Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« La Grande Ourse » par Sanoe et Elsa Bordier
Chacun de nous a été ou sera confronté à la disparition d’un être cher. Un travail de deuil est nécessaire pour se reconstruire : accepter le manque et commencer un cheminement intérieur qui amène à l’acceptation de la dure réalité. En parler avec des enfants peut rebuter. Certaines bandes dessinées comme « La Grande Ourse » abordent ce thème avec justesse : l’occasion pour les plus jeunes de se confronter à des événements tragiques par le biais d’un conte fantastique fort bien construit.
De nos jours, Louise est une jeune adulte mélancolique. Elle vit littéralement avec les fantômes de ses proches disparus. Leurs présences silencieuses se manifestent quotidiennement. Ils peuvent être rattachés à un lieu comme la voiture pour son père ; à un objet, une armoire pour sa mère ; ou à des films ou des chansons écoutées avec sa grand-mère. Ils sont si nombreux qu’elle n’arrive pas à donner aux vivants la place qu’ils méritent. Trop passive, hantée par un passé qui ne passe pas, Louise est quittée par son compagnon qui : « (…) n’a trouvé aucune formule magique pour désarmer sa carapace. Et aujourd’hui, (il) n’a plus envie de chercher. »
Seule, comme souvent, Louise du bord de sa fenêtre se tourne vers sa confidente depuis l’enfance, celle à qui elle raconte ses malheurs d’un simple regard : la Grande Ourse et ses sept étoiles qui forment une casserole, la nuit au-dessus de l’horizon. Perdue dans des pensées négatives comme la séparation de ses parents quand elle était petite, Louise ne voit pas arriver une sorte de petite fée ailée et gouailleuse qui lui annonce être Phekda : une étoile de la Grande Ourse. Une partie de son travail consiste à apporter une présence réconfortante aux enfants qui traversent des moments difficiles et comme Louise a grandi en continuant de regarder le ciel en larmoyant, Phekda a décidé d’agir, de la sortir de sa torpeur mortifère.
Louise et Phekda entament alors un parcours initiatique qui les conduit d’une plage où Louise a connu des étés heureux enfant à la chaleureuse maison d’Églantine, sise dans une clairière protectrice, puis d’une sombre et giboyeuse forêt à un blanc château niché dans le ciel où Louise fait une rencontre déterminante pour le reste de son existence. À chaque étape de son voyage, Louise dialogue avec des êtres fabuleux. Dans un registre clairement fantastique, elle croise ainsi un poulpe géant, toute une faune forestière dominée par un maître goupil et enfin passé le Styx, des personnifications de sa vie et de sa propre mort. De ses rencontres,  elle reçoit de menus présents et surtout des conseils pour retrouver le goût de vivre.
Dans cette rubrique, nous vous entretenons très régulièrement des grandes qualités des ouvrages de la collection Métamorphose comme « Sacha et Tomcrouz », « L’Épouvantable Peur d’Épiphanie Frayeur », « Satanie », « Buck : la nuit des trolls » ou « Les Carnets de Cerise », par exemple. Si « La Grande Ourse » n’a pas la profondeur et l’élégance narrative des bandes dessinées citées, c’est qu’elle s’adresse à un jeune public sur une thématique lourde : celle du travail de deuil. Ses qualités sont toutes autres. L’ancienne libraire et chroniqueuse de bandes dessinées Elsa Bordier a écrit le scénario linéaire d’un conte fantastique dans lequel une jeune héroïne apprend à apprivoiser ses souvenirs, bons ou mauvais, pour pouvoir profiter pleinement de tous les petits bonheurs de la vie.
Le propos peut sembler parfois simpliste, voire naïf : « L’enfant que tu étais savourait… Tu peux encore le faire. Débarrasse-toi du superficiel… La vie est précieuse. Se priver d’émotions, c’est vivre à moitié », mais il convient à un jeune lectorat qui sort de sa zone de confort dans cet ouvrage où les fantômes ne sont ni gentils ni méchants, mais simplement angoissants.
Autre qualité indéniable de cette fable positive ; le graphisme séduisant qui s’épanouit dans les scènes oniriques de la débutante Sanoe (Sophie Verdaguer). Les animaux, du poulpe géant aux chenilles processionnaires, sont dessinés avec un réalisme bluffant, tandis que l’imagination de la bédéiste fait merveille pour les décors et les personnages des séquences fantastiques, de Charon au costume mexicain chamarré aux incarnations de la vie et de la mort. Ses métaphores visuelles inventives s’incarnent avec grâce dans une œuvre faussement naïve, à la séduction discrète qui propose une belle balade entre rêve éveillé et allégories baroques touchantes.
Laurent LESSOUS (l@bd)
« La Grande Ourse » par Sanoe et Elsa Bordier
Éditions Soleil, collection Métamorphose (17,95 €) – ISBN : 978-2-302-06392-1