C’est devenu une tradition depuis quatre ans (1) : tous nos collaborateurs réguliers se donnent le mot, en fin d’année, pour une petite session de rattrapage ! Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques albums de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2024.
Lire la suite...Une étude approfondie sur les BD pour adultes de Losfeld : « Barbarella », « Jodelle », « Epoxy » et autres « Lone Sloane » ou « Saga de Xam » !
Entre 1964 et 1973, dans sa maison d’édition Le Terrain vague, Éric Losfeld a développé une collection de livres de bandes dessinées pour adultes : une démarche plus que singulière, à une époque où cette forme d’expression paraissait principalement dans des magazines et s’adressait majoritairement à un public jeunesse. Inauguré par « Barbarella » de Jean-Claude Forest (un ouvrage très vite interdit à l’affichage, la publicité et la vente aux mineurs, avant que son contenu devienne un film mythique avec Jane Fonda), cet espace éditorial d’un genre nouveau comptera 19 titres qui ont participé à l’éclosion d’une bande dessinée différente : c’est ce que démontrent parfaitement les recherches fouillées de Benoît Preteseille.
Bien avant les expériences de la revue L’Écho des savanes ou des éditions Futuropolis, le Belge Gustave Théophile — dit Éric — Losfeld est donc l’un des premiers à penser que ce qu’on appelle communément aujourd’hui la BD peut explorer d’autres supports et s’adresser à différents publics.
Pourtant, il n’avait guère un goût prononcé pour ce 9e art, étant plus attiré par la « vraie » littérature, notamment par le surréalisme, l’insolite, le psychédélique et l’érotisme : c’est lui qui publiera, par exemple, le « Emmanuelle » d’Emmanuelle Arsan, mais aussi Eugène Ionesco, Boris Vian, Léo Malet, Jacques Sternberg…
D’ailleurs, il parle plutôt d’une collection de bandes dessinées et de recherches graphiques, laquelle proposera un récit en gravures légendées, un roman-photo ou un roman mis en images qui voisineront avec des bandes dessinées clandestines, des ciné-romans et autres livres hybrides…
Pour ces créations originales, parmi les plus novatrices du moment, Losfeld va produire des objets techniquement soignés (souvent avec jaquette) qui, bien que méconnus pour la plupart aujourd’hui, ont non seulement provoqué des ouvertures de possibles artistiques inattendus, mais ont aussi amené leurs auteurs à se considérer davantage comme des artistes : en composant une œuvre cohérente, présentée dans un livre imprimé correctement.
Ces livres ont donc marqué leur époque et leurs lecteurs, mais également les créateurs et créatrices contemporaines, par leurs audaces érotiques et formelles.
Outre « Barbarella », citons encore « Jodelle » et « Pravda la survireuse » de Guy Peellaert, le premier « Lone Sloane » de Philippe Druillet, le premier « Scarlett Dream » de Robert Gigi et Claude Moliterni, « Saga de Xam » de Nicolas Devil, « Epoxy » de Paul Cuvelier et Jean Van Hamme, un « Valentina » de Guido Crepax, « Kris Kool » de Philip Caza ou « Lolly-Strip » de Georges Pichard et Danie Dubos.
Benoît Preteseille, lui-même auteur de bandes dessinées iconoclastes ou marginales et éditeur (chez ION), propose ici un travail de fonds, qui a nécessité de nombreuses recherches : surtout sur les conditions matérielles, artistiques, sociales et symboliques, qui ont permis l’existence de cette collection fondatrice pour la bande dessinée pour adultes en France.
La première partie du livre s’attarde sur le parcours éditorial de Losfeld, sur l’impact et l’ouverture de ces nouveaux livres, ou sur les limites de l’expérience, à grand renfort de citations et d’extraits d’entretiens avec les auteurs, autrices ou employés de la maison d’édition, ainsi qu’avec Joëlle Losfeld : la fille d’Éric et éditrice elle-même.
Tandis que, dans la seconde partie, Preteseille décortique les 19 bandes dessinées ou recherches graphiques du Terrain vague.
Notons qu’il existe déjà un autre ouvrage sur le même sujet, également très intéressant, paru il y a seulement quatre ans : « Sexties : les filles du Terrain vague » par Benoît Bonte (qui, lui, ne prend en compte que 16 de ces livres, ceux qui sont les plus proches de notre définition classique du 9e art), aux éditions P.L.G. (1)
Loin d’être redondants, les deux études se complètent parfaitement et font, tous les deux, le tour de ce sujet passionnant !
Gilles RATIER
(1) Voir la chronique d’Henri Filippini sur BDzoom.com : Les filles du Terrain vague : l’immortalité en 16 albums !.
« Éditer des bandes dessinées pour adultes : Éric Losfeld et le Terrain vague (1964-1973) » par Benoît Preteseille
Éditions Les Impressions nouvelles (28 €) — EAN : 9 782 390 701 088