Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Krazy Kat T2 : 1930-1934 » par George Herriman + interview Marc Voline
Le deuxième volume de « Krazy Kat » est sorti il y a quelques jours aux éditions Les Rêveurs qui continuent donc la publication éclairée de ce chef-d’œuvre absolu… À cette occasion, je vous propose en plus de la critique de l’album une interview de Marc Voline qui s’est attelé à la tâche herculéenne et psychotique consistant à traduire cette bande dessinée intraduisible pour beaucoup, afin que les pitits licteurs français puissent enfin lire cette merveille dans le plus grand respect de l’œuvre originale…
C’était il y a un an… Les Rêveurs avaient eu la sublime audace de s’attaquer à ce monument de la bande dessinée mondial, un mythe, une œuvre géniale que personne n’avait pourtant osé publier en France de manière cohérente et intelligible, sur la longueur… Le premier volume paru reçut le Prix du Patrimoine au dernier Festival d’Angoulême, une récompense hautement méritée au regard du courage éditorial des Rêveurs, de la qualité et de la beauté de l’album qu’ils publièrent, et de l’importance historique et artistique de cette œuvre inclassable mais primordiale pour le 9e Art dont on fête le centenaire cette année même. Avant de vous parler du deuxième volume récemment paru, je vous invite à lire ci-dessous l’interview que j’ai faite de Marc Voline, passionné de « Krazy Kat » depuis toujours et traducteur de ce chef-d’œuvre pour la présente édition des Rêveurs. Je le remercie encore pour sa gentillesse, sa disponibilité et sa passion communicative…
Interview Marc Voline
Cecil McKinley Bonjour Marc Voline. Je vous propose de commencer cet entretien en revenant aux sources des choses : quand et où avez-vous rencontré « Krazy Kat » pour la première fois ?
Marc Voline C’était grâce à Pierre Scias, de la librairie Actualités, qu’il faudrait que je remercie, d’ailleurs, dans un prochain volume… Je devais avoir 14 ans quand j’ai pénétré dans cette librairie mythique de la rue Dauphine, et c’est là que j’ai acheté l’album édité par Grosset & Dunlap.
McK Ah oui, le fameux « tout jaune fluo » !
Marc Voline Voilà ! C’est lui qui m’a fait découvrir « Krazy Kat », et à peu près au même moment Charlie Mensuel a commencé à le publier, donc je l’ai lu aussi dans cette revue, et suivi avec avidité (comme tous les lecteurs de l’époque) la grande et longue polémique sur le sexe de Krazy. Et puis après, dès que je pouvais trouver du « Krazy Kat », je l’achetais, comme les fascicules de Real Free Press, avec les couvertures de Swarte…
McK Donc votre première lecture de « Krazy Kat », à l’âge de 14 ans, s’est faite en VO ?
Marc Voline Oui !
McK Et ça allait, ce n’était pas trop compliqué ?
Marc Voline Ah, c’est sûr qu’il y avait plein de choses qui me passaient par-dessus la tête, quand je vois les difficultés que j’ai eues aujourd’hui pour le traduire ! Mais bon, ce qu’il y a de bien avec « Krazy Kat », même si c’est difficile (et ça l’est aussi pour les Américains d’aujourd’hui, surtout pour les Américains d’aujourd’hui, parce qu’il n’y a pas toutes les références de l’époque !), c’est qu’il y a heureusement beaucoup de niveaux de lecture, donc tout le monde peut quand même y trouver son plaisir. Quelques années après j’avais voulu le traduire, car quand j’avais 17-18 ans j’avais un projet de revue de BD avec les éditions Solin, qui faisaient plein de journaux ; finalement la revue n’est pas sortie, mais j’avais déjà contacté Opera Mundi qui était le correspondant en France de King Features et qui gérait tout le matériel américain…
McK Ah oui ? C’est une histoire au long cours, alors, entre vous et « Krazy Kat » !
Marc Voline Oui, c’est une vieille histoire… Ensuite j’en avais traduit (mais très peu, vu que l’hebdo a été de très courte durée) pour Strips, à la demande de Placid. Et puis plus récemment on avait parlé de ce projet avec Jean-Louis Gauthey pour Cornelius, et comme je l’ai déjà dit ailleurs, ç’a achoppé parce que Gauthey étant plus que perfectionniste, il avait quelques craintes quant au matériel de base qui n’est pas toujours extraordinaire ; le projet a traîné jusqu’au moment où Les Rêveurs ont manifesté leur désir de le faire. Gauthey leur a passé mes coordonnées, et ils m’ont demandé un bout d’essai… Et voilà !
McK Donc c’est vraiment quelque chose que vous avez voulu faire depuis longtemps, qui n’est pas apparu comme ça, subitement…
Marc Voline Oui, car c’est vraiment une BD qui m’a fasciné…
McK Alors justement, quand vous avez découvert « Krazy Kat » (sans parler de ce qu’on comprend ou pas quand on a 14 ans et qu’on lit ça en VO), quel a été votre premier ressenti sur cette œuvre ?
Marc Voline Je crois que c’était la poésie, le fantastique… J’étais un fan – comme Herriman – de Lewis Carroll, du nonsense… C’était quelque chose de complètement fou : la poésie, la beauté visuelle, le dépaysement… Mais ma toute première vision de cette œuvre, en fait, même avant Pierre Scias, c’était dans Spirou, dans la rubrique « 9e Art » de Morris et Vankeer : ils avaient fait « Krazy Kat », mais ça ne m’avait pas marqué, parce qu’il y avait juste une planche…
McK Et comment avez-vous abordé cette traduction ? Vous m’avez dit que vous aviez envisagé ou commencé à le faire plusieurs fois, depuis longtemps, mais j’imagine que votre approche a changé, depuis…
Marc Voline C’est dur à dire, parce que la première fois où je l’ai traduit c’était pour Strips, donc je n’avais même pas traduit une dizaine de strips, je n’avais pas eu le temps de voir toutes les difficultés, ni de roder la chose… En relisant les strips de Strips, je me dis que ça allait, mais mon premier problème pour Les Rêveurs (c’est pour ça que j’ai mis énormément de temps à rendre mon bout d’essai, ils m’avaient donné huit planches à traduire) ç’a été la voix de Krazy, le ton… Après, tous les autres problèmes sont venus, mais le premier, comme dans toute traduction, c’est le ton. On en a parlé plein de fois, mais Perez l’avait fait zozoter, ce qui a été repris un peu comme une tradition quand Futuro l’a édité… Aujourd’hui il n’y a pas la dimension « grande folle » du zozotement, mais à l’époque la connotation était forte. Wolinski lui-même le constatait dans un édito : « Pérez en a fait un folle. » Donc il avait trouvé cette voix, mais je ne voulais pas faire ça. Après le ton même il y a la voix, le langage, parce que le français se prête malheureusement beaucoup moins au langage phonétique que l’américain, donc à la limite on peut dire que c’est un peu sous-traduit, pour l’aspect extérieur de la langue, parce que si je ne mettais que de la phonétique, le lecteur s’y perdrait… Tandis qu’à l’époque où c’est sorti, quand ça a démarré (donc en 1910, avant même que la bande ait son nom trois ans plus tard), les Américains étaient familiarisés avec l’humour sur la phonétique, sur le langage, qui est un ressort comique classique… Donc après c’est une question de dosage de déformation du langage, et c’est là où j’ai plus mis l’accent sur le côté poétique… Le côté poétique permet de bien rendre ce qu’est « Krazy Kat », même si on ne peut pas exprimer tous les jeux de mots, toute la phonétique… Sinon il y a l’optique des poésies d’André Martel ou de Dubuffet, avec pour ce dernier le recueil pataphysicien « Oukiva trene sebot » (signé Jandu Bufe) ! Mais bon, si j’avais fait tout « Krazy » comme ça, ç’aurait été trop lourd…
McK Mais de toute façon, en VO, il y a des variations dans « Krazy Kat », ça ne se distord pas tout le temps de manière folle !
Marc Voline Non, ça ne distord pas tout le temps, ça varie selon les périodes… Là je suis dans les années 30 (en 37, précisément, dans la période couleurs qui fait suite à la grande interruption de plus de six mois de la bande), et c’est plus classique, les déformations sont moins absconses… Mais quand « ça distord », même quand je pose la question à des Américains, ils sèchent à un moment et parfois ils ne trouvent pas du tout !
McK Quand Herriman distord un mot (comme « angel » en « ainjil », par exemple), comment choisissez-vous les lettres à changer pour faire des équivalences phonétiques en français ?
Marc Voline C’est vraiment à l’oreille, comment je l’entends moi. C’est sûr qu’il y a des langages enfantins qui remontent, aussi… mais c’est avant tout au feeling.
McK C’est vrai que lorsqu’on évoque « Krazy Kat », on parle souvent du contexte général, du chat, de la souris et de la brique, ensuite on parle du graphisme, mais ce qui est génial, c’est que c’est une œuvre qui délire sur toutes les strates, graphiquement c’est d’une invention folle, certes, mais il y a aussi le délire du mot en lui-même, c’est une vrai folie verbale !
Marc Voline C’est pour ça, ce qui est marrant (et c’est en cela qu’Herriman est proche de Shakespeare, dont il est grand fan, visiblement, car il faisait partie de sa culture), c’est de constater qu’il y a beaucoup de références à Shakespeare, il y a tous ces côtés shakespeariens, c’est-à-dire la multiplication des strates, l’inventivité du langage…
McK Sur l’inventivité du langage, on peut parler du poète et écrivain E. E. Cummings qui avait signé la préface du premier recueil de « Krazy Kat » en 1946 et qui lui aussi a beaucoup travaillé sur la langue, les rythmes, les déformations…
Marc Voline À propos de Cummings : rendant compte, en 1926, dans le New York Times, de son nouveau recueil de poèmes (« Is 5 »), le chroniqueur se demandait s’il n’avait pas « succombé aux merveilleuses inventions phonétiques de “Krazy Kat” » Là c’est donc l’inverse, dans les influences !
McK Ah oui ? Ça c’est génial, je ne savais pas ! Mais c’est vrai, après tout, pourquoi pas ? Mais tout ceci me fait également penser à « Finnegans Wake » de James Joyce. Dans votre préface du premier tome, vous citez une personne qui évoquait les différentes langues que parlait Herriman, à peu près 14… Dans « Finnegans Wake », Joyce a utilisé 24 langues et dialectes différents, et le traducteur (Philippe Lavergne, qui a mis dix ans à le traduire) a dit dans sa préface que « Finnegans Wake », c’est un peu comme « Star Trek »… Donc je vous pose la question : est-ce que c’est pareil pour vous ? Est-ce que traduire « Krazy Kat », c’est un peu « Star Trek », à cause de toutes ces différentes langues, de cette folie du mot ?
Marc Voline Oui ! C’est de la pure folie ! Déjà, il a fallu que je me documente beaucoup sur l’époque, parce que le début du 20e siècle je le connais plus en Europe, en Russie aussi, parce que je suis très fan des mouvements d’avant-garde russes, mais je connaissais moins l’histoire américaine, donc je me suis documenté pour voir si les gens étaient familiers avec ces questions de langage… Mais effectivement, « Krazy Kat » c’est un peu « Star Trek », c’est de la folie, le nombre de langages qu’on y trouve… Heureusement il y a du français, car visiblement (et ça c’est Michael Tisserand qui me l’a dit, et je le dis moi-même dans la préface du volume 1, d’ailleurs), il y a de grandes chances que le français ait été la première langue de Herriman… Mais après, le mélange est incroyable : outre les langues connues il y a les dialectes de New York, de la Nouvelle-Orléans, il y a le créole, les citations latines…
McK Comment avez-vous abordé ce foisonnement linguistique et toutes ces citations, dans votre traduction ?
Marc Voline Là il faut du feeling… Pour m’aider, j’ai lu des articles, notamment ceux de Michael P. Jensen qui a écrit sur les citations shakespearienne dans « Krazy », même s’il y en a que je reconnais pour les pièces que j’ai le plus pratiquées. Une fois qu’on sait qu’il y a des citations bibliques, par exemple, là aussi c’est du feeling, et on se dit : « Tiens, cette phrase, il y a des chances que ce soit une citation ». Dans ce cas-là on fait une recherche, et effectivement, souvent ça ressort…
McK Alors ça relève de quoi, plutôt du casse-tête ou de la chasse au trésor ?
Marc Voline C’est exactement des deux… Il y a d’abord la chasse au trésor, mais c’est un peu à double sens… Parfois, pour rechercher une phrase, il faut déjà qu’on l’ait déchiffrée, et je n’ai jamais eu autant de problèmes qu’avec « Krazy Kat » pour ça ! Parce que personnellement je ne commence pas une traduction avant d’être sûr d’avoir tout compris dans la phrase. Là je suis dans une situation un peu particulière qui fait que j’ai du temps, mais parfois je passe une journée entière sur un mot : c’est du délire ! Ce qui est rassurant, c’est qu’en lisant les textes de Nabokov sur la traduction, j’ai vu que lui-même parle de son expérience et du temps qu’il a pu passer sur un seul mot, parfois… Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont le temps et la patience de faire ça aujourd’hui, évidemment…
McK Justement, vous avez mis combien de temps à traduire le premier volume ?
Marc Voline Oh, là, c’est de la folie… Le premier volume, ç’a été… plus d’un an…
McK En ne faisant que ça ?
Marc Voline Oui, en ne faisant que ça. Bon, c’est aussi parce que je le veux bien… Mais vraiment, il y a la recherche pour la contextualisation… Ça me fait penser à un fameux texte de Victor Hugo en préface à la traduction de Shakespeare par son fils François-Victor où il dit tout ce qu’il faut connaître pour traduire Shakespeare, tous les auteurs qu’il faut avoir lus, etc. Eh bien pour « Krazy Kat » j’ai eu un peu la même approche, à lire ses contemporains, à voir tout ce qui se faisait, à voir les débats d’idées, les débats sur la langue, parce que ce qui est curieux aussi, c’est que c’est une époque qui est dans une longue tradition humoristique dont Mark Twain est le dernier représentant (notamment avec le fameux « Huckleberry Finn » que Herriman a évidemment lu et qu’il cite), avec les jeux sur la langues, les langages vernaculaires, populaires etc. Il y a un truc très drôle, c’est qu’en 1906 démarre un projet de simplification de l’orthographe anglaise ; mais ce n’est pas jeune, hein, assez tôt, dans le 19e siècle il y a eu des mouvements pour simplifier l’orthographe. Mais ça devient une affaire gouvernementale en 1906 où Theodore Roosevelt édite une première liste d’une centaine de mots simplifiés, il l’impose à l’administration, et l’imprimerie nationale américaine doit faire tous les documents officiels dans la nouvelle orthographe. Et dans une curieuse alliance avec Dale Carnegie, le grand magnat milliardaire, il crée une commission, le Simplified Spelling Board, qui va réunir une vingtaine de notabilités ayant un lien avec la langue, dont Mark Twain. Donc ça démarre en 1906. La réforme est accueillie beaucoup de réticence. Et si les universités l’adoptent les unes après les autres, elle est tournée en dérision par les journalistes qui se gaussent : « Oui mais alors, comment s’épèle Roosevelt ? Faut-il l’écrire Ruzvelt ou Rusvelt ? » Commence alors une longue agonie. En 1920, la Commission pousse son chant du cygne en publiant un dictionnaire puis elle est dissoute, voilà… Mais donc, c’était dans l’air du temps, quand même… Et puis il y a eu aussi la multiplication des articles sur l’utilisation du K pour le C. Ce n’est pas non plus une marque propre à Herriman, il avait déjà bien sûr été utilisé, mais bon, comme toujours Herriman a le génie d’assembler plein de trucs et d’en faire autre chose…
McK Oui, on rencontrait ça dans le parler de la rue et les écrits populaires…
Marc Voline Oui, plein d’humoristes l’ont fait, ensuite ça va être repris par la publicité, etc.
McK Ce qui est quand même fou, c’est que du vivant d’Herriman, il y a eu des jouets, des objets, un ballet, des dessins animés, adaptés de « Krazy Kat ». C’est un succès qui peut être jugé comme contrasté aujourd’hui, parce que s’il n’y avait pas eu Hearst qui l’avait soutenue contre vents et marées, la bande se serait peut-être arrêtée très vite, mais quoi qu’il en soit les rééditions de « Krazy Kat » ont toujours été difficiles à faire. Et ce n’est même pas un problème français à cause des références culturelles, parce qu’aux États-Unis, vers la fin des années 80, Eclipse Books avait commencé à vouloir l’éditer année par année, et je crois que ça n’avait tenu que le temps de 8 numéros…
Marc Voline Oui, ils ont fait de 1916 à 1924, c’est pour ça que – les volumes étant encore disponibles à l’époque – Fantagraphics avait commencé en 1925…
McK Et puis après il y a eu Rick Marshall qui avait voulu faire la période en couleurs débutée en 1935, et ça s’est arrêté au bout de deux albums… Ça veut dire que même aux États-Unis, donc, ça reste difficile à éditer…
Marc Voline Oui, mais ça rame parce que ce n’est pas rentable, hein…
McK Oui mais ils ont peut-être d’autres choses à côté qui leur permettent de le faire aussi, maintenant… Avez-vous une idée qui expliquerait pourquoi ce chef-d’œuvre absolu de la bande dessinée a tant de mal à ressurgir dans l’époque contemporaine, après avoir connu de tels fastes ?
Marc Voline Ce n’est pas le seul, malheureusement… Quand on voit toutes les tentatives qui ont été faites en France pour éditer Don Martin, par exemple… Je ne sais pas… C’est très dur à dire… Est-ce que c’est sa propre réputation qui le plombe, est-ce que ça fait peur aux gens… C’est toujours le problème des classiques… Les classiques font peur… Je ne sais pas si les gens se lassent, s’il n’y a plus qu’un dernier carré d’aficionados qui reste accroché… Vraiment je ne sais pas… C’est une question éternelle… Pour la France, on peut dire qu’il y a la barrière de la langue, mais la barrière de la langue existe aussi pour les États-Unis, parce que quand même c’est dur à comprendre… Dernièrement, j’étais à un salon de libraires à Draguignan avec Shelton, et il me disait « Moi je n’y comprenais rien à “Krazy Kat” »… Pour les volumes français j’ai énormément augmenté les notes de Bill Blackbeard, parce que ses notes sont bien, mais je pense qu’elles ne sont pas suffisantes, même pour le lecteur américain qui est quand même censé avoir plus de références que le lecteur français. Quand j’ai dit à Michael Tisserand ce que j’ai fait sur les chansons, il m’a dit qu’aux États-Unis personne n’avait fait ce travail-là… Moi je suis allé rechercher tous les textes des chansons dont on entend une bribe de phrase dans la bande, parce que forcément pour les lecteurs de l’époque ça évoquait immédiatement quelque chose…
McK Vous n’as pas appelé Jean-Christophe Averty pour avoir la chance d’en écouter quelques-unes ?
Marc Voline Je n’y ai pas pensé !
McK Je suis sûr qu’il les a ! Mais bon… Avez-vous pu en écouter quelques-unes ?
Marc Voline Oui, il y a la magie de YouTube qui fait qu’aujourd’hui il y a beaucoup de choses disponibles… Pour continuer sur la musique, il y a aussi les liens de « Krazy Kat » avec l’avant-garde… Ça m’a frappé, parce qu’en 1978 j’étais à New York pour la Nova Convention en hommage à William Burroughs, et dans les nombreux spectacles qui avaient lieu, il y avait un spectacle de Merce Cunningham avec John Cage. Cunningham dansait, et John Cage faisait de la musique, il tapait à la machine, mettait une bouilloire sur le feu et ensuite il y avait le sifflement de cette bouilloire… Et là, en relisant les strips quotidiens, je suis tombé sur un strip où Krazy met plusieurs bouilloires sur le feu pour faire de la musique ! Donc il y a un lien… En fait, ce qui m’énervait beaucoup dans toutes les premières critiques de « Krazy Kat » durant les années 70-80, c’est qu’on disait : « C’est dada, c’est surréaliste » ! Mais ce sont les autres qui se sont inspirés de lui, lui il n’est rien, il est lui-même !
McK Oui, et il est tout ça et rien de tout ça à la fois, il est un peu unique, comme son univers, même s’il a été raccordé à plein de choses…
Marc Voline Et puis il y a ça, quand même : ce qui m’avait séduit d’entrée dans « Krazy Kat », c’est son côté inclassable, il défie tous les genres… Alors qu’on est depuis longtemps dans une époque où on aime bien tout mettre dans des petites cases à définir, il échappe à toute définition…
McK Oui, ne dite que c’est une œuvre de l’absurde, c’est réducteur, ce n’est pas que de l’absurde….
Marc Voline Ce n’est pas que ça, non… J’ai vraiment retrouvé des côtés très proches avec « Huckleberry Finn » de Mark Twain (et plus particulièrement avec le personnage de Jim). Parce qu’évidemment, comme il parle comme un Noir, on a tendance à penser à des préjugés tel que « les Noirs parlent comme de grands enfants », etc. Mais Jim, dans ses questions, est tout sauf naïf ! Pareillement, Krazy Kat est faussement candide. Il a un côté effectivement spontané, poétique, candide, mais il sait bien provoquer son entourage et en jouer..!
McK Oui ! Mais de toute façon, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que « Krazy Kat » est avant tout une œuvre d’une très grande perversité ? C’est peut-être ça, finalement, la catégorie où il se situe ! La perversité !
Marc Voline Absolument, oui ! Et puis Herriman arrive à faire passer énormément de choses… Et ce qui est marrant c’est qu’il les fait passer dans un des journaux les plus réactionnaires de l’époque, parce que pour vendre du papier, Hearst véhicule tout de même les pires choses, comme le racisme, etc. Et lui il fait passer des préoccupations sociales très fréquemment, on le voit bien… Dans « Krazy Kat » il s’occupe des petites gens, et les références n’arrêtent pas… On sent vraiment qu’avec son côté effacé (qui était célèbre dans tout son entourage), il arrive bien à mener sa barque, le bougre !
McK C’est vrai que dans ce désert, finalement, ils sont tous complètement paumés, mais il y a quand même une représentation de la société assez omniprésente : la loi, l’ordre, les métiers…
Marc Voline Ou la soif de la notoriété… Comme dans cette fameuse planche de 1917 où chacun des habitants de Coconino se targue de sa haute naissance et de son passé, et Krazy, passant devant ce digne aréopage, chante « la “vieille maison hantée”, le grenier sous son toit, et la chère vieille “lessiveuse” dans laquelle [il est] “né” » !
McK Vous me disiez que vous en étiez à peu près à trois 3 ans de votre vie sur cette traduction… Là vous êtes donc au tiers de cette aventure…
Marc Voline Un peu plus… J’ai dépassé la moitié…
McK Et vous vous sentez comment, à force de travailler là-dessus constamment ? Ça doit mettre dans un drôle d’état, non ?
Marc Voline Oui, ça met dans un très drôle d’état…
McK Est-ce que vous continuez à parler normalement aux gens dans la rue ?
Marc Voline Oui, je ne suis pas comme Herriman qui paraît-il parlait lui-même un peu comme Krazy Kat par moment… Bon, c’est sûr, ça n’aide pas à se sociabiliser !
McK Pas vraiment !
Marc Voline C’est vrai que je saoule beaucoup, avec ça… J’avais toujours peur de déranger le biographe actuel d’Herriman en le contactant, mais plusieurs fois il m’a rassuré, me disant : « Non, en plus tes questions me font penser à des choses auxquelles je ne pensais pas, je suis content, et puis ça fait du bien de parler à quelqu’un de ça, parce que ma femme, elle, elle en a jusque-là de “Krazy Kat” et de Herriman ! » Donc oui, ça met dans un drôle d’état, mais je suis un peu familier de ça (même si là ç’aura été quand même le projet de plus longue haleine), parce que ça fait déjà quelques années que je me mets dans des textes qui nécessitent une immersion totale, comme un comédien lorsqu’il prépare un film ou une pièce…
McK Est-ce que vous y pensez tout le temps ? C’est constamment dans un coin de votre tête ?
Marc Voline Oui, constamment… Parce que je me pose toujours des questions… Outre les questions ponctuelles, il y a celles de la compréhension, des références, etc. Je me demande toujours comment rendre tel ou tel truc, et puis même si je le veux bien, ça a quand même beaucoup accru le temps de réalisation : cette volonté de comprendre me fait me lancer dans de véritables recherches… C’est pour ça entre autres que je n’ai pas fait de préface dans le deuxième volume (j’ai seulement traduit une préface de Bill Blackbeard), car je n’étais plus dans les temps pour faire ce que je voulais, et ce sera pour le prochain : une préface sur le langage, bien que ce soit paradoxal de parler du langage de Krazy pour un public français… Mais là je n’étais pas prêt et je continue à faire des trouvailles… Et puis de toute manière c’est toujours la même chose : la traduction c’est imparfait, le but c’est d’essayer de faire découvrir l’œuvre aux gens, et voilà… Enfin si, le poids particulier de celle-ci (vu les défauts des précédentes et le fait qu’il n’y ait pas eu de traductions depuis 20 ans, et là il n’y en aura pas d’ici un bon moment), c’est le poids de la responsabilité…
McK Et cette responsabilité reste dans un coin de votre tête, quand vous le traduisez ?
Marc Voline Oui, c’est dingue, parce que le premier jet de la traduction du volume 1 (c’était plus qu’un premier jet, mais bon…), je l’ai gardé sous le coude très longtemps avant d’oser le rendre aux Rêveurs ! Je pensais à des trucs en me disant « Ça ne va pas », mais ce sont toujours des questions de voix, de ton… Après on espère (et là apparemment ça s’est plutôt bien passé) que le lecteur ait la même oreille que toi… Ça me rappelle une citation très mignonne d’un petit fan qui avait écrit à Hergé après avoir vu le premier film de « Tintin » avec des vrais acteurs : « J’ai beaucoup aimé le film, mais le Capitaine Haddock n’a pas la même voix que dans la bande dessinée ! »
McK À ce propos, avez-vous vu les dessins animés adaptés de « Krazy Kat » ?
Marc Voline Oui. J’ai regardé ce qui est disponible, j’ai acheté aussi ce qu’on peut trouver comme DVD sur Internet… En fait, je trouve que ce sont les premiers de 1916 qui sont réussis, ceux produits par Hearst lui-même… Bon, c’est sûr que ce n’est pas la BD, mais cette toute première série est la moins éloignée de la bande, parce qu’elle respecte l’incertitude du genre…
McK Et est-ce que les timbres de voix vous ont plu, ou est-ce que vous les imaginiez autrement ?
Marc Voline Non, celle qui m’a choqué c’est la toute dernière, celle des années 60, où Krazy est vraiment fait de manière féminine… Là oui, ça m’a choqué…
McK Lorsque vous traduisez « Krazy Kat », vous avez donc recréé dans votre tête les voix de tous les personnages ?
Marc Voline Oui, forcément, j’ai mes voix, oui…
McK Et est-ce que ça vous aide à le traduire ?
Marc Voline Oui, , même si ça se passe dans la tête, c’est de la poésie, donc c’est de la musique… C’est très auditif, oui, mais j’imagine que c’est pour tout le monde pareil !
McK Oui, mais là les personnages sont de tels engins de malheur ! On sent qu’ils doivent avoir des voix très spéciales !
Marc Voline Oui ! C’est aussi retrouver un truc que l’on fait étant enfant : on a alors une approche très sensorielle quand on lit une BD… On a les voix, les sons, les odeurs, le goût…
McK Loin de sentir une lassitude en vous après tout ce temps déjà passé sur la traduction de « Krazy Kat », on sent au contraire que le sujet vous fait toujours autant vibrer : c’est cool !
Marc Voline Après quelques vacances, je serais même prêt à faire le reste, parce que c’est fascinant… Je sais que Fantagraphics va franchir le pas, ils vont faire les strips quotidiens… J’aimerais les traduire aussi… Ce serait une telle folie ! Les gens de chez Fantagraphics ont été très gentils, car même si je traduis les planches du dimanche c’est important de savoir ce qui se passe dans les strips quotidiens. Dans un premier temps, j’avais lu tout ce qui était disponible en librairie, même ces tout petits formats carrés qui font les années 21-22-23, et lorsque j’ai été en panne j’en ai parlé à Michael Tisserand qui m’a dit de contacter Kim Thompson : ils m’ont alors envoyé un DVD avec tous les strips qu’ils avaient, tous leurs scans qui n’étaient pas encore travaillés (les scans bruts, parce qu’il y a beaucoup de boulot derrière, vu la qualité inégale des journaux sur lesquels ça a été scanné). Donc j’ai quasiment tout lu, c’est-à-dire tout sauf ce qu’eux-mêmes n’avaient pas… Alors ouais, là je suis prêt !
McK Ce serait super !
Marc Voline Il y a quelque chose de très intéressant, sur ces strips (et il faudrait publier quelques pages d’exemples), c’est qu’un des récents critiques de « Krazy Kat », un universitaire américain, a dit que c’était important de le lire dans son contexte, c’est-à-dire de lire les strips de « Krazy Kat » dans la page entière de bandes dessinées publiées de l’époque, pour voir ce qu’il y avait à côté… Cliff Sterrett, par exemple… On verrait alors que les jeux de langages étaient aussi présents au même moment dans d’autres BD…
McK Oui mais à ce moment-là il faudrait faire une édition monumentale ! Ce serait monstrueux ! Mais génial ! Il n’a pas tort !
Marc Voline C’est vrai, il n’a pas tort de faire tous ces liens…
McK Pour finir, avez-vous quelque chose à ajouter sur « Krazy Kat », sur votre ressenti ou votre travail sur cette œuvre et que nous n’aurions pas abordé ?
Marc Voline Je ne sais pas… Il y a ce que je dis toujours, c’est vrai : lorsque je traduis, j’espère qu’ensuite les gens vont aller vers l’original, parce que tout chef-d’œuvre mérite qu’on lise l’original… Donc voilà, si ça permet ça, si j’aide à faire découvrir la bande, je serais déjà heureux…
McK Et vous avez déjà eu des bons retours sur cette traduction ?
Marc Voline Oui, oui, heureusement, et ça fait du bien, parce que c’est tellement un travail monacal et de folie…
McK Je pense que « folie » est le terme rêvé pour clore cet entretien sur « Krazy Kat », non ?
Marc Voline Tout à fait !
McK Eh bien Marc, merci pour votre akkueil et votre ékoute !
Marc Voline Merci !
« Krazy Kat » T2 (1930-1934) par George Herriman
Je ne vais pas revenir ici sur la nature et l’histoire de « Krazy Kat », les ayant déjà longuement traitées dans la chronique que j’avais écrite sur ce sujet l’an dernier, mais si vous voulez en savoir plus, je vous invite à consulter cet article en cliquant sur le lien suivant : http://bdzoom.com/?p=56774. Comme nous le disions avec Marc Voline lors de l’entretien que vous venez de lire, « Krazy Kat » est beaucoup moins monolithique qu’il n’y paraît. On a tendance à réduire cette œuvre à une seule scène déclinée à l’infini durant des décennies (la souris qui lance une brique à la tête du chat amoureux d’elle avant de se faire emprisonner par le flic chien), mais cette dramaturgie a connu selon les périodes des fluctuations, des évolutions, des tendances qui ne sont pas que de simples petites subtilités à peine visibles… Ce deuxième volume en est la preuve éclatante, « Krazy Kat » quittant un temps le burlesque échevelé et ébouriffant de la première décennie pour explorer en ce début des années 30 des ambiances plus absconses, à l’humour un peu aigre-doux, voire même mélancolique, parfois… Au regard tendre porté sur les personnages s’ajoute une certaine tristesse au sein des gags, un peu sous-jacente, sans pour autant dénaturer la force comique de l’œuvre. De cette période de « Krazy Kat » se dégagent des atmosphères poétiques décalées, comme un constat un peu désabusé sur la machine infernale enclenchée auparavant, renvoyant chacun des personnages à sa propre solitude et plongeant l’œuvre dans des strates expérimentales discrètes mais étonnantes. On se demande souvent ce qu’on est en train de lire, cherchant une explication dans la chute des dernières cases sans la trouver – car il n’y a rien à trouver, juste à ressentir ce nonsense et à l’accepter, comme un gag surréel, un acte littéraire et artistique faisant écho à ce que le 20ème siècle était en train de trouver comme liberté de création surréelle. Bien sûr, en disant cela je ne vous dis pas que ces planches de l’époque sont tristes et que vous ne rirez pas en les lisant, non, car la folie d’Herriman et l’humour, le nonsense, sont toujours bien présents et quelques gags risquent bien de vous faire mourir de rire, mais de manière globale on sourit plus qu’on ne rit, et différents sentiments apparaissent à la lecture, l’étonnement n’étant pas le moindre d’entre eux… En cela, « Krazy Kat » ne faillit pas à sa réputation, laboratoire à ciel ouvert, entre deux mesas du désert aride et bariolé de Coconino County…
Évidemment, le trio tout aussi tordu que remarquablement huilé du chat, de la souris et du chien reste l’axe principal de l’œuvre. Mais vous rencontrerez bien d’autres personnages, dans ce deuxième volume. Certains sont des seconds rôles récurrents que vous connaissez bien (Bumm Bill Bee l’abeille vagabonde, Joe. Stork l’oiseau « pourvoyeur de progéniture des princes & du prolétariat », Mrs Kwakk Wakk la canarde un rien bourgeoise, ou Kolin Kelly le chien fabricant de briques), mais de ci de là apparaissent de manière plus ou moins sporadique d’autres animaux tout aussi « krazy » : le piti verdeterre qui essaye d’échapper aux prédateurs ailés et qui interpelle terriblement Krazy Kat, Kiskidee Kuku (oui oui, vous avez bien lu…) le coyote qui entreprend de faire la cour à Ignatz, une étrange « souris de porte », le « troisième œil » et Mohl Azziz Khandhi, sortes de chiens shamans, le vieil oncle Tomm Katt qui n’est plus tout à fait étanche, sans compter quelques clébards, piafs, éléphants, anguilles, grenouilles et autres bestioles déglinguées… Ce faisant, Herriman élargit le champ de notre vision de la population de Coconino et l’étoffe de personnages hauts en couleurs évitant l’enclavement des protagonistes principaux. Graphiquement, nous sommes dans une période où Herriman lâche un peu plus son trait, et narrativement il resserre les choses autour des personnages, d’où une sensation fausse d’inventivité moindre. C’est vrai qu’il y a moins d’inserts graphiques et de mise en pages baroques, les choses sont plus fluides ; mais à bien y regarder, la folie est toujours là, le décor continuant de changer de case en case alors que nous restons dans le même lieu, et des ornementations diverses et changeantes qui scandent l’espace du ciel ou les strates des mesas. On assiste donc en cette période à un spectacle doucement absurde, voire touchant, qui débloque à fond la caisse tout en déclenchant des émotions nuancées… Quoi qu’il en soit, quelle que soit la période, « Krazy Kat » reste donc un trésor graphique et mental qu’on ne peut pas ne pas lire, riche et subtil, non figé dans les images habituelles de beaucoup de mythes et autres grands classiques de la bande dessinée. Un must. Incontournable.
En ouverture de l’album, Bill Blackbeard signe une très intéressante préface où il revient sur les racines et les débuts de George Herriman. Mais en racontant les jeunes années d’Herriman, avant qu’il fasse « Krazy Kat », Bill Blackbeard raconte aussi – et c’est passionnant – les débuts des comics dans la presse américaine à l’orée du 20e siècle. L’homme a un talent certain (et une connaissance aiguë de son sujet) qui offre aux lecteurs un formidable témoignage historique sur l’avènement des comics. À la fin de l’ouvrage, les notes du même Blackbeard augmentées de celles de Derya Ataker et Marc Voline constituent un outil supplémentaire et primordial pour mieux comprendre et apprécier cet ovni génialissime. Kapito ?
Cecil McKINLEY
« Krazy Kat T2 : 1930-1934 » par George Herriman
Éditions Les Rêveurs (35,00€) – ISBN : 979-10-91476-37-9