Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Spirou de… T17 : Pacific Palace » : notes d’amour en eaux troubles pour Christian Durieux…
Plus dynamique que jamais, la série parallèle « Le Spirou de… » s’enrichit régulièrement d’admirables pépites, comme l’a encore prouvé le récent et très référentiel « Spirou chez les Soviets » (par Fred Neidhardt et Fabrice Tarrin). En ce début d’année 2021, c’est au tour de Christian Durieux de livrer sa vision des aventures de Spirou et Fantasio avec un one shot de 80 pages titré « Pacific Palace ». Dans ce 17e opus hommage à la série d’origine, l’auteur des « Gens honnêtes » (scénario de Jean-Pierre Gibrat ; Dupuis, 2008-2014) développe une intrigue politico-policière autour d’un hôtel à priori paisible. Une fois n’est pas coutume, l’établissement accueille Iliex Korda : le dictateur déchu d’un petit pays des Balkans, venu se ressourcer en toute discrétion… Sa fille, l’envoûtante Elena, ne manque pas d’attirer l’attention de nos héros, lesquels tentent aussi de comprendre ce qui se trame sous les lumières feutrées du palace. Huis clos installé en trois jours et trois nuits, cet album est une composition trouble et subtile, sur laquelle flotte les notes de la fable romantique douce amère… Une invitation onirique et musicale, commentée par l’auteur dans notre chronique.
Avouons le, il y a un certain paradoxe à voir la série principale « Spirou et Fantasio » stoppée volontairement depuis mars 2016 (« T55 : La Colère du Marsupilami ») par Yoann et Vehlmann (au profit de leur « SuperGroom », le T2 étant annoncé pour mai 2021) ; ce alors que la série parallèle, précisément lancée par ces deux auteurs depuis 2006 avec « Les Géants pétrifiés », ne cesse elle-même de multiplier les annonces et parutions. Sont ainsi toujours prévus dans les mois et années futures les troisième et quatrième volets de « L’Espoir malgré nous » par Émile Bravo (« Un départ vers la fin » en octobre 2021 et la conclusion d’une quarantaine de pages « Une fin et un nouveau départ » en avril 2022), ainsi que « La Gorgone bleue » (par Dany et Yoann en 2022) et « Soumaya » (par Marc Hardy et Zidrou en 2023). N’oublions pas les intéressants autres titres dérivés que sont « Champignac T2 : Le Patient A » (par David Étien et BeKa, à paraître le 5 février) et « Zorglub » (par Jose Luis Munuera ; avec peut-être un « T4 » fin 2021). Si la liste des projets recalés, avortés ou reportés est toute aussi longue (songeons au « Z.O.E. » de Schwartz et Yann, à « L’Aventure à Venise » de Conrad et Arleston ou encore à ces annonces effectuées séparément par Jean Dufaux, Arthur de Pins et Jean-Marc Krings), nombreux sont donc ceux à se demander quel sera l’avenir du héros phare des éditions Dupuis. L’option retenue pour la série principale semble être la suivante, l’information étant bien sûr à prendre à ce jour avec toutes les précautions d’usage : une passation en douceur à l’horizon 2023-2024 au profit d’une nouvelle équipe de repreneurs, Yoann et Vehlmann ayant au préalable livré un ultime 56e titre testamentaire…
Trouvant un certain écho à ses tractations éditoriales et autres bruissements de couloirs, l’actuel « Pacific Palace » égrène avec une talent certain ses propres notes, hypnotiques, suaves ou mélancoliques. Des atmosphères sans doute inattendues mais dans lesquelles les lecteurs de Spirou ont pu se plonger au fil de la prépublication débutée dans le n° 4282, le 6 mai 2020. Longuement mûri par Christian Durieux (…depuis 1993 !), le scénario initial intégrera les personnalités propres à Spirou et Fantasio, l’un et l’autre étant compris comme les deux facettes d’un seul et même personnage. La volonté et l’amour apolitique du premier, la contestation affichée du totalitarisme pour le second, ces opinions et sentiments étant naturellement brassés dans un contexte d’huis clos où le décor prend une place importante. Si le visuel concocté pour la couverture de Spirou laisse surtout deviner la part laissée dans l’intrigue au polar (la nuit, les ombres et lumières, un rouge diffus…) et à l’espionnage (un inconnu rôde sur les talons du héros, tandis que Spirou semble lui-même vouloir échapper au halo lumineux), il en va tout autrement pour les illustrations de couvertures de l’album. La version classique, imprégnée par la gamme chromatique bleutée, renvoie directement à l’atmosphère féérique et fantastique du conte ou du merveilleux. Positionné symboliquement à la croisée des mondes (le ciel, la terre et l’eau) et des chemins (escaliers conduisant vers la piscine), le rougeoiement discret de Spirou connote tout entier la valse des émotions : étonnement, désir, amour… Sous les étoiles, le jeune homme admire dans tous les cas la belle naïade qui évolue dans le bassin du Pacific Palace, sur un monde cinématographique qui en rappelle d’autres, de « La Piscine » de Jacques Deray (1969) à « L’Effet aquatique » ( Sólveig Anspach, 2016) en passant par « Trois couleurs : Bleu » de Krzysztof KieÅ›lowski (1993). Naturellement, si la sensualité, le rêve et la sérénité intérieure sont symboliquement associés au bleu, on retrouvera ici l’idée-clé supplémentaire d’une couleur révélatrice de la vérité, telle l’eau limpide qui ne peut rien cacher. Or, dans ce visuel, le mystère et l’énigme semblent omniprésents : de l’identité de la jeune femme au décor cadre du Pacific Palace (ici nommé mais invisible) en passant par le rôle dédié à Spirou, le lecteur spectateur ne sait rien. Tout juste est-il guidé vers une intrigue qui laisse donc la place – précisément – au(x) charme(s) de l’inconnu(e). De même, l’on devinera la probabilité d’un récit se dessinant entre fiction et réel, l’auteur réadaptant ici un style jeunesse (voir « Oscar », série créée en 2001 avec Denis Lapière) éloigné du semi-réalisme employé précédemment pour des « Gens honnêtes ».
Si, dès son apparition en avril 1938 sous les crayons de Rob-Vel, Luc Lafnet et Blanche Dumoulin, l’imaginaire du groom Spirou s’installe au Moustic-Hôtel bruxellois, la présente histoire change de lieu… pour en rappeler d’autres. Si le Pacific Palace est bouclé pour recevoir le méprisable dictateur Iliex Korda, ce n’est que pour mieux faire référence au précédent Ceausescu, sanglant potentat communiste roumain (humblement…) surnommé le génie des Carpates (sic) et auquel la révolution locale de 1989 fera un très mauvais sort. Songeons aussi à Jean-Claude – Bébé Doc – Duvalier, tyran chassé d’Haïti en 1986, venu se réfugier avec sa fortune en France dans un hôtel de luxe, sur les bords du lac d’Annecy. Le jeu référentiel étant infini, le « Pacific Palace » pourra aussi être mis en parallèle graphique d’autres célèbres hôtels, réels ou fictifs : laissons « L’Hôtel du Nord » de Marcel Carné (1938) pour songer ainsi à l’historique « Hôtel Rwanda » (Terry George, 2004), à l’effrayant Overlook de « Shining » (Stanley Kubrick, 1980) et au décadant et bourdonnant « Grand Budapest Hotel » de Wes Anderson (2014). Enfin, au futuriste « Bunker Palace Hôtel » (1989), un huis-clos oppressant à juste titre puisque Enki Bilal et Pierre Christin y mettent en scène la dictature, la rébellion et des hauts dignitaires en fuite tout en s’interrogeant sur la notion ambigüe de pouvoir.
Autre couverture (version spéciale à dos toilé, limitée à 700 exemplaires pour les librairies La Parenthèse (Nancy) et Krazy Kat (Bordeaux)), autre ambiance : cette fois-ci exposée en plein jour dans une espace pour ainsi dire théâtral, la romance entre Spirou et Elena est plus explicite. Côté cour ou côté jardin, du sol au balcon surélevé, nos nouveaux « Roméo et Juliette » songent probablement à une autre vie, loin des arcanes et des violences du monde adulte. Un monde serein et pacifique qui remémore le fait que Spirou ait récemment servi d’ambassadeur aux Nations Unies afin d’illustrer (en 2019) la « Déclaration universelle des droits de l’Homme » ratifiée en 1948. Deux visions opposées et complémentaires d’un même récit qui indiquent surtout que Spirou, Elena et Fantasio pourront avoir au final une lecture et une interprétation différente des évènements qui se sont déroulés sous leurs yeux. C’est toute la richesse de ce titre, éloigné des codes de l’aventure traditionnelle.
Comme l’explique Christian Durieux à propos de la genèse de ces visuels, tout ou presque était question d’atmosphère : « Pour ce qui concerne la couverture, l’idée s’est imposée tout de suite qu’elle fasse allusion à la scène de la piscine : c’est une scène importante pour moi, et cela pour plusieurs raisons. Une raison narrative puisqu’elle concentre plusieurs éléments du récit : la romance (elle aboutit au baiser d’Elena et Spirou), l’intrigue politico-policière (Elena, de façon sous-entendue, indique les enjeux et les faux-semblants de ce qui se trame dans l’hôtel), le jeu de la jalousie entre Fantasio et Spirou avec ce qu’il contient de difficile (l’amitié des deux amis en est fragilisée) et de « clownesque » aussi (l’attitude faussement grandiloquente de Fantasio). Une raison esthétique ensuite : j’ai particulièrement aimé dessiner cette scène, ses ambiances bleutées, et la page 37 reste ma préférée du livre (et centrale en terme de pagination : elle est presque à la moitié exacte du récit ; toute la scène occupe le milieu du récit). Je souhaitais une ambiance un peu « magique » à cette scène, comme hors du reste du récit, un cocon d’ambiance. J’avais en tête les effets très simples de mystère presque onirique que Jacques Tourneur avait créés dans le film « La Féline » (1942) : un personnage féminin seul dans une piscine (voir la scène), qui se sent menacé ; la menace n’est suggérée que par quelques bruits et surtout par le mouvement des reflets de l’eau sur les murs. Peu de moyens, des effets de lumière ondoyante, et tout est là . »
Christian Durieux : « Je suis donc parti sur cette image, proposant d’abord des brouillons à Jack Durieux qui était chargé de la maquette et de la typographie. J’en ai fait une première version en couleurs directes mais nous nous sommes vite rendu compte que cette technique (qui est celle des pages du livre) ne nous permettait pas tout à fait d’obtenir la densité lumineuse des couleurs que nous souhaitions. J’ai donc refait le dessin au crayon et à l’encre et posé des couleurs informatiques que Jack a modifiées légèrement pour obtenir le plus grand effet possible de lumière un peu « fluorescente ». Le décor ouvert sur le ciel étoilé crée un effet onirique, un espace intime qui serait perdu au milieu de l’immensité. Jack a tout de suite trouvé le bon emplacement des typos (le titre sur la fontaine) et le cadrage adéquat, resserrant mon dessin d’origine. Il ne restait qu’à choisir entre deux propositions de couleur pour le titre, plus foncé ou clair. Tout de suite nous sommes tombés d’accord sur le Pacific Palace en clair sur la matière de la fontaine : cela donnerait un effet de gravure du titre dans la pierre. Ce qui a pu être accentué à l’impression de la couverture par le pelliculage brillant du titre contrastant avec l’aspect mat du reste. Il a vite été question d’autres éditions du livre, pour des libraires ou pour les éditions Black and White. J’ai donc voulu trouver des illustrations qui diffèrent complètement de l’édition courante. Il y a donc cette couverture « Roméo et Juliette », orangée, qui s’est imposée tout de suite aussi. Et puis il y aura la couverture grand format pour B&W : pour celle-là , j’étais parti sur une idée un peu réflexe de scène de nouveau entre Elena et Spirou, de nouveau de nuit avec des étoiles, etc. C’est Philippe Poirier (le maquettiste de cette édition) qui m’a fait la proposition d’ouvrir, de créer cette scène où la plupart des protagonistes sont présents avec Spirou en avant-plan. Et je lui en suis reconnaissant : cela permet une toute autre représentation qui me sort de mes idées instinctives. »
Christian Durieux : « Enfin, une chose qui a pris pour moi une dimension inattendue et merveilleuse. J’écoute beaucoup de musique en travaillant et la plupart du temps je la choisis en fonction du ton de la scène sur laquelle je travaille. Les albums du groupe Cocoon m’ont souvent accompagné dans la création des livres. Un heureux hasard m’a fait rencontrer Mark Daumail, « l’entité » de Cocoon. Ce fut le cas encore sur ce livre. Et j’en remercie Mark en en-tête. Un jour, j’ai eu la folie de lui faire cette proposition : il viendrait avec moi dans le cadre d’une exposition sur le livre, je lui indiquerai une set-list des chansons de Cocoon qui m’ont accompagné et nous improviserions un petit concert dessiné « Pacific Palace » sur ses chansons ! Alors, Mark a lu les pages du livre en préparation et m’a fait ce cadeau inattendu : il a écrit une chanson sur Elena, en reprenant en partie, en anglais, des morceaux de dialogues du livre. La chanson est magnifique. J’ai donc eu envie d’en faire un clip et ai emmené dans l’aventure un ami monteur et vidéaste, Benjamin Lacquement, et nous avons pu faire à nous deux un clip illustrant la chanson et plus généralement le livre. Et puis, cette chanson m’a donné une autre envie, en écrire une à mon tour concernant cette fois Spirou. Je me suis fait aider pour les paroles par une amie américaine, Cedar Howard, et Mark a tout de suite joué le jeu, mis en musique et chanté ce morceau. Il y a donc pour l’instant deux chansons qui ont été inspirées par Pacific Palace. À partir du 8 janvier, jour de sortie du livre, la première, « Blue Night », sera accessible en streaming sur les principales plateformes, et le clip sera lui aussi mis en ligne. La deuxième, « Sweet Lena », suivra quelques jours plus tard. Nous devrions en faire un vinyle dans quelques mois. Une expérience très émouvante, donc, pour moi : un univers qui trouve une dimension supplémentaire, un développement inédit, dans la musique. Les deux illustrations (visibles ci-dessous), le visage d’Elena sur fond bleu, celui de Spirou avec les pins sur fond orangé, sont les « pochettes » qui illustreront les morceaux sur Spotify ou Deezer. »
Pépite supplémentaire : un épilogue inédit est à découvrir dans Spirou n° 4317 (6 janvier 2021) ! Un chapitre permettant de prolonger un peu plus la magie du récit mais que l’on ne retrouvera pas dans la version classique de l’album ; seulement dans le tirage de tête proposé par les éditions Black & White.
Philippe TOMBLAINE
« Le Spirou de… T17 : Pacific Palace » par Christian Durieux
Éditions Dupuis (16,50 €) – EAN : 979-1034732692
Autant les différents Spirou « vu par » sont intéressants, pour certains mêmes remarquables, autant « super groom » est à mon avis super mauvais! Le « Zorglub » n’est pas fameux non plus… Etrange tout de même qu’une série parallèle soit plus en forme que la série « mère »
Superbe album atypique. Une histoire qui semble comme un rêve…