« Le Monde selon Uchu » T1&2 par Ayako Noda

La mise en abyme est un procédé simple permettant à un auteur d’immerger son personnage au sein de son oeuvre, ce qui le rend plus humain. Le regretté Satoshi Kon l’avait parfaitement mis en image avec « Opus » dont le héros plongeait littéralement dans les cases, déstructurait la page et influençait la narration. Plus proche de nous, on avait pu suivre les tribulations sentimentales des aspirants mangakas de « Bakuman ». Le lecteur eut ainsi la possibilité de découvrir les coulisses de la création d’un manga en suivant la réalisation d’histoires fictives, elles-mêmes partiellement scénarisée et mises en images dans le manga. En revanche, dans « Le Monde selon Uchu », ce sont les personnages qui, petit à petit, se rendent compte qu’ils ne sont que des acteurs au sein d’une histoire dont la dessinatrice n’hésite pas à se mettre, elle-même, en scène. Immersion dans une œuvre où le lecteur n’est pas que spectateur, mais aussi acteur.

Tout commence comme dans un manga assez classique avec la présentation des protagonistes principaux. C’est la rentrée des classes, Alice, une jeune fille aux cheveux claire se lève, donne son nom et explique que sa grand-mère est d’origine française : ce qui, malheureusement ne lui a pas permis de maîtriser la langue de Molière. Puis, c’est au tour d’Uchu, un garçon banal qui est pourtant le héros de l’histoire. Pour preuve, il a son nom dans le titre du manga. Uchu a un frère jumeau, Shinri, qui au départ se trouve dans une autre classe. Il se distingue facilement l’un de l’autre, le premier a les cheveux longs et le second les cheveux courts. Leur personnalité est également diamétralement opposée. Uchu semble introverti. Peu causant, il est difficile de percevoir le monde dans lequel il vit. Pourtant, Alice va essayer et arriver à le comprendre, du moins en surface. Un autre personnage est particulièrement intrigant : Iya. Ce jeune étudiant semble au premier abord bien dérangé. Il lui arrive, sans raison apparente, de péter un plomb et de crier dans le vide qu’il aimerait que l’on « arrête de le regarder ». Mais qui peut épier les faits et gestes d’une personne comme lui, qui pourrait le persécuter au point de lui faire perdre la tête ? Vous, lecteurs, tout simplement, vous êtes le monstre qui le terrifie.

C’est à ce moment-là que l’histoire commence à dévier. Ce jeune homme a bien raison, quelqu’un l’observe avec insistance. Mais c’est normal, c’est un personnage de manga. Il n’en a malheureusement pas conscience. Uchu, de son côté, l’a compris depuis bien longtemps. Il a analysé la situation, étudié son environnement et conclu que sa vie est éphémère et ses paroles ne sont que des bulles sur du papier. Fataliste, il sait qu’une fois l’histoire terminée et le livre refermé, il disparaîtra comme tous ses camarades. Cela a de quoi le rendre morose en effet. S’il a la faculté de voir les bulles, ce n’est pas le cas de tous les protagonistes. Par exemple, Chiyoko, une jeune fille un peu simple, amoureuse de Iya, ne comprend pas vraiment les sauts d’humeur de celui-ci. Elle ne voit ni les cases, ni les bulles, ni sa vie en noir et blanc, ni, bien évidemment, le lecteur qui l’observe. Par amour, elle est prête à faire des efforts incommensurables et accepter l’invraisemblable. Du côté d’Alice, une fois initiée par Uchu, elle admet qu’elle peut entrevoir les phylactères si elle se concentre. Très cartésienne, elle va bien évidemment trouver cette situation rocambolesque. Finalement, dans « Le Monde selon Uchu » de quel monde parle-t-on ? Ni le lecteur, ni les protagonistes de ce manga ne le savent vraiment. Cela n’a finalement que peu d’importance. La seule chose qui compte, c’est que l’action soit centrée autour d’Uchu, il est, malgré lui, le héros désigné de l’histoire. Mais alors, pourquoi disparaît-il dans le dernier tiers du premier volume ? Voilà encore un fait bien étrange et incompréhensible, même pour le lecteur/acteur de ce manga dont la logique est constamment mise à rude épreuve.

Dans le second et dernier volume, un double d’Alice aux cheveux noirs apparaît. Allégorie d’Ayako Noda, la dessinatrice de cette aventure, qui se met donc elle-même en scène. Le premier tome a permis de poser les bases de l’intrigue et de présenter les acteurs, le second va tout déstructurer pour arriver à conclure cet enchaînement d’événements anecdotiques. Les questions posées sont légitimes : que ferions-nous si l’on apprenait que notre vie ne dépasse pas le cadre très strict d’une case de manga ? Est-on observé en permanence dans tous nos faits et gestes, voire nos moments les plus intimes ? Qui décide de montrer telle ou telle action ? Est-ce que les acteurs d’un manga peuvent sciemment détourner l’attention de l’auteur ou du lecteur ? Le point culminant de cette réflexion apparaît dans un passage où Alice téléphone à Uchu pour lui annoncer une nouvelle qui risque de bouleverser le fil de l’histoire. Cela, dans le seul but de détourner le récit qui s’enfonçait dangereusement dans le voyeurisme avec une scène de douche superflue. Le lecteur l’observe, luttant pour trouver les mots justes, une raison à son appel, un fait marquant à raconter. Mais rien ne lui vient, la scène se met inexorablement en place, sautant d’un personnage à l’autre, cherchant à attirer l’attention du lecteur en jouant sur son désir de connaître le fin mot de l’histoire et donc arriver à le détourner de ses pulsions salaces. Finalement, Ayako ressort de sa douche, elle s’est rhabillée, le lecteur n’a eu que quelques cases parasitées par un dialogue abscons pour se rincer l’oeil. Alice a réussi son coup, elle est soulagée, il n’y aura pas de grande révélation, juste la confirmation que l’on peut être acteur de sa propre histoire, que rien n’est définitivement écrit.

Jeune dessinatrice, Ayako Noda signe ici une oeuvre moderne captivante. Son trait, lâché, accroche sur le papier, il est à la fois dur et léger. Une sorte de mélange improbable d’Inio Asano (« Bonne nuit Pun-Pun ») et de Kiriko Nananan (« Blue »). Ses personnages sont expressifs, elle n’hésite pas à repasser plusieurs fois sa plume afin de noircir les lignes pour créer des émotions intenses ou des attitudes de stupéfaction communicative. Venue rencontrer son public lors du festival d’Angoulême 2016, elle n’était pas spécialement là pour la promotion de sa série fraîchement sortie et disponible en avant première sur le stand de son éditeur : Casterman. Elle était avant tout invitée dans le cadre de l’exposition consacrée au magazine de prépublication HiBaNa. Jeune revue de plus de 500 pages dans laquelle elle officie et dont le premier numéro fut lancé au printemps 2015. Destinée à un public de jeunes adultes, elle propose un contenu censé être plus artistique que ses concurrentes. Ayako Noda étant présente pour expliquer la relation qu’un auteur peut avoir avec son éditeur, en l’occurrence, ceux d’HiBaNa, le successeur du magazine Gekkan Ikki où était publié « Le Monde selon Uchu ». Néanmoins, durant les rencontres programmées avec le  public,  les questions abordées ont principalement porté sur son manga fraîchement publié en français. L’oeuvre ayant apparemment passionné les quelques festivaliers qui avaient pu se la procurer sur place.

Il arrive assez souvent, le temps d’une page, qu’un héros de BD casse la case qui lui sert de carcan afin de donner un effet comique. Mais il est audacieux d’avoir basé l’entièreté de la trame de son manga sur la conscience que peuvent avoir ces héros de papier de n’être finalement que des acteurs en noir et blanc perdu dans un monde en deux dimensions. Pari réussi , l’univers d’Uchu est intrigant et captivant.

Gwenaël JACQUET

« Le Monde selon Uchu » T1&2 par Ayako Noda
Éditions Casterman (€) – ISBN : 2203097132

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