Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Eichmann : le procès de la solution finale…
En 1961, durant huit mois, l’un des procès les plus importants de l’Histoire se déroule à Jérusalem : on juge là Adolf Eichmann, architecte clé de la solution finale ; sous l’œil des caméras, l’on décortique l’effroyable mécanique nazie tout en s’interrogeant sur la peine de mort. Par la voix des (fictifs ou réels) Jeanne Amelot, Shimon Abécassis et Hannah Arendt, les auteurs poursuivent dans ce nouveau cadre historique la réflexion humaniste entamée en 2019 avec « L’Abolition, le combat de Robert Badinter ». Un récit reportage souvent poignant, à lire à l’aune des commémorations (le 40e anniversaire de l’abolition) et procès (celui des attentats du 13 novembre 2015) qui font l’actualité de cet automne.
Sur le visuel de couverture, aux côtés d’un titre inquiétant emprunté à Shakespeare, un visage fermé nous regarde en gros plan. Derrière les lunettes rougeoyantes, l’entrée d’Auschwitz. Au bas du premier plat, le nœud coulant d’un gibet rappelle le thème de l’exécution capitale. Ces thématiques tragiquement entremêlées, le casque de traduction et même les lunettes noires pourront évoquer en creux les heures graves du procès de Nuremberg (20 novembre 1945-1er octobre 1946). L’accent est toutefois mis ici sur un seul homme, une seule identité, un responsable, un coupable… confronté à des charges innombrables. Si Nuremberg fut couvert par 400 journalistes, et même filmé par John Ford, le retentissant procès Eichmann permettra au monde entier d’avoir les yeux rivés sur celui qui est alors considéré comme « l’administrateur en chef du plus grand génocide de l’histoire ».
Suite à la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), sous les ordres de Heydrich, Eichmann a de fait eu toute autorité pour déporter les Juifs d’Europe de l’ouest, du sud et de l’est vers les camps de mise à mort. Caché en Allemagne, Autriche et Italie après 1945, vivant sous une fausse identité et finalement réfugié en Amérique du Sud à partir de 1950, l’ancien nazi est capturé par les agents israéliens du Mossad en Argentine le 13 mai 1960. Eichmann devient ainsi le premier grand dignitaire du Troisième Reich jugé en Israël… par ceux qu’il a voulu détruire. Si le premier ministre David Ben Gourion a tôt fait d’ériger l’événement en Nuremberg du peuple juif, une place primordiale sera surtout laissée aux témoins : 111 rescapés, qui bouleverseront chacun l’auditoire tout au long de huit mois judiciaires qui disséqueront l’innommable, l’industrialisation infernale de la mort. Aux premières loges, puis dans les jours, mois et années suivantes, des intellectuels telles Hannah Arendt (« Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal », 1963) ou Annette Wieviorka (« Eichmann de la traque au procès », 2011) commentent, témoignent, interrogent aussi nos sociétés et leurs valeurs, de 1945 à nos jours. Jugé et condamné à mort en 1961 dans un pays où la peine de mort a été abolie depuis 1954, le procès Eichmann pose l’irrémédiable question éthique et philosophique : existe-t-il une limite à l’abolition ? La mort n’ayant dans le cas présent aucune vertu, ni éducative, ni morale ni même symbolique, la justice ne doit-elle pas choisir une autre voie ? Et comment malgré tout ne pas songer aux six millions de victimes de la Shoah ?
Construisant pour ce récit-reportage très documenté deux personnages fictifs (Shimon Abécassis et Jeanne Amelot), les auteurs autorisent le dialogue et la circulation des points de vue sur la peine de mort, le nationalisme, le judaïsme ou le rôle du journaliste. En 122 pages alternant entre grandes phases du procès et flashbacks récapitulatifs (en noir et blanc) du sombre parcours d’Eichmann, Marie Bardiaux-Vaïente et Malo Kerfriden font éminemment œuvre de pédagogie. En suivant le récit d’apprentissage de Jeanne Amelot, débarquée en 1961 à Tel Aviv pour suivre le procès, puis en la confrontant à d’autres réalités et d’autres points de vue (ceux du journaliste local Abécassis ou d’Hannah Arendt, elle-même envoyée par le New Yorker), l’album questionne aussi le rapport à la justice impartiale : le procès Eichmann peut-il juger à la fois l’homme, le rouage administratif et le système concentrationnaire nazi tout entier, sans être dépassé ou affaibli par le poids politique de l’évènement ou la partialité du nouvel état d’Israël ? Respectueux de la neutralité requise par ce travail de mémoire, les auteurs s’en sortent avec les honneurs : traduire les différents aspects du procès Eichmann n’était pas une sinécure, pas plus que sa représentation graphique, laquelle dépasse habilement le huis-clos de l’intrigue en variant les cadrages bichromiques et en sortant de l’enceinte du seul tribunal. Un incontournable permettant donc de comprendre une nouvelle fois (après « L’Abolition, le combat de Robert Badinter » en 2019) en quoi la peine capitale ne peut en aucun cas constituer la solution à tous les maux…
Philippe TOMBLAINE
« L’Enfer est vide, tous les démons sont ici » par Malo Kerfriden et Marie Bardiaux-Vaïente
Éditions Glénat (19,50 €) – EAN : 978-2-344-04004-1