« Au fil de l’eau » par Aoi Ikebe

La collection Horizon des éditions Komikku s’étoffe avec un nouveau titre de Aoi Ikebe : «  Au fil de l’eau ». Cet auteur au trait léger nous avait déjà surpris avec une première oeuvre extrêmement étrange et tout en couleur : « Ritournelle ». La magie continue avec une galerie de personnages énigmatiques dont le quotidien s’égrène devant nos yeux. Lorsque les pages défilent, le lecteur se fait embarquer dans une douce mélancolie qui accompagne les habitants de ce quartier traversé par une rivière nauséabonde. Un train-train quotidien fait de rêverie et de simplicité.

La collection Horizon de Komikku rassemble des manga en grand format (17 x 24cm) aux titres forts, et aux thématiques variées, poétiques, philosophiques, profondes et ambitieuses comme nous le vante la publicité de l’éditeur. Le premier titre, « La Photographe », sortait des sentiers battus en faisant découvrir un Japon inédit à un public qui se voulait large : amateurs de manga, simples lecteurs de bande dessinée ou passionnés du pays du soleil levant. Puis, avec « Ritournelle », le contrat ambitieux a été validé, tellement ce manga est aux antipodes de ce que l’on pouvait rencontrer ailleurs. À part peut-être chez Casterman avec les titres de Taniguchi comme « L’Homme qui marche » ou « Le Gourmet solitaire » qui, pour leur part, restent assez classiques dans le dessin. « Ritournelle » est un manga contemplatif. Dans un couvent, le temps s’égrène nonchalamment et les tâches quotidiennes reviennent immanquablement comme un refrain que l’on fredonne inconsciemment. Dans ce manga, il est question de dieux, mais pas vraiment de religion, de pays, mais on ne sait pas vraiment lesquels, ainsi que de temps qui passe, même si l’on n’en connaît pas vraiment l’époque. Cet endroit est un simple lieu de recueillement pour les femmes où les plus âgées se chargent de l’éducation des plus jeunes. Où l’interaction avec le village voisin est quasiment inexistante. Où les gens vivent en harmonie, mais peuvent ressentir le chagrin ou la mélancolie, tout comme la joie et le partage.

«  Au fil de l’eau » est également un titre très calme. Tout commence par les rêveries d’une vieille dame assise sur un banc face à une rivière. Elle imagine le dîner que sont en train de faire quatre jeunes filles semblant tirées du classique de la littérature américaine « Les Quatre Filles du Docteur March », l’une des quelques lectures qu’elle a dans sa bibliothèque. Mais, ce jour-là, l’illusion tourne court à cause de deux garnements qui, en jouant, ont échappé une bouteille, venue la réveiller. Une fois chez elle, alors qu’elle prend un dîner frugal, elle marmonne qu’elle aurait bien aimé que ce songe « dure au moins jusqu’au foie gras ». Il est beaucoup question de nourritures avec cet autre couple lassé par le train-train quotidien. Le mari, un fonctionnaire banal, ne prend plus plaisir aux repas que sa femme met pourtant tant d’amour à préparer. Toute la journée, elle consulte des recettes, elle ressasse la liste des courses, cherche la meilleure combinaison des ingrédients. Sa vie est rythmée par ce repas du soir qu’elle espère partagé avec sa famille.

Mais le personnage principal de cette histoire, c’est évidemment la rivière. Elle coule au travers de ce quartier en charriant tout ce qu’elle a récolté en amont. Mais elle stagne en aval et reflue des odeurs nauséabondes principalement du côté du jardinet où se trouve le banc où se repose chaque jour la vieille dame. De son côté, le fonctionnaire reçoit chaque mois, depuis des années, des lettres de lycéens qui demandent à ce que la rivière soit nettoyée. Embarrassé par cette persévérance, il ne sait pas vraiment comment agir.

Enfin, il y a tous ces individus qui habitent autour de cette tranchée humide et qui, par la force des choses, la longe quotidiennement. Comme cet ouvrier d’une usine d’optique qui chaque soir enchante son pâté de maisons au mur fin en écoutant de la musique classique sur son vieux tourne-disque. Petit à petit, le lecteur comprend que toutes ces personnes interagissent entre eux sans réellement le savoir. Il est donc facile de s’attacher à cette ribambelle humaine qui fleure bon le vécu.

C’est par son graphisme que Aoi Ikebe surprend le plus. Son trait, extrêmement fin donne une impression de dépouillement. Il y a bien quelques décors servant à situer l’action, mais c’est avant tout l’humain, capté en plein mouvement dans son quotidien qui prime. Ce sont les contours des cases qui cloisonnent ce récit qui ressortent le plus avec leur trait noir et épais. On a l’impression de suivre les personnages à travers une fenêtre ouverte sur leur monde. Le temps défile comme si on observait une fourmilière qui s’active sans que l’on ne puisse l’interrompre. Avec une mise en scène dépouillée, ces cases à moitié vide offre un espace qui pourrait sembler perdu, mais qui finalement montre la vie telle qu’elle est : simple.

À l’instar de la collection Latitudes chez Ki-oon, la collection Écritures chez Casterman et la collection Made In chez Kana, la collection Horizon de Komikku s’inscrit dans une volonté de proposer des oeuvres qui sorte des clichés dans lesquels les titres jeunesse ont enfermé le manga pour s’adresser à un public différent et plus âgé. Un lectorat appréciant la diversité de la bande dessinée franco-belge, mais aussi lecteur de romans classiques ou contemporains. « Au fil de l’eau », tout comme « Ritournelle », devrait donc naturellement se faire une place dans leur bibliothèque.

Gwenaël JACQUET

« Au fil de l’eau » par Aoi Ikebe
Éditions Komikku (16 €) – ISBN : 9782372870917

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