Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Soda » T13 : la nuit du pasteur…
Moitié flic, moitié pasteur, 100 % Soda. Bruno Gazzotti et Olivier Bocquet ressuscitent, enfin, l’emblématique lieutenant de police, au profit d’une immersion virtuose dans les arcanes hyperviolents de l’Amérique des années 1980. Pour cela, il fallait un 13e tome qui ne déroge en rien aux codes de ce polar semi-réaliste, créé par Philippe Tome et Luc Warnant en 1985 : au lendemain d’une nuit plein de cauchemars, voici Soda confronté à une série de crimes. Le principal suspect : un certain « Pasteur sanglant »… correspondant à sa propre description !
La réapparition de Soda tient quelque peu du miracle. Outre la disparition du regretté Philippe Tome en octobre 2019, la série aura en effet multiplié les atermoiements depuis octobre 2014, date où fut publié – neuf ans après « Code Apocalypse » – un 13e tome dessiné par Dan Verlinden, successeur graphique de Bruno Gazzotti, au style plus proche de celui de Warnant. Intitulé « Résurrection » et de très bonne facture (voir notre chronique), cet épisode résolument post 11-Septembre renouvelait la mythologie du héros intègre, mais éternellement perturbé par une idée inquiétante : pour Soda, il est ainsi inévitable de travestir la réalité pour qu’elle soit supportable. Un concept employé au quotidien auprès de sa brave maman, Mary, aussi naïve que cardiaque. « L’habit ne fait pas le pasteur », précise encore la couverture du journal Spirou n° 4435 (12 avril 2023), à l’heure du démarrage de la prépublication…
Il faut donc croire que le nombre 13 ne porte pas bonheur à certains titres et auteurs : annoncé sur les tomes 13 et 14, Dan Verlinden se voit tout simplement renvoyé dans les limbes avec cette (ré)apparition… d’un nouveau tome 13 ! Cette étrange amnésie éditoriale doit-elle être comprise à l’aune d’un ancien album (numéroté XIII), renvoyant à une autre célèbre série ? Rappelons après tout que, dans le tome 10 (« Dieu seul le sait », 1999), Tome et Gazzotti avaient déjà rendu hommage au mythique héros de Jean Van Hamme et William Vance, en glissant un XIII dans chaque planche en guise d’easter egg. Parions, dans le cas présent, que les éditions Dupuis, désireuses de replacer Soda dans les années 1980, voulurent tout simplement oblitérer cette variation contemporaine, devenue gênante chronologiquement parlant. En guise de marqueur discret, mais explicite, Bruno Gazzotti et Olivier Bocquet réintroduisent les Twin Towers dans le panorama de la skyline new yorkaise, dès la planche 5. Aussi curieux que cela puisse paraître, Dan Verlinden semble toujours progresser de son côté sur un futur tome 14, sans qu’aucune date de parution ne soit donnée… Un univers alternatif ou une série parallèle seraient-ils en prévision ?
Jouant avec une sempiternelle ambivalence (voir les explications données dans un précédent dossier), la série revient par conséquent à son essence : les années 1980 et l’imagerie américaine décadente associée à cette période, sous les viseurs de la fiction. De « Starsky et Hutch » (1975-1979) à Scorsese (« After Hours », 1985) et De Palma (« Pulsions », 1980), de « L’Inspecteur Harry » (« La Dernière Cible » en 1988) à « L’Arme fatale » (Richard Donner, 1987), en passant par les romans de Patricia Cornwell (« Postmortem » en 1990) et James Ellroy (« L.A. Confidential » en 1990). Bruno Gazzotti rajoute et précise : « Niveau film, j’adore « French Connection » et « Cruising » de William Friedkin [1971 et 1980], « Serpico » de Sidney Lumet [1973]. Les bons films d’Al Pacino me plaisent et m’inspirent. Comme Olivier, je préfère le cinéma des années 1970 à celui des années 1980. » Différents univers (ancrés à New York ou non) qui auront influencé l’apparition d’une femme médecin légiste dans la scène d’ouverture, ainsi que la création d’un nouveau personnage prénommé Ezechiel. Autant de références visuelles indispensables pour les auteurs, surtout, pour connaitre, comme l’évoque Olivier Bocquet, « la technologie, le quotidien des flics, le look des ordinateurs, des téléphones, des bureaux, le tarif des journaux… »
Délaissant « Seuls » et ses histoires dérivées (« Souvenirs des limbes »), Bruno Gazzotti semble avoir parfaitement retrouvé le monde réaliste de « Soda » : décors fourmillant de détails, cadrages cinématographiques, psychologie physiquement appuyée des personnages et ambiance thriller littéralement hantée de fantômes et de vrais-faux monstres : Halloween oblige. Et si, finalement, les recettes de ce « Pasteur sanglant » étaient plutôt à chercher du côté du slasher : genre mettant en scène un tueur psychopathe défiguré ou masqué ? L’on se souviendra, alors, que les années 1980 furent aussi celles des franchises « Halloween » (premier volet par John Carpenter en 1979), « Vendredi 13 » (Sean. S. Cunningham, 1980) ou « Freddy » (Wes Craven, 1984). Autant de boogeymen (croque-mitaines) que l’on pourra conjuguer dans nos inconscients et imaginaires torturés avec un autre ogre redoutable : l’effrayant Harry Powell (Robert Mitchum), mémorable prédicateur meurtrier de « La Nuit du chasseur » (Charles Laughton, 1955). Un diabolique pasteur sanglant…
Philippe TOMBLAINE
« Soda T13 : Le Pasteur sanglant » par Bruno Gazzotti et Olivier Bocquet
Éditions Dupuis (14,50 €) – EAN : 979-1034764518
Parution 6 juin 2023