Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Les combats cachés à l’ombre des super-héros de comic books américains – 2ème partie
Comme vous avez pu le découvrir dans la première partie de cet article, pendant que les super-héros s’affrontent dans les pages colorées des comic books, des conflits tout aussi impitoyables – mais bien réels ceux-là – ont jalonné l’histoire de ce média, impliquant tous les rouages de la production (maisons d’édition, auteurs, distributeurs, lectorat, politiciens…).
La suite et fin de cet édifiant (et non exhaustif) inventaire…
Le Sénat contre les éditeurs !
En 1954, le psychologue Federick Wertham publie Seduction of the Innocent, accusant la bande dessinée d’être responsable des problèmes de délinquance juvénile. D’après ce disciple de Freud, Superman serait fasciste, Batman et Robin seraient homosexuels, Wonder Woman aurait des tendances SM, en plus d’être lesbienne…
Sous la pression des associations familiales et du National Office of Decent Literature des organisations catholiques, le Sénat adopte une loi débouchant sur le Comics Code, équivalent du Code Hays cinématographique, dans lequel les éditeurs s’engagent à s’autocensurer pour ne pas offenser les bonnes manières. Toute la profession est dans le collimateur… L’éditeur EC Comics, publiant les meilleurs revues d’horreur et de Crime, sera le bouc-émissaire de cette opération mains propres.
L’implosion Atlas ou un éditeur contre lui-même…
1958 : Martin Goodman vit des jours tranquilles. Il a rebaptisé sa compagnie Atlas, du nom de sa propre société de distribution, et publie et diffuse lui-même ses BD avec un certain succès… Pour générer plus de profits, il décide de travailler avec le distributeur American News. Mauvais choix. Celui-ci fait faillite, suite à une enquête prouvant ses liens avec la mafia, entrainant le départ de son principal client (l’éditeur Dell). Goodman est contraint d’aller négocier avec Independent News, le distributeur de DC. Pas fous, Donenfeld et Liebowitz le limitent en magazines (8 mensuels ou 16 bimensuels) et Goodman se retrouve du jour au lendemain à la tête d’une firme moribonde. Du coup, il licencie tous ses dessinateurs sous contrat, pour les réembaucher en free-lance quelques semaines plus tard. Seul son neveu Stan Lee ne fera pas partie de la charrette. DC est ainsi toujours leader du marché…
« Fais-les affronter Dieu »…
… donne comme simples consignes Stan Lee à Jack Kirby, quand ce dernier vient demander une direction éditoriale pour Fantastic Four n°49 en 1965…
Et King Kirby révolutionne la BD en inventant Galactus, le dévoreur de mondes, une sorte de dieu sidéral hi-tech et incompréhensible pour le commun des mortels, un Ein Sof débarqué de la Kabbale juive, une divinité vengeresse et aveugle de l’Ancien Testament, détruisant des univers entiers pour satisfaire son insatiable faim… La BD décolle vers des sommets cosmiques et mystiques jamais vus ! Une Å“uvre doublement révolutionnaire, car quand Lee découvre les planches de Kirby sur son bureau, il se demande qui est ce personnage argenté sillonnant l’espace sur son surf et affrontant le quatuor. « Si Galactus est un Dieu, il a besoin de quelqu’un qui l’annonce, d’un héraut… Tout Ein-sof qui se respecte à son Sephirot… » répond Kirby, l’esprit dans les nuages.
Extrêmement novatrices, les histoires de Kirby et Lee sont la résultante de la « Marvel Method », principalement élaborées par le dessinateur, avant d’être finalisées par le scénariste. Bref, des BD dynamiques dans leur narration et subtilement dialoguées, parfaitement adaptées à un lectorat de plus en plus exigeant. La « Nouvelle Vague » dans les comics…
L’autopromotion et les cross-overs développés par Lee assurent au catalogue Marvel la suprématie des ventes dès la fin des années 60, aidée en cela par un nombre accru de titres distribués. À l’instar du Surfer d’argent et de Galactus, Kirby imagine la quasi totalité des personnages Marvel et les confie à son partenaire… qui saura très bien les exploiter pour son propre compte, notamment lorsque les licences des Fantastic Four seront vendues aux dessins animés Hanna-Barbera en 1967… Quand Stan décide de lancer un comic book du Silver Surfer en 1968, il s’accapare le personnage, confiant le dessin à John Buscema. Lee ne s’oubliera pas non plus d’un point de vue pécunier, lors de la signature des contrats cinéma exploitant « ses » créations, quitte à faire lui-même un procès à Marvel pour obtenir son dû, comme cela a été le cas en 2002.
 En France… les super-héros affrontent la censure…
Peut-être plus encore que Superman, Captain America représente aux yeux des Français l’hégémonisme triomphant du modèle américain. À l’après-guerre, nos hommes politiques se méfient des conséquences du Plan Marshall. S’ils ont accepté sans tiquer les 2700 millions de dollars de l’Oncle Sam, ils rechignent à avaler la culture américaine. Nous sommes en 1949. Une union sacrée se met en place au sein du gouvernement entre les communistes et la droite catholique. Leur but est d’arrêter l’invasion des cow-boys et des pin-ups par un protectionnisme forcené. Ils votent la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, montent un comité de surveillance passant au crible la totalité des publications et interdisent à tour de bras (interdiction aux mineurs, d’exposition et d’affichage, de publicité) tout ce qui n’est pas français ! Quand les super-héros arrivent en France avec Fantask, Strange et Marvel aux éditions Lug en 1969-70, le couperet tombe (voir le reportage : Les Super Héros contre la censure). Fantask est menacé d’interdiction et l’éditeur préfère l’auto-saborder.
Marvel est interdit aux mineurs et surtaxé, obligeant Lug à mettre un terme à sa publication.
Seul Strange résiste et toute une génération biberonne aux exploits des super-héros Marvel.
Kirby contre Marvel – 1e épisodeÂ
Avec la naissance du marché des planches originales et la réforme juridique des copyrights en 1976, les éditeurs mettent en place une politique de restitution des pages aux artistes. Lorsque Kirby réclame les quelques 20 000 planches réalisées pour Marvel, les avocats de l’éditeur lui demandent en contrepartie de signer un papier de renonciation aux droits de ses créations. Kirby refuse. S’engage alors un bras de fer relayé par la presse spécialisée. Kirby est soutenu par toute la profession, mais rien n’y fait. C’est seulement lorsque Marvel se souvient de l’avenant au contrat de l’artiste que la situation se détend. Mais plusieurs années ont passé, pendant lesquelles des collaborateurs peu scrupuleux ont pillé les archives Marvel… Kirby ne récupérera que quelques 2000 planches, les moins belles. Ces pages des années 60 sont désormais hors de prix…
1981 : Direct Sales : les éditeurs contre leurs distributeurs…
À partir de la fin des années 60 se développent aux USA des réseaux de vendeurs d’anciens numéros. Leur tactique est simple : récupérer frauduleusement par cartons entiers les comics destinés aux drugstores (avec ou sans l’accord de leurs propriétaires) pour bâtir du stock qu’ils écoulent grâce à la vente par correspondance et dans les conventions. Les drugstores payent l’éditeur et le distributeur sur la base de leurs déclarations de chiffres de ventes, mais comme il n’y a pas de retours, ces chiffres sont invérifiables par l’éditeur. À partir des années 70, les maisons d’édition s’inquiètent de la baisse des chiffres et cherchent une parade à ces vols : le Direct Sales. Les éditeurs traitent directement avec les boutiques spécialisées (les Comic Book Shops qui se sont développées dans les années 70) par l’intermédiaire d’un catalogue de précommande. Les tirages sont adaptés à la demande (ce qui les a réduits drastiquement !). La livraison est directe. De fait, la principale victime du Direct Sales est le distributeur, devenu inutile. Le petit éditeur Pacific Comics expérimente ce système au début des années 80 avec Captain Victory de Jack Kirby. Le Direct Market sera rapidement adopté par les Majors.
Who watches the Watchmen?Â
DC Comics à nouveau… The Watchmen. Les Gardiens… La série de 12 numéros sortie en 1986-87. Une révolution. Le premier comic book grand public adulte. Les auteurs anglais Alan Moore et Dave Gibbons développent des personnages réalistes (inspirés des super-héros Charlton), évoluant dans un monde d’une complexité incroyable. La narration est d’une intelligence inégalée, les idées fusent, formidables… La série est un énorme succès, donnant lieu à une réédition en album. Une première. Les deux hommes signent un contrat stipulant qu’ils ne récupéreront leurs droits qu’après la fin de l’exploitation du livre. Seulement voilà , l’album est constamment réédité depuis près de vingt-cinq ans…
Un piège digne de celui d’Ozymandias, le cerveau de la série… Alan Moore, dépité, refusera de collaborer à l’écriture de l’adaptation cinématographique de son bébé par Zack Snyder en 2009 et coupera tout lien avec DC.
Image Comics contre les Majors.Â
L’affaire des originaux de Kirby aura fait évoluer les mentalités, car la jeune génération d’artistes décide de quitter Marvel où elle ne peut espérer garder le contrôle de ses créations. En 1990, Todd Mac Farlane, Jim Lee et Rob Liefield montent la société Image, publiant leurs histoires et celles de leurs amis (Erik Larsen, Mark Silvestri…), tout en laissant aux auteurs la propriété intellectuelle des personnages.
Sortent ainsi les titres Spawn, Youngblood, WildCATs, Savage Dragon…. Le succès est énorme, même si les auteurs ne sont pas obligatoirement de bons scénaristes ou directeurs de publications…
Racheté en 1989 pour 82,5 millions de dollars, la société Marvel rejoint l’empire spéculatif de Ron Perelman. Mais, suite aux nombreux rachats dans les secteurs des Trading Cards (Fleer), du jouet (Toybiz), des autocollants (Panini)…, la société Marvel va très mal, accusant 464 millions de dollars de déficits en 1997. Deux hommes d’affaires se disputent sa dépouille, Ron Perelman, son propriétaire, et Carl Icahn, représentant les petits porteurs.
C’est alors que Toybiz rentre en scène. La société de jouets détenue par Marvel entend bien faire la différence, malgré sa taille d’outsider. Ses propriétaires Avi Arad et Ike Perlmutter jouent des coudes et gagnent la mise en juillet 1998, après un procès retentissant.
Ils renomment la société Marvel Enterprises. Leur plan de relance passe par la vente des licences au cinéma. L’avenir leur donnera raison avec Blade en 1998, X-Men en 2000 et Spider-Man en 2002…
Kirby contre Marvel – 2e épisode
En 2011, les héritiers Kirby font un procès à Marvel pour retrouver les licences des personnages créés par leur père en tant que free-lance. Ils réclament par la même occasion ceux de Spider-Man, pour lequel l’implication de Kirby reste discutable. Pour sa défense, Marvel s’adjoint les témoignages de Stan Lee (bien connu pour son absence de mémoire) et de ses amis John Romita et Roy Thomas. La Cour n’écoute pas les plaidoiries de la partie civile et le procès est perdu en première instance, toujours à cause de l’avenant au contrat de Kirby. La suite au prochain épisode…
Alors, le plus puissant des super-héros ?… Est-ce Galactus ? Hulk ? Thor ? Superman ?… Même si ces demi-dieux font rêver des générations depuis plus de 70 ans, on l’aura compris, leurs combats de titans sont éclipsés par la réalité du monde des affaires.
Et, au final, c’est Mickey Mouse le vainqueur… Marvel, leader incontesté du marché, appartient aujourd’hui à Disney… une association à bénéfice réciproque permettant à Marvel Studios de produire plus de films et à Disney de récupérer d’innombrables licences juteuses.
La souris a accouché de la montagne…
Jean DEPELLEY
mise en pages : Gwenaël Jacquet.
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