Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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« Fanzinorama », beau livre sous-titré « Une histoire de la bande dessinée underground », annonce une ambition prometteuse de son propos, qui, une fois la dernière page tournée, crée de la frustration et de la déception chez le spécialiste.
La bande dessinée underground, un sujet vaste, mondial, méconnu et tentaculaire, très peu exploité dans l’édition même dans le domaine de la bande dessinée, abordé dans un livre de 190 pages couleurs dont plus des deux tiers le sont avec des reproductions de couvertures pleine page, va forcément obliger les auteurs à faire des impasses et à prendre des partis-pris. Ce qui ne manquera pas de faire réagir les autres spécialistes du sujet.
Au départ, ce livre devait être un livre consacré aux 30 ans de la Fanzinothèque de Poitiers : lieu unique en France qui recueille un fonds très important de tous types de fanzines français principalement, dont les fanzines de bande dessinée ne sont qu’une partie (il y a énormément de zines sur d’autres domaines, comme la musique).
Entretemps, pour des raisons ignorées, le sujet du livre a évolué pour se limiter à la bande dessinée, mais uniquement sur la base du fond de la Fanzinothèque, donc des 30 dernières années, soit depuis 1989, ce qui ne permet pas une vision d’ensemble pourtant indispensable à l’ambition du propos. Et le contraste entre le propos annoncé et le résultat final fait ressortir encore plus les manques et les faiblesses du contenu.Les divers courants sont évoqués chronologiquement ; avec plus ou moins de bonheur, de justesse et de pertinence, selon les goûts des auteurs du livre.
Les années quatre-vingt sont évoquées en trois chapitres : « Graphzines », « Newletters » et « Passeurs : les prozines ». On regrettera simplement que toute l’agitation éditoriale des années 1970 soit si rapidement évoquée, alors qu’elle est précisément le berceau du fandom de la décennie suivante.
Si l’on avait évoqué les répercussions du mouvement punk sur les fanzines, la porosité manifeste entre les fanzines de bande dessinée et ceux de science-fiction, de littérature et de musique, dans un ensemble qui se baptisait « Presse parallèle », cela aurait permis d’expliquer précisément le contenu de nombre des fanzines des années 1980.
La double page sur les soi-disant prozines — un courant qui n’a pas existé tel qu’il est décrit — est pleine d’inexactitudes (que l’on pourra développer par ailleurs) et les couvertures n’y sont pas reproduites en couleurs, à l’inverse du reste du livre, sans explication. Pour donner de la résonance avec le monde actuel, il aurait été aussi peut-être intéressant d’évoquer tous ces fanzines, liés à la bande dessinée, qui évoquaient l’écologie et la non-croissance avant tout le monde.
Les années 1990-1995 sont évoquées en quatre chapitres : « Renouveau de la sérigraphie », « Espace fanzines », « Tropisme autobiographique », « Les Mangas ». On aurait aimé mieux comprendre les relations complexes et variées entre les festivals de bandes dessinées en général et celui d’Angoulême en particulier, pour éclairer ces années 1990.Les années 1995-2000 sont évoquées à cinq chapitres : « Toujours brute », « L’Ère du comix », « Les Comics », « Remous à Angoulême », « La Belgique ». Nous ne nous étendrons pas sur le choix pour le moins curieux de parler de la production des fanzines belges francophone, mais pas de celle de la Suisse ou du Québec, alors qu’ils ont toujours existé en parallèle de la production hexagonale, la devançant parfois, la suivant d’autres fois. Cette francophonie limitée n’est pas expliquée.On regrettera aussi de ne pas avoir d’information sur la production des fanzines en termes de quantités, de nombre de numéros parus et de diffusion, alors que ce type d’information est pourtant aisé à trouver, notamment dans les numéros spéciaux d’anniversaire de fanzines qui ont procédé à ce type de recensement. Le lecteur d’aujourd’hui peut-il imaginer que dans les années 1980, le moindre fanzine de bande dessinée vendait 500 exemplaires de chaque numéro et que les plus connus d’entre eux sont allés jusqu’à 2 500 exemplaires de vente par numéro, par une diffusion parallèle aux systèmes professionnels ?Les années 2000-2019 sont évoquées à six chapitres : « Le Social et l’intime », « Laboratoires », « Définitivement Brute », « Punk et fanzinat », « La Belgique » et « Des Fanzines à la microédition ». 20 ans évoqués à toute berzingue, de façon forcément parcellaire et lacunaire, alors que durant cette période, nous avons assisté à la naissance de la bande dessinée alternative en tant que genre éditorial à part entière, sur les cendres des fanzines.
On imagine qu’il a fallu faire des choix esthétiques et partisans : il a fallu faire rentrer dans des cases un courant éditorial par essence inclassable et refusant toute étiquette. Peut-être aurait-il fallu ancrer tout cela dans l’histoire de la bande dessinée mondiale et celle des courants des fanzines dans le reste du monde en particulier. La liste des participants au Prix de la bande dessinée alternative à Angoulême en est, par exemple, un bon baromètre.La grande qualité du livre concerne les illustrations, foisonnantes et colorées elles sont nombreuses, mise à la suite les unes des autres et sont assez réjouissantes pour l’œil curieux et averti. Le parti-pris de donner de l’importance à certains fanzines plus qu’à d’autre sous prétexte que cela correspond au fond de la Fanzinothèque est forcément réducteur et parcellaire, mais c’est un choix assumé.
La maquette du livre, si elle permet au néophyte de découvrir la grande diversité des couvertures des fanzines en langue française des 30 dernières années (pratiquement jamais les pages intérieures), on pourra s’étonner que les couvertures ne soient pas reproduites au format de parution, par exemple, tous les fanzines au format A5 (demi-A4) sont reproduits agrandis ce qui ne rend pas toujours justice à la qualité de la couverture originale : par exemple la couverture du fanzine Le Simo en page 80 n’est pas fidèle au format, ni la couverture d’Ego comme X en page 86 dont nous avons mis sur l’une des pages du livre le vrai fanzine pour comparer. Cela aurait d’ailleurs permis de mettre encore plus de couvertures. La mise en page ressemble à une espèce de réinterprétation de celle — volontairement foutraque — de certains fanzines, et la pertinence du choix de certaines couvertures par rapport à toutes celles qui auraient pu y figurer peut aussi interroger.Par ailleurs, les auteurs des dessins des couvertures ne sont pas cités et c’est bien dommage, car elles ne sont pas toutes identifiables, loin de là . Le choix qualitatif de ces couvertures n’est pas non plus expliqué : cela donne à l’ensemble un aspect catalogue dommageable. L’absence de légende détaillée ou la brièveté de celles-ci sur les reproductions de couverture ne permet pas d’informer suffisamment ni de donner les clés pour comprendre ce dont il s’agit. On regrettera aussi l’absence d’index des noms et titres cités, de bibliographie permettant de voir les autres livres sur le sujet.
En conclusion, les auteurs avouent : « Voilà pour ce tour d’horizon, malheureusement totalement incomplet et odieusement sélectif. » Nous voilà rassurés. Mais quand même, il apparaît bien dommage de créer une telle frustration. Dans l’absence de livre sur ce sujet formidable, « Fanzinorama » comble bien sûr un vide éditorial béant, mais ce vide est encore loin d’être comblé, et laisse malheureusement sur sa faim. Il est certain que le livre sur le phénomène des fanzines de bande dessinée reste encore à écrire.
« Fanzinorama : une histoire de la bande dessinée underground » par Marie Bourgoin pour la Fanzinothèque, avec la collaboration de Matthieu Rémy
Éditons Hoëbeke (25,00 €) – ISBN : 9782842307578
Merci Philippe pour ce bon papier, bien frustrant, et même énervant. Si la fanzinotheque n’est pas capable de réaliser correctement un tel ouvrage, c’est à désespérer. Vraiment triste. Je ne l’acheterai pas.
D’autant plus étonnant que cela sort chez un grand éditeur!