Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Peer Gynt » : le jeune homme qui voulut être empereur du monde…
Drame poétique et pièce de théâtre initialement écrite par le Norvégien Henrik Ibsen en 1866, « Peer Gynt » est une farce fantastique douce amère mettant en scène… un antihéros prétentieux ! Aventureux, dégénéré, paresseux et idéaliste, le paysan Peer est un fanfaron de vingt ans que les mensonges et les actes sordides poussent à fuir son village. Sous la satire, face à la solitude et à l’exploration du monde, perce la quête identitaire potentiellement rédemptrice : mais Gynt en est-il seulement capable ? Au jeu de l’adaptation, Antoine Carrion fait visuellement des merveilles : non dénué d’humour, le premier volet de son diptyque est un véritable film d’animation sur papier, directement inspiré par le romantisme tragique du XIXe siècle…
Dans la tradition norvégienne, le personnage de Per (avec un seul « e ») Gynt est un chasseur solitaire, héros d’un conte populaire écrit en 1845 par Peter Christen Asbjørnsen. Le personnage affronte notamment un troll capable de se muer en un serpent gigantesque pour terroriser ou faire fuir les voyageurs. Ibsen s’inspire à son tour de cette trame pour une pièce en cinq actes, écrite en vers et publiée pour la première fois en Italie en 1867. L’auteur ajoute à l’histoire du conte un matériel important (Gynt voyage jusqu’en Afrique et au Sahara, où il rencontre une princesse bédouine) et des thèmes propres à la seconde moitié du XIXe siècle : des scènes romantiques et modernistes, réalistes et surréalistes, poétiques et satiriques. Développant un riche imaginaire visuel et anticipant même (par ses jeux de composition) les techniques du cinéma, « Peer Gynt » sera adapté pour le théâtre (1876), accompagné pour l’occasion d’une musique originale, composée par Edvard Grieg. Également riche de très nombreux personnages, dont la veuve paysanne Åse (mère de Peer), le forgeron Aslak, le roi troll de la montagne ou la belle Solveig, la pièce inspirera à son tour plusieurs films dès 1915. En 1941, c’est un certain Charlton Heston (alors âgé de 17 ans) qui joue le rôle titre dans un film amateur et silencieux tourné en 16 mm. En 1957, c’est Ingmar Bergman qui produit une version scénique de cinq heures, dans laquelle Max von Sydow (disparu en mars 2020) incarne Peer Gynt.
Si le paresseux Gynt cherche à fuir le monde réel, aveuglé par la recherche d’une vie confortable, c’est parce que sa situation initiale est peu reluisante. Très estimé jadis, son père Jon Gynt a dilapidé tout l’argent familial en noces et banquets. Quant à sa mère, elle le méprise pour avoir gâché ses chances de mariage avec Ingrid, la fille d’un riche fermier du village. Peer tentera vainement de se rattraper en se précipitant au mariage d’Ingrid, prévu le lendemain ; sa mère le suit pour empêcher toute nouvelle maladresse… Sur le visuel de couverture, aussi gothique qu’énigmatique, c’est une autre scène de l’ouvrage d’Ibsen qui est directement illustrée par Antoine Carrion (dessinateur de « Temudjin » en 2013, de « Nils » en 2016) : le moment pour ainsi dire fatidique où Peer rencontre (à l’acte II) l’une des filles du légendaire vieux roi des montagnes de Dovre. Séduite, elle entraînera Gynt dans un monde de trolls, de gnomes et de démons. Digne d’une gravure de Gustave Doré, l’illustration laisse la part libre à l’interprétation fantastique : sous un clair-obscur lunaire inquiétant, Peer, devenu un éternel vagabond de la montagne, se devine comme un prédateur nocturne mi-homme et mi-animal. Ses bas instincts semblent de fait déjà s’emparer de l’innocente victime située au premier plan, en très légère contreplongée. Dans cette vision frontale, rien ne présuppose un quelconque rapport amoureux : le mal(e) adolescent domine la blonde jeune fille, le ciel lourd écrase le terrain rocailleux forestier et la nature elle-même semble être source de dangers inconnus potentiels…De fait, le sombre Peer Gynt semblera incarner ici et au mieux un être maléfique ou le vecteur d’une tragédie en devenir. Sous la silhouette presque entièrement noire du premier, la fragilité et la blanche virginité de la seconde sont déjà emportées par la brise annonciatrice des grandes tempêtes…
Notablement illustré par le Britannique Arthur Rackham en 1936, « Peer Gynt » n’est, au fil des planches de cet album, ni véritablement un héros ni un authentique méchant : insatiable mais n’achevant jamais le travail entamé, rêvant de grandeur mais adoptant au cours de son voyage le rôle de marchand d’esclaves en Afrique. Après un an et demi de labeur nécessaire pour parachever ce magnifique premier volet, Antoine Carrion s’est pour sa part déjà remis à l’ouvrage, en attendant de réaliser ses vÅ“ux de travailler dans l’animation ou l’illustration. Une quinzaine de planches de ce second tome sont déjà réalisées, illustrant plus directement la portée philosophique du récit : la prise de conscience par notre antihéros de ses (très) nombreuses erreurs…
Philippe TOMBLAINE
« Peer Gynt » T1 par Antoine Carrion
Éditions Soleil (19,99 €) – EAN : 978-2302091368