N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2024 !
Lire la suite...Spécial 75 ans de Spirou : « Spirou et Fantasio » T44 (« Le Rayon noir ») par Janry et Tome
Année anniversaire « groom 2013 » oblige, la rubrique « L’Art de… » évoquera chaque début de mois l’une des couvertures de la longue saga des « Aventures de Spirou et Fantasio ». Ce mois-ci, c’est donc l’album « Le Rayon noir » qui débute ce choix analytique et rétrospectif. En 1992, s’éloignant des normes traditionnelles du genre, Tome et Janry décident de confronter leurs héros à un mal aussi contemporain que sournois : le racisme.
En mêlant la thématique de la discrimination à celle de « l’aventure à domicile » – dans la mesure où Spirou et Fantasio ne s’éloignent pas du village de Champignac, où ils passent leurs vacances -, Tome et Janry rejoignent la trame imaginée par Henri Gillain et Franquin dans l’album fondateur « Il y a un sorcier à Champignac » (1950). Dans les deux cas, le scénario reprend également l’idée du dérèglement d’une des expériences champignonneuses du Comte.
En couverture, « Le Rayon noir » ose le transfert identitaire et le basculement vers le choc visuel ; les deux auteurs réitéreront ce pari, osé pour l’époque (1992), de manière encore plus forte en couverture de « Machine qui rêve » en 1998.
Comme on l’a déjà précisé, à l’instar des « Bijoux de la Castafiore » pour Hergé (1963) ou de « Panade à Champignac » pour Franquin (1966), « Le Rayon noir » peut s’interpréter comme une poursuite en vase clos, un « voyage immobile » où l’effet de brisure prend tout son sens. Dans ce genre d’histoires, les personnages sont fatigués ou ridicules, malmenés au gré d’événements qui les dépassent : la « grande aventure » a perdu de son sens et tout n’aspire qu’à une retraite enfin sereine et décomplexée. « Le Rayon noir » s’offre dès sa couverture comme un récit au seuil du Merveilleux et du genre théâtral, auxquels de nombreux éléments internes à l’album se réfèrent (présence d’un narrateur omniscient et ironique, effet de boucle doublé d’une morale entre incipit et excipit, respect des trois unités). Sur ce premier plat, Spirou découvre stupéfait dans un miroir son inexplicable mutation : sa peau est devenue noire et ses cheveux crépus. Il laisse de ce fait tomber au sol quelques feuilles (griffonnées de formules expérimentales) et instruments iconiques de chimie (pipettes et fiole). Seul son costume éternellement rouge permet encore à chaque lecteur d’identifier le héros.
En un dessin, les auteurs disent tout de leur album, ce qui est bien, convenons-en, l’ultime but de toute couverture de bande dessinée. Ce qui étonne immédiatement le lecteur, c’est le changement ethnique radical apporté au héros, lui-même frappé par l’aspect fantastique de cette mutation génétique. A bien y regarder, il faudrait qualifier cette modification « surnaturelle » de transmutation, tant le titre suggère l’omniprésence des « littératures populaires » : sont d’emblée convoqués les genres Fantastique, Science-fiction et Aventure, à la manière des romans de Jules Verne, auxquels le titre renverra assez directement (« Le Rayon vert », paru en 1882 ; cf. également « Le Rayon U » chez E.P. Jacobs, 1943)
La négritude de Spirou est fort justement en reflet dans le miroir : on y lira à la fois le thème de l’affirmation « rayonnante » des différentes cultures et la question du conditionnement des spectateurs au réel. Car ce miroir à l’ancienne, qui tient autant du miroir magique selon Lewis Carroll (« De l’autre coté du miroir », 1871) ou « Blanche Neige et les Sept Nains » (Jacob et Wilhelm Grimm, 1812) que du maléfique tableau du « Portrait de Dorian Gray » (Oscar Wilde, 1890), est un aveu en soi : en nous présentant Spirou de face, en couleurs sur un fond blanc, il est un dévoilement en creux du titre (Le Rayon noir, inscrit dans une typographie blanche) et élimine presque totalement les indices scientifiques visibles au premier plan. En regardant le reflet, on perçoit une réalité transcrite (voir les ombres du Mythe de la caverne chez Platon) mais sensible, là où l’observation du premier plan nous laisse incrédule (on ne distingue pas le visage du héros-lecteur, qui prend de ce fait une posture universelle) et sceptique (que fait Spirou avec du matériel de chimie ? Ce n’est pas son rôle).
On comprendra par conséquent l’allégorie suivante : seules l’interrogation et l’ouverture d’esprit du héros (ou du lecteur…) permettent l’acquisition des connaissances associées au monde des idées. Comme le prisonnier de la caverne platonicienne, il peut accéder à une forme de réalité qui nous est habituelle. Mais, et à l’égal de Spirou s’évertuant dans l’album à partager son expérience avec ses contemporains, le héros-lecteur se heurtera à leur incompréhension, conjuguée à l’hostilité de personnes bousculées dans le confort (illusoire) des habitudes liées au microcosme champignacien.
Dans l’ensemble de la saga Spirou, on pourra par conséquent définir l’espace parcouru et traversé par l’album comme un décloisonnement permanent, une aspiration vers l’aventure et un mythe possédant ses propres exigences philosophiques : c’est la dimension à la fois réelle et fictive du champ graphique et topique de la Bande Dessinée. En accord avec le dessin de son protagoniste principal, c’est une spirale d’images aux reflets changeants mais à « l’universalité » très précise, dans laquelle le « voyage immobile » du lecteur pourra s’effectuer, depuis les origines de la naissance du personnage en 1938 (où se retrouvent déjà associés les idées de mutation, de tableau/miroir et de passage de la fiction à la réalité), de case en case et d’album en album. Avec cet album, Tome et Janry suggèrent que Spirou est devenu le miroir parodique de son propre mythe, thème identitaire de transversalité que reprendront Morvan et Munuera (« Aux sources du Z », 2008) puis Vehlmann et Yoann (« Dans les griffes de la Vipère », 2013).
Philippe Tomblaine
« Spirou et Fantasio » T44 (« Le Rayon noir ») par Janry et Tome
Dupuis, 1ère édition en 1992 (10, 60 €) – ISBN : 978-2800119601
Je n’ai jamais compris pourquoi cet album était décrié ! Il est génial, il fallait oser et Tome & Janry l’ont fait ! Mine de rien, chaque album de Spirou et Fantasio par ces auteurs est un questionnement sur les personnages, bons ou méchants (La Vallée des Bannis, Vito La Déveine, Machine Qui Rêve, Luna Fatale…), tout en respectant à la lettre les canons de la série. Et puis les dessins du Rayon Noir sont absolument géniaux, tout le village de Champignac prend vraiment vie! Quel dommage que Dupuis ait viré ces auteurs de la série, car plus ça allait, et plus ça se bonifiait !
Ce n’est pas eux qui ont abandonné en s’occupant du petit Spirou ?