendent vers les comics américains et les mangas, plus que la BD franco-belge que j’ai découvert tardivement ; bien que j’admire André Franquin pour l’énergie de son dessin, énergie que j’essaie de retransmettre dans mon travail. J’aime le noir et blanc expressionniste que l’on retrouve notamment dans le cinéma allemand d’avant-guerre.
Comment est née la série « Braise » ?
B. B. : J’avais intégré l’Atelier du Marquis à Angoulême pour y rencontrer des dessinateurs et prendre des contacts.
C’est là que je croisais Cédric pour la première fois.
Il travaillait alors sur un projet SF qui n’a pas vu le jour, mais j’ai immédiatement été séduit par son graphisme si vivant.
Il espérait voir un projet aboutir et avait commencé l’écriture d’un synopsis mettant en scène un drôle de chat dans un décor de fête foraine.
Je lui proposais de travailler avec lui sur ce scénario, ce qu’il a accepté assez facilement.
C. F.: « Braise » est né de ma fascination pour les monstres et ce qu’ils symbolisent, extérieurement : l’autre, l’étranger… et intérieurement le côté sombre de l’être humain, addictions, difficultés de s’accepter soi-même et par extension d’accepter l’autre…
B. B. : Ce n’est pas un monde que je connaissais particulièrement, mais Cédric m’a initié à sa référence principale qui était le film « Freaks ». C’est sa fascination pour le monstre de foire qui a été le moteur de ce projet, même si le cirque ou la fête foraine n’en est pas le sujet principal et demeure un élément de décor.
C. F. : « Carnival of Souls » et la série « La Caravane de l’étrange » nous ont également inspirés pour poser l’univers de « Braise », à la fois sombre et étrange. Je pense également au film « La Nuit du chasseur » qui, même si le cirque n’y est pas présent, m’a inspiré dans l’idée du conte noir. J’ai toujours été accroc aux films d’horreur… Et j’ai toujours eu peur des clowns.
Comment avez-vous conçu le personnage de Braise, sa faconde, ses attitudes ?
B. B. : Nous voulions un personnage fortement caractérisé, tout de suite reconnaissable physiquement et dans sa façon de parler. Si Cédric s’est attelé seul à la conception graphique, nous avons longuement échangé avant d’établir une psychologie qui rendrait ce personnage à la fois détestable et attachant. Nous souhaitions créer un antihéros lâche, peureux, colérique et en même temps ayant le verbe facile pour emberlificoter les enfants et sûr de ses choix même si ceux-ci le menaient à sa perte. Lors d’une discussion, un mot valise a été prononcé, en référence au Jabberwock de Lewis Caroll ; nous venions de trouver l’angle par lequel Braise s’exprimerait.
C. F. : Il nous paraissait évident que le personnage soit un chat de par son côté égocentrique et snob (même si au début il ressemblait plus à un singe ou à un gremlin). C’est aussi une sorte de petit démon, quand on pense à démon, on pense aux flammes de l’enfer, à un feu ardent, mais notre personnage est tellement pathétique qu’il ne vaut pas plus qu’une petite braise. Dépassé constamment par les événements, il fuit ses responsabilités avec une grande mauvaise foi. Nous voulions un personnage exubérant, voire hystérique, à la Louis de Funès, qu’on aime détester.
Les bras droits de Braise (Teigne, Youki, Guy Bol, Patate) arrivent très vite dans l’histoire ; ils nous marquent visuellement avant de se dévoiler au fil des pages. Quelle a été leur genèse ?
B. B. & C. F. : Le trio, Teigne, Patate, Guy Bol, comme nous l’appelons, existait avant que l’histoire ne se mette en place et fonctionnait bien.
Le petit grincheux est clairement inspiré du nain dans la série « La Caravane de l’étrange » ; nous voulions que le lecteur le voie comme un méchant d’où le fait qu’il soit habillé comme Freddy Krueger, mais il faut se méfier des apparences. Le cul-de-jatte philosophe fait référence à un personnage de « Freaks », nous l’avons appelé Guy Bol à cause de l’expression : « jeux de mots laids pour gens bêtes », c’est ainsi que ce personnage s’exprime à travers des vannes éculées, voire périmées. Patate, le grand naïf, fils de Teigne, est le personnage le plus positif de cette histoire qui voit toujours le bon côté des choses. C’est un géant au grand cÅ“ur qui a peur des petites bêtes.
Bras droits de Braise, ces trois personnages devaient suivre une autre route que lui pour souligner la dérive de l’antihéros. Aussi de victimes de la malédiction, puis complices des forfaitures de leur patron, ils deviennent acteurs de la révolution après leur prise de conscience. Ils nous montrent que les choses ne sont pas aussi inéluctables que le pense Braise et que d’autres choix sont possibles.
Quant à Youki, le chien souffre-douleur de notre chat, il n’était au départ qu’un personnage très secondaire, mais la façon dont Braise le rabrouait nous le rendait de plus en plus sympathique et nous a donné envie de l’étoffer, devenant alors ce super-héros tentant de réparer les crimes de son patron pour lequel il avait tant d’affection.
La transformation de Janus s’explique logiquement par son prénom et l’ambivalence de ses sentiments envers sa sœur, mais pour les autres enfants comment avez-vous choisi leur physique ?
B. B. : J’ai fait confiance à Cédric pour tout ce qui touchait aux physiques de nos personnages.
Quant à leurs noms, ils ont tous un sens précis touchant leur caractère, comme Martial qui s’exprime de façon militaire, ou en référence à un autre conte, comme Marie pour Mary Poppins, ou Dorothée du pays d’Oz.
Sur la couverture du premier tome votre Reine apparaît comme un Klimt végétal, vous la vouliez dès le départ comme une beauté vénéneuse ?
B. B. & C. F. : C’est ce décalage entre la forme, une belle femme attirante et aimable, et le fond, un spectre maudit prêt à tout pour arriver à ses fins, qui nous semblait intéressant et le plus à même de montrer sa dangerosité et de valoriser l’horreur de ses actions. Une des phrases du dossier de présentation de Braise à notre éditeur était d’ailleurs « méfiez-vous de l’eau qui dort ». Dans la nature les apparences sont souvent trompeuses : les animaux venimeux se parent de couleurs chatoyantes et beaucoup de prédateurs utilisent le leurre pour capturer leurs proies.
Braise apparaît dès le départ comme une sorte de joueur de flûte de Hamelin. Prune rejetant instinctivement « la sève », émanation de l’amour dévoyé que la Reine porte aux enfants, fait penser à Lizzie dans « Le Marché des Gobelins » de Christina Georgina Rossetti. Vous avez beaucoup travaillé avec l’idée de contes ?
B.B. & C.F. : C’est d’emblée la forme que nous voulions donner à cette histoire. Nous espérions écrire notre conte en revenant aux sources de ses derniers qui, bien que s’adressant la plupart du temps à des enfants, étaient à l’origine d’une grande noirceur et d’une cruauté sans bornes. Dans « Le Petit Poucet », des parents abandonnent leurs enfants dans la forêt et un ogre dévorent ses petites filles, dans « Le Petit Chaperon rouge », le loup mange aussi bien la grand-mère que l’héroïne, dans « Hansel et Gretel », la sorcière est brûlée vive, etc. Notre volonté était de s’éloigner de l’esprit édulcoré de Disney et de proposer un conte moderne à « l’ancienne », bourré de références et de symboles.
Avec une histoire et un univers aussi fort, il a été facile pour vous de vous faire éditer ?
B. B. : Paradoxalement, cela n’a pas été si compliqué que l’on pensait. Dargaud a répondu favorablement quelques jours seulement après avoir reçu le dossier.
C. F. : Nous avions en tête la collection Poisson Pilote ; sur la dizaine de dossiers envoyés, trois l’ont été chez Dargaud. Je ne voyais pas ce projet chez un autre éditeur de toute façon. Cela s’est vérifié, Dargaud a répondu en trois jours, Dupuis un an après.
Nous ne parlons pour l’instant que de choses sombres, mais il y a aussi beaucoup d’humour dans votre histoire. Les personnages n’arrêtent pas de railler leurs défauts physiques, Braise s’exprime avec une volubilité exubérante. L’humour passe beaucoup par le texte, il équilibre la noirceur des images ?
B.B. : Il nous paraissait indispensable en effet de contrebalancer la noirceur des images par des vannes gratinées, pas toujours de très bon goût, mais qui nous faisaient bien rire.
L’humour fait partie de notre vie, on adore se balancer des vannes à la figure, il n’était pas envisageable de s’en priver.
C.F. : Nous voulions rythmer le côté sombre avec des choses plus légères. Notre pratique commune du théâtre nous a guidés dans l’élaboration des scènes, notamment en jouant les personnages afin d’apporter le plus de naturel et de vie aux dialogues.
Avec à l’esprit que si cela nous faisait marrer cela amuserait peut-être quelqu’un d’autre. L’idée était de se faire plaisir et de partager ce plaisir.
Vous avez de nouveaux projets en route, des envies de nouveaux univers ?
B. B.: Nous avons quelques projets dans les tiroirs, dans des univers un peu décalés ou avec une dimension fantastique, mais c’est un peu tôt pour en parler.
C. F. : Tant que ce n’est pas signé, c’est top secret.
Brigh BARBER
Mise en pages : Gilles RATIER
« Braise » est éditée par Dargaud, dans la collection « Poisson Pilote » ; dessin de Cédric Fortier et scénario de Bertrand Bouton
Tome 1 : « Maman vous aime » (couleurs de Juliette Nardin) – ISBN : 978-2-205-06124-6
Tome 2 : « Enfants indignes » (couleurs de Juliette Nardin) – ISBN : 978-2-205-06365-3
Tome 3 : « Papa n’est pas là » (couleurs de Bertrand Bouton et Jean-Christophe Fournier, lettrage de Nadège Gaudin) - ISBN : 978-2-205-06721-7