Du 15 au 17 novembre, se déroule le très attendu festival de Colomiers, près de Toulouse. Près de 20 000 visiteurs sont attendus lors ce lieu de rencontre essentiel de la bande dessinée indépendante : un festival connecté au monde, engagé qui combat le racisme, l’antisémitisme et toute forme de discriminations. BD Colomiers est aussi l’occasion de mettre en avant le travail de jeunes auteurs qui, comme Jérémie Moreau, entendent témoigner de la transition écologique. Nous vous parlerons donc aussi de la dernière bande dessinée de l’auteur primé à Angoulême : « Alyte » : un touchant récit d’initiation animalier.
Lire la suite...« Omula et Rema » : la fondation de Rome mise au féminin…
Et si Rome avait été fondée par des femmes ? Revisitant les récits latins légendaires, Yves Sente croise habilement la science-fiction et les mythes antiques, au profit d’un diptyque dramatique à souhait. Commencé en avril 2023, « Omula et Rema » s’est clôturé fin août dernier : la destinée de deux fillettes nées sur une autre planète s’y entremêle avec les péripéties et complots politiques vécus par les peuples et dirigeants du Latium. Un univers conjugué de rêves, d’ambitions, de conflits et de crimes, qui trouve des résonnances jusqu’à nos jours dans l’Histoire de la marche du monde…
Dans « Omula et Rema T1 : La Fin d’un monde », les lecteurs pouvaient découvrir une véritable humanité alternative, malmenée par une croissance démographique. Cette situation contraignait le président à engager une mission d’exploration scientifique, afin de trouver une exoplanète viable : en réalité un retour vers la Terre (rebaptisée Ertha), quittée quatre milliards et demi d’années plus tôt, afin d’éviter le cataclysme provoqué par une météorite destructrice. À bord d’un vaisseau se trouve les Omula et ses parents, mais également des « substituts », des clones façonnés physiquement et psychologiquement au plus prêt de leurs modèles humains. Mais une infection parasite tragiquement la mission… Au même moment, sur la Terre/Ertha, la cité antique d’Albalonga voit Amulius instaurer un régime autoritaire, après la mort de son père, le roi Procas. La princesse Reha Silvia, fille de Numitor (fils ainé du roi, aussitôt écarté du pouvoir par l’ambitieux Amulius), réduite au rôle de vestale, trouve la force d’accoucher de trois enfants avant d’être à son tour sacrifiée. Lorsque Omula et son seul substitut survivant, baptisé Rema, arrivent sur Ertha, les histoires des unes vont se substituer à celles des autres dans les mythes latins, quelque part au milieu du VIIIe siècle avant J.-C…
Effectuons quelques petits rappels pour les non-antiquisants. Dans les mythes romains, la fondation de Rome – sur le mont Palatin, proche du Tibre – est précisément datée au 21 avril 753 av. J.-C., à la suite de l’histoire fratricide de Romulus et Remus, jumeaux élevés par une louve. Si l’on suit les écrits de l’historien Tite-Live (- 59 à 17), plus particulièrement son « Ab Urbe condita libri » (« De la fondation de Rome »), il est fait mention de divers protagonistes : Procas, roi d’Albe-la-Longue ; ses fils Numitor et Amulius ; Rhéa Silvia, nièce de Numitor que son sacerdoce de vestale oblige à rester vierge toute sa vie. Et Romulus et Remus, enfants nés de l’union du dieu Mars et de Rhéa Silvia. Abandonnés à leur naissance, les jumeaux finiront par s’affronter, le survivant finissant par donner son nom à une ville nouvellement créée. Des récits semblables ou alternatifs à cette trame furent donnés dès l’Antiquité par divers historiens ou logographes gréco-romains, dont Caton l’Ancien, Varron et Denys d’Halicarnasse. Il est intéressant de noter que les apports archéologiques nous ont fournis des datations compatibles avec ces traditions : ainsi, les premiers habitants de Rome s’installèrent très vraisemblablement dans des huttes en torchis entre Tibre, collines du Palatin et du Capitole, du Xe au VIIe av. J.-C. Initialement écrite à partir de 31 av. J.-C. par Tite-Live en 142 livres (seuls 35 sont connus), « L’Histoire de Rome depuis sa fondation » couvre notamment la période allant de 292 à 9 av. J.-C. : elle permit essentiellement à Octave, devenu l’empereur Auguste, de renforcer son pouvoir, suite à la bataille d’Actium (31 av. J.-C.), en s’inscrivant dans un héritage culturel en quelque sorte confié dès les origines par les dieux.
Adoptées par la prostituée Lupavia, Omula et Rema vont être plus que tiraillées, dans le tome 2, entre aveux et mensonges sur leurs réelles origines extraterrestres. D’autant plus que les manœuvres politiques se poursuivent, d’un régime autoritaire au suivant, plus libéral, mais confronté aux nouvelles ambitions des deux sœurs. Qui dit nouvelle ville dit en effet régénération de sa population : Yves Sente revisite à sa manière des épisodes légendaires fameux, tels les enfants de la Louve ou l’enlèvement des Sabines. Précisons que ce dernier épisode est une probable référence antique aux pratiques bien réelles des cultures indo-européennes, qui incluaient diverses déprédations, pillages et rapts de femmes chez les peuplades voisines, afin d’éviter toute rébellion ou toute consanguinité… Graphiquement, le diptyque « Omula et Rema » se signale par le dessin très classique et détaillé de Jorge Miguel, qui n’a aucune difficulté à passer de décors science-fictionnels (lesquels font parfois songer au style de Leo sur « Les Mondes d’Aldebaran ») à des scènes antiques fourmillant souvent de personnages (nombreux protagonistes, foules, armées, etc.). Emmenée jusqu’à son terme par Yves Sente (interviewé ci-dessous), cette aventure – aux accents de thriller – atypique mérite d’être pleinement découverte pour ses parallaxes avec l’Histoire actuelle : conséquences des ambitions politiques personnelles sur le destin des peuples, rivalités et jalousies entre familles et fratries, poids des légendes et superstitions (comprendre désormais, de potentielles fake news), importance des alliances, du respect mutuel et de la culture commune.
D’où vous est venue l’idée de revisiter la légendaire fondation de Rome et, par voie de conséquence, l’identité de Romulus et Remus ?
Yves Sente : « Cette relecture de la légende de Romuleus et Remus par Tite-Live m’a été suggérée en son temps par Giulio De Vita. Comme toujours, j’ai laissé mûrir l’idée avant d’y revenir, de me plonger dans la documentation (relecture de l’Histoire de Rome que j’avais eu l’occasion de traduire au collège, lorsque j’avais 13 ans…) et de me donner le temps de tout remettre dans une perspective « moderne ». Au bout de ce long processus de création, j’ai recontacté Giulio qui, entretemps, avait décidé de se consacrer à autre chose que la bande dessinée. Le récit cherchait donc un dessinateur et c’est Reynold Leclerc (librairie Brüsel) qui m’a mis en contact avec Jorge Miguel. Les hasards de la vie font souvent bien les choses. Outre que cet auteur portugais (et parfait francophone !) est un homme charmant et cultivé, Jorge est un des derniers dessinateurs « classiques » qui travaillent aussi bien dans la lisibilité et à qui la perspective d’abattre 180 planches n’a pas fait peur. Un bonheur de collaboration. »
Pourquoi finalement ne pas choisir de transposer les écrits de Tite-Live, en accentuant peut-être la véracité historique ? Est-il si simple de remplacer les deux légendaires fondateurs masculins par des héroïnes féminines, dotées (comme les premiers) de forces mais aussi de faiblesses ?
Y. S : « Raconter un récit qui aurait une simple adaptation en bande dessinée de la légende écrite par Tite-Live ne m’intéressait absolument pas ; pas plus que Giulio. Personnellement, je n’ai jamais été entièrement satisfait par la lecture de l’adaptation de n’importe quel roman en BD. Il y a inévitablement trop de raccourcis. Trop peu de pages. Je ne sais pas mais je suis toujours un peu déçu. Je préfère l’innovation. L’imagination. Quand un récit est fait pour la BD dès son origine, cela se sent. Bref. Il ne fallait surtout pas raconter l’histoire de Romulus et Remus telle qu’ont nous l’apprend à l’école. Alors ? Pourquoi ne pas tout renverser pour mieux adresser la légende à un public qui la découvrirait en 2024 ? Puisque Tite-Live lui-même a reconnu que son récit était très largement inspiré de légendes et par son imaginaire, le champ était « doublement libre ».
Donc, pour commencer, pourquoi ne pas faire un petit pied de nez à cette société romaine incroyablement machiste et faire de ses fondateurs…. des fondatrices. À partir du moment où je me suis convaincu que ce postulat pouvait être posé sans que cela ne ridiculise ou ne « pastiche » la légende officielle, le jeu de la réécriture s’est avéré vraiment très amusant. L’enlèvement des Sabins était-il envisageable ? Aux lecteurs de trancher après leur lecture… »
Quel message cherchait-vous à délivrer à travers ce récit, relativement pessimiste et amer au final sur l’évolution de nos sociétés ?
Y. S : « Je n’aime pas trop les récits « à messages », où l’auteur essaye de me faire adopter un point de vue. En revanche, (grand lecteur de Hermann Hesse) j’aime les récits qui ouvrent la réflexion et me laissent avec quelques questions à résoudre quand le livre est refermé. Pas des questions sur le récit (je déteste les fins dites « ouvertes » qui font surtout état de la paresse du scénariste ou du romancier, il me semble), mais bien des questions sur les sujets éventuels et les enjeux de société qui se cachent derrière le récit. Dans le cas d’« Omula et Rema », je ne m’en cache pas, j’ai voulu tenter une petite allégorie sur le (non)sens de la vie (au sens large), où tout n’est bien souvent qu’un éternel recommencement… même si nous aimerions nous convaincre que notre vie (sens humain) à un sens plus profond. Le récit démarre en évoquant une société humaine qui avait dû fuir la planète Terre il y très longtemps et qui revient vérifier aujourd’hui si elle est à nouveau habitable. À la fin du récit, nous assistons à la naissance de Rome… et nous comprenons donc que la fin de cette histoire est la vie que nous vivons aujourd’hui… et que la terre est à nouveau en danger. Faudra-t-il repartir ? Faudra-t-il un jour que l’humanité recommence tout ? Si nous voulons éviter ce danger, y a-t-il moyen d’agir à notre « petit niveau » ? Y a-t-il des erreurs graves que l’Humanité a commis depuis la naissance de Rome et qu’il aurait été possible d’éviter ?… Si certains lecteurs se posent quelques questions de ce type au terme de leur lecture, tant mieux. Sinon, pas grave. Une bonne BD doit pouvoir être lue pour ce qu’elle est avant tout (de mon point de vue): un moment d’évasion. »
Philippe TOMBLAINE
« Omula et Rema T1 : La Fin d’un monde » par Yves Sente et Jorge Miguel
Éditions Rue de Sèvres (18 €) – EAN : 978-2-810201631
Parution 19 avril 2023
« Omula et Rema T2 : La Naissance d’un empire » par Yves Sente et Jorge Miguel
Éditions Rue de Sèvres (18 €) – EAN : 978-2-810201570
Parution 28 août 2024
Ce marketing du féminisme devient lassant, on est vraiment loin de la défense de la cause féminine, bien au contraire.
Bonjour Zaza,
Je réponds très rarement aux commentaires sur mes albums (bons ou mauvais)mais, dans ce cas, je ne le comprends pas. Pourriez-vous un peu étoffer votre définition du « marketing u féminisme »; je ne sais pas de quoi il s’agit.
Pour expliquer ma démarche dans ce scénario, il y a deux chose à comprendre:
1) Je suis père de deux filles et, toute ma vie, je les ai accompagnées/éduquées pour qu’elles aient une vision égalitaire des droits entre femmes et hommes (mêmes droits, mêmes capacités, mêmes études, mêmes salaires,… Elles sont les égales de n’importe qui et peuvent réaliser tous leurs rêves; elles en sont convaincues et je suis fier d’avoir élevé des filles et des jeunes femmes fortes et indépendantes.
Dans ma jeunesse (et celle de Tite-Live, j’imagine) on ne voyait que des héros mâles (je suis de la génération des journaux Tintin et Spirou – une autre époque) et je suis convaincu que ces images du mâle dominant participaient à perpétuer cette vision inégalitaire de la société. A ma petite mesure (comme bon nombre de mes confrères que vous spoupçonnez peut-être aussi de faire du « marketing du féminisme »), je me suis dit qu’il fallait faire bouger les lignes en proposant simplement des héros ET des héroînes aux lecteurs et lectrices de 2024. Ma vison ne va pas au-delà de ce souhait. Si quelqu’un y voir un quelconque militantisme ou calcul commercial, le problème est dans son regard; je le crains. Malheureusement, de nos jours, même quand vous voulez bien faire, il y a toujours quelqu’un pour vous en faire le reproche… C’est triste.
2) Tite-Live ayant tout inventé de son « Histoire de Rome », la théorie selon laquelle la ville aurait été crée par une (ou deux) femme(s) est parfaitement aussi valable que la sienne. Savez-vous qu’à l’époque pré-julescésarienne, les Celtes (les Gaulois, donc) étaient déjà hyper égalitaires (femmes druides, femmes cheffes de guerre, femmes diplomates,…). Le propos n’a donc absolument rien d’anachronique.
J’espère que ces éclaircissements vous auront aidé à y voir plus clair dans mon propos.
J’ai été éditeur pendant 20 as. Croyez-moi que ce ne sont pas les auteurs qui s’occupent du marketing… Ca se saurait.
Désolé que les personnages mes féminins vous déplaisent ou ne vous fassent pas rêver. J’écris aussi des scénarios de la série Blake et Mortimer si vous préférez les histoires d’hommes écrites par les hommes. C’est un autre genre mais j’y prends autant de plaisir.
Bien cordialement.
Y.Sente
L’histoire est originale, le procédé amusant. Je suis curieux, ça me donne envie de découvrir la bd. L’idée du départ puis du retour sur Terre me fait penser à Thorgal. Ca me changera de B&M, dont je suis un grand fan (vivement le prochain : )
Bonjour monsieur Sente.
Désolée mais vos justifications (d’ailleurs pourquoi se justifier) ne viennent que confirmer ce que je dis à propos d’un certain marketing du féminisme. Vos propos auraient été tenus il y a 15, 20 ans en arrière ou plus, ils étaient parfaitement recevables, mais là, franchement…
Désolée encore mais, sans attaque personnelle, un auteur assujetti à l’air du temps c’est rarement bon signe, pas vraiment.
De plus, il n’est pas franchement « honnête » de, disons, « insulter » les auteurs du passé pour les œuvres qu’ils proposaient, en passant sous silence le fait qu’il étaient largement corsetés par les diverses commissions de censures et autres officines de patronage souvent soutenus par…. des femmes. Bras armés des curés. Curés qui aujourd’hui ont pris d’autres atours, guère plus reluisant. Mais bon.
De plus, l’éditeur que vous avez été ne peut ignorer que la plupart des acheteurs de livres sont…. des acheteuses !
On pourrait continuer la liste longtemps, mais globalement on devine vite qu’avec tout ça – toujours sans attaque personnelle – on est bien loin de la défense de la condition féminine et ne l’oublions pas, vu qu’il n’y a pas de raison de tomber dans la forme de sectarisme qui pointe derrière toutes ces belles intentions affichées, la défense de la condition humaine dans son ensemble.
Tout aussi cordialement.
PS : Encore désolée mais l’égalité n’existe nulle part. Les dominants, hommes ou femmes, sont très bien organisés pour que ça n’arrive jamais.
Faire croire le contraire est une aliénation de plus qui accable encore un peu plus les plus faibles. Vous pensez vraiment qu’ils ont besoin qu’on les martèlent un encore plus de coups sur la tête ?
Bien sûr on déborde du sujet initial mais pas tant que ça en fait.
Ce dyptique est une réussite ! Que ce soit au niveau scenario qu’au niveau des dessins ! BRAVO !