Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...En piste avec « Les Zingari » : analyse de planche…
Si l’actuelle pandémie mondiale vient grandement bousculer la programmation initialement prévue dans cette rubrique, elle nous permettra néanmoins de nous repencher, au fil des jours et semaines à venir, sur quelques classiques du 9e art. Afin de rendre un nouvel hommage au regretté René Follet (disparu le 13 mars dernier à l’âge de 88 ans), c’est par le biais d’une analyse de planche que nous retournerons, aujourd’hui, à l’un des moments-clés de son œuvre humaniste : l’apparition du petit cirque des Zingari. Cette série atypique, créée dans les pages du Journal de Mickey à la rentrée 1971 et scénarisée par Yvan Delporte, rejoindra l’univers du magazine Spirou à partir de 1985. Légèrement réadaptée, elle y diffusera, sur un mode nuancé, l’esprit intemporel des contes et des campagnes d’antan.
C’est le 5 septembre 1971 que les Zingari surgissent en une du Journal de Mickey avec une première histoire complète intitulée « La Cassette du grand-père ». Se déroulant sur 10 planches, le récit dévoile l’existence itinérante d’un petit groupe de saltimbanques, qui passe de village en village pour y donner des représentations de cirque. Accompagnés de leur loup apprivoisé Lobo, ces sympathiques tziganes ont pour noms Max (le silencieux « homme fort »), Carlo (« l’archer habile ») et Rita (« la gracieuse écuyère »). Assez inévitablement, l’arrivée en roulotte de ces étrangers par essence suspects de tous les maux s’effectuera en des lieux généralement hostiles et – au mieux… – autarciques, pétris de croyances et de préjugés, toujours prompts à dénoncer le voisin (ou a fortiori le tzigane !) aux autorités (in)compétentes. D’une histoire à la suivante, ce canevas narratif servira de caution scénaristique pour évoquer auprès d’un lectorat jeunesse de grandes valeurs humaines telles l’amitié, la générosité, le courage ou la tolérance. Dans le quatrième récit de la série, « Pierrot a disparu ! », paru le 23 janvier 1972 dans Mickey (n° 1023), les Zingari auront ainsi maille à partir avec des villageois, persuadés que les circassiens (aimablement qualifiés de « sales voleurs d’enfants » et de « vermine dont il faut débarrasser le pays ») ont enlevé l’adolescent Pierrot, ce dernier ayant tout simplement fugué pour tenter de concilier ses rêves d’aventures et sa lassitude de l’école. Ledit Pierrot s’étant vu confier toutes les corvées quotidiennes par notre trio amusé, le jeune désabusé se dissuadera rapidement de poursuivre une incertaine vie de bohême…
Créée par Yvan Delporte en 1971, la série « Les Zingari » profite de l’amitié tissée entre les deux auteurs depuis l’époque où Delporte avait été nommé rédacteur en chef du journal Spirou (1956 à 1968). Le licenciement effectué par Paul Dupuis incite en effet le bouillonnant et créatif Delporte à écrire pour des auteurs éloignés de la bande traditionnelle constituée par Franquin, Roba et Peyo. Le lien avec René Follet est naturel dans la mesure où ce dernier est graphiquement présent dans les pages de Spirou depuis 1950 (illustrations diverses pour des contes, des nouvelles et des pages rédactionnelles). Collaborant après 1968 tant pour les périodiques Tintin, Lucky Luke ou Fluide Glacial que pour Mickey, Delporte continuera cependant de créer des séries destinées à paraître dans Spirou, telles « Isabelle » (pour Will en 1969), « Sandy et Hoppy » (pour Lambil en 1970) ou « Les Démêlés d’Arnest Ringard et d’Augraphie » (en collaboration avec Franquin et pour Frédéric Jannin en 1978). L’esprit et le style des « Zingari », probablement plus appropriés à vrai dire dans Spirou que dans le Journal de Mickey, n’auront en ce sens aucun mal à passer d’un support à l’autre le 24 septembre 1985, date à laquelle la série refait surface en couverture du n° 2476 de l’hebdomadaire phare des éditions de Marcinelle. La première histoire étant celle que nous avons précédemment commentée, c’est fort logiquement ce même récit qui entamera dans Spirou cette seconde vague de republications. Les Zingari, dont l’étymologie d’origine italienne s’explique via le terme zingaro (un tzigane, au milieu du XVIIIe siècle), rejouent par conséquent leur première représentation avec « La Cassette du grand-père », récit introductif dans la mesure où la petite troupe est détaillée en quelques lignes à la planche 2 : « Les Zingari, c’est la troupe d’un minuscule cirque ambulant. Un numéro de dressage où Lobo fait le féroce, les exercices de force de Max, les tours d’adresse de Carlo et son arc, les numéros où Rita montre sa grâce et sa légèreté… Voila tout le programme de la petite troupe errante, de village en village… » Si les lecteurs ne sont pas invités à se poser plus de questions que nécessaires sur la nature exacte des rapports ou sur les psychologies développées par ou entre ces personnages, il n’aura pas échappé à la plupart que ces archétypes aux talents précis, dignes des protagonistes de « Mission impossible », sont unis par un même élan : à l’instar de l’esprit « Rahan », celui d’aider et de satisfaire son prochain, en apportant une certaine vision du monde (en mouvement perpétuel) dans cet univers clos et figé que représente souvent symboliquement le village. Illustration vivante du voyage, les Zingari figurent l’exotisme et l’ailleurs, à charge pour eux de mettre en scène la poésie et le spectaculaire plutôt que le monstrueux et la noirceur. Un défi, lorsqu’on connait les conditions de vie réelles des saltimbanques depuis l’apparition des premiers cirques en Europe à la fin du XVIIIe siècle. De même, l’on pourra soulever l’angle de la représentation temporelle dans cette série, censée se dérouler au XIXe siècle (comme le « Sans Famille » d’Hector Malot, paru en 1878), mais où les décors, costumes et armes font parfois songer aux années 1900 – 1950, les véhicules motorisés ou les fils électriques n’étant cependant jamais représentés. L’on privilégiera donc le fait qu’il s’agisse d’une fable initiatique, à l’atmosphère rurale volontiers intemporelle, digne en ce sens d’œuvre comme « Le Grand Meaulnes » (Alain-Fournier, 1913). L’on n’hésitera pas non plus à rapprocher cette trame-imagerie d’Épinal de celle introduite par Henri Gillain et Franquin dans la série « Spirou et Fantasio » avec « Il y a un sorcier à Champignac » dès octobre 1950, où la famille de romanichels est semblablement accusée de colporter le pire… La douzaine de récits des « Zingari » publiés dans Spirou entre 1985 (le deuxième étant « Pierrot a disparu ! » dans le n° 2477 du 1er octobre) et 1987 (le dernier paru étant « Maison de campagne », dans le n° 2568 du 30 juin) ne sera jamais repris sous formes d’albums par les éditions Dupuis. Rendant enfin grâce aux talents réunis de Delporte et Follet, les éditions Loup/Hibou les proposeront heureusement en noir et blanc, au sein de quatre beaux ouvrages à tirages limités (1 000 exemplaires par tomes) publiés entre 2004 et 2010.
Analysons maintenant et à titre d’exemple la dernière planche de « La Cassette du grand-père », également proposée dans le quatrième tome des éditions Loup/Hibou. Subdivisée en trois strips et neuf cases, dont une occupant tout le quart inférieur gauche de la composition, la planche achève comme il se doit un récit court qui aura vu les honnêtes Zingari être l’objet de toutes les opprobres. Suivons la flèche et le sens de lecture qui, dès la case 1, se met en route pour suggérer la reprise de la bonne marche des choses : cloué au mur par un trait habile de Carlo, l’agresseur (Marcel), la main coercitive encore posée sur l’épaule de l’enfant, est pris au dépourvu. Comme lui les lecteurs auront porté leur regard sur la flèche et, comme lui, auront à peine saisi le mouvement suivant : case 2, surgie de nulle part, la main de Max est à son tour venue plaquer Marcel contre le mur nu, libérant au passage l’enfant de sa posture écrasée en bas de case. Case 3, la scène a basculé à l’arrière- plan, tandis qu’une image de douceur féminine est venue se substituer à la violence au première plan. La subtile triangulation établie entre le puissant Max (sur la gauche), le misérable Marcel (au centre) et la rassurante Rita (à droite) est reprise au début du strip suivant, Carlo (de dos et regardant partir Marcel vers la prison) venant compléter l’équipe. Dès lors, les dialogues et angles de vue se chargeront d’apporter la charge émotionnelle nécessaire à la clôture de cette histoire. C’est d’abord ce début d’excuse formulé, case 4, par une voix située dans le hors-champ droit mais placée au-dessus d’un groupe de villageois. Le lecteur est en situation de comprendre, avant même de voir (cases 5 et 6, en plongée et contreplongée) le renversement de situation relationnel acté par le vieux Fernand. Case 7, la réunion pacifiée des esprits est directement soulignée par le rassemblement du public dans l’arène circulaire composée par les gradins du cirque. Tous sont présents pour admirer le talent des Zingarin sous l’œil émerveillé des petits et des grands (case 8). À l’heure du grand départ, case 9, et alors que la roulotte des circassiens s’éloigne déjà pour les mener vers d’autres aventures, les textes soulignent avec une légère ironie toute la morale : place est bien laissée à la justice et à son représentant (ici le garde-champêtre), mais une hiérarchie a été établie entre recherche du bonheur, identité propre et connexion à l’humanité des autres. L’on aura au passage remarqué tout ce qu’aura apporté à cette histoire la nouvelle palette chromatique adoptée dans les années 1980, même si l’on peut à juste titre préférer la version noir et blanc des planches, exprimée dans le droit fil des illustrateurs belges du scoutisme, dont Pierre Ick, MiTacq ou Jijé.
Philippe TOMBLAINE
Retrouvez les articles et hommages liés à René Follet avec les liens suivants :
http://bdzoom.com/78651/patrimoine/rene-follet-le-flamboyant%E2%80%A6-premiere-partie/
http://bdzoom.com/78942/patrimoine/rene-follet-le-flamboyant%e2%80%a6-2eme-partie/
« Les Zingari » T4 par René Follet et Yvan Delporte
Éditions Loup/Hibou (13,00 €) – ISBN : 2-87453-034-4
Bel hommage.Luce Daniels a travaillé un temps sur les planches de René Follet,mariage fin et très heureux.De même il y a un dialogue permanent,très subtil et très fructueux entre Delporte et René Follet qui exhale l’humanisme profond,et la chaleur par ce brin de discrète poésie.
Bonjour
Hommage aux Zingari sur https://blog.michel-loiseau.fr/?post/4686/Tentative-de-feuilleton-collaboratif-du-mardi-en-BD-%E2%80%94-94, dans le cadre d’un feuilleton sans fin.
(j’ai interprété les couleurs de la roulotte différemment, je n’avais devant moi que la version N&B)