Spécial EC Comics chez Akileos

Suite de mes habituelles chroniques sur les dernières sorties EC Comics en date chez Akileos, cette collection de titres méritant qu’on la suive de bout en bout au regard du travail éditorial nécessaire, patrimonial et courageux que représente cette première vraie intégrale en France. Un petit plus, cependant, cette fois-ci, puisque le « Weird Science » T3 qui accompagne le « Shock Suspenstories » T2 nous réserve une jolie surprise…

« Shock Suspenstories » T2

On commence avec ce « Shock Suspenstories » T2 particulièrement brillant ; pour tout dire, un volume assez exceptionnel par son intensité de contenu. Vous aviez aimé le T1 (http://bdzoom.com/?p=76488) ? Vous allez adorer ce T2 qui enfonce le clou avec courage et pugnacité, renforçant le discours critique et aiguisé de Gaines et Feldstein envers les dérives de la société américaine de l’après-guerre. En relisant ces épisodes, on comprend toujours mieux pourquoi ces comics EC attirèrent tant les foudres du maccarthysme au début des années 50… Avec le recul, c’en devient édifiant. Si l’ensemble des titres EC Comics contenait une critique des mœurs, parfois sous-jacente mais toujours présente même dans des récits d’horreur ou de SF, celle-ci ne fut jamais plus puissamment et frontalement exprimée que dans « Shock Suspenstories », titre mêlant plusieurs genres (SF, horreur, guerre, polar) dont l’un spécifiquement sociétal, se penchant sur les maux de l’époque en dénonçant clairement le racisme, la violence, la guerre, le viol, l’intégrisme, la corruption, l’autodéfense, le lynchage, et de manière générale la terrible hypocrisie de bon nombre de « bons Américains » qui – derrière leurs jolis discours et leur belles apparences – font preuve au quotidien et de manière pernicieuse d’une morale étriquée et réactionnaire engendrant les violences qu’eux-mêmes disent combattre au nom de la vertu. Sur ce point, les deux épisodes « … Et tu récolteras ce que tu as semé ! » et « Avec reconnaissance… », se penchant respectivement sur la peine de mort et le racisme (et tous deux somptueusement dessinés par Wally Wood), sont des exemples magnifiques de ce combat humaniste d’EC Comics contre la médiocrité violente des êtres ; leur lecture en est même poignante, suscitant une véritable émotion et engendrant la réflexion éclairée. Nous sommes donc loin, très loin – et pour tout dire à l’exact opposé – du cliché diffamant de publications dépravant la jeunesse dans des récits où le crime et le stupre seraient soi-disant sublimés, disséminant le vice chez ses lecteurs…

Il est étonnant de voir combien la charge du Dr Wertham contre ces comics (je parle bien de ceux-ci, et non des autres titres qui pouvaient surfer de manière putassière sur des modes proposant aussi le pire…) a pu prendre alors qu’il suffit d’ouvrir un EC Comics pour comprendre tout de suite combien le meurtre est laid et combien le meurtrier l’est tout autant, totalement égaré dans une existence pétrie d’ombres peu enviables… Comme souvent dans l’histoire humaine, on a traité de dépravé, de dégénéré ou de fou celui qui justement dénonçait la dépravation, la dégénérescence et la folie – parce qu’il l’abordait frontalement, sans hypocrisie, contrairement aux bien-pensants planqués derrière leurs postures « comme il faut ». Dans le superbe « … Et tu récolteras ce que tu as semé ! » dont j’ai parlé plus haut, tout ceci est magnifiquement exprimé, dans un esprit humaniste néanmoins glaçant par le constat qu’il dresse : dans une narration parallèle, on apprend comment le parcours d’un jeune homme a fini par le mener sur la chaise électrique ; à gauche, les faits racontés par les parents puritains et moraux, et à droite les mêmes faits exprimés par leur fils qui a « mal tourné ». Au fur et à mesure de ce processus narratif, un contraste immense naît entre les deux paroles, les deux vérités, allant même jusqu’à la dichotomie absolue entre ce qui a été pensé comme bon et ce qui a été ressenti comme mauvais. Deux vérités dans une même réalité, et au final un garçon innocent totalement perverti par l’autorité de la morale et de la bienséance sociale avec la mort brutale en cours de chemin, et des bourreaux dans le déni et bien vivants qui pleurnichent avant tout sur eux-mêmes. Le ton employé, l’évolution du récit et le dénouement tragique de cette histoire sont tout simplement bouleversants ! Ci-dessous, vous trouverez un extrait d’une planche de cet épisode où l’un des faits décrits expose explicitement le sujet de l’accusation portée sur les comics et leur soi-disant malfaisance.

Dans l’ensemble, les épisodes de ce deuxième volume de « Shock Suspenstories » sont donc d’un très grand intérêt de fond et de forme. Et avant de finir sur un petit mot sur les dessinateurs (prochain paragraphe, quand même !), je me dois de parler de quelque chose dont on ne fait que trop peu l’écho au travers des articles sur EC, à savoir la prose de Gaines et Feldstein. Non pas le propos (qu’on remarque et qu’on commente allègrement), mais la qualité littéraire des textes de ces auteurs de « culture de seconde zone ». Évidemment, ce n’est pas du Shakespeare, ce n’est pas ce que je dis, mais néanmoins, il y a là (même dans les tics inhérents à la culture populaire ou bis des pulps et autres films Z) un véritable rythme, un sens de la dramatisation et de la manière dont on campe une situation et un personnage en quelques lignes d’introduction – toutefois riches jusqu’à la coquetterie d’épithètes en tous genres – assez expressives pour qu’on soit immédiatement et totalement plongés dans une atmosphère, une situation, un drame… Il y a là une vraie dramaturgie, non dénuée de style et très reconnaissable dans sa scansion théâtrale. Certains pourraient rire de ces textes et de l’approche que j’en fais ; mais ce sont aussi sûrement les personnes qui – avant que le genre ne soit porté en majesté – ont méprisé durablement le polar, considéré comme une sous-littérature pendant des décennies alors qu’il portait déjà en lui des mots – certes populaires, certes ancrés dans une mythologie urbaine loin des bibliothèques de haut vol – qui ont fondé un nouveau visage littéraire de qualité, une nouvelle facette de la fiction dont les racines se trouvent pourtant dans certains méandres du XIXe siècle (ne l’oublions pas). Le foisonnement d’épithètes et le style à la fois direct et sinueux de Gaines et Feldstein est empli d’une force d’évocation et d’un esprit narratif de tout premier ordre, alliant justement culture populaire et qualité de langage. Ils en jouent, parfois à l’excès, mais peu importe : à chaque nouveau récit, le texte d’introduction nous claque dans la tronche ou nous transporte immédiatement – nous arrache, presque – jusque dans un contexte déjà trop plein des contradictions des personnages, immergés dans le drame à venir, inexorablement. Du grand art, quand on voit le nombre d’épisodes signés par ce duo salvateur et culotté qu’on ne peut qu’admirer.

Un petit mot sur les dessinateurs, donc, comme promis. Je ne peux pas faire l’impasse là-dessus, même si j’ai déjà tant de fois dit tout le bien et l’admiration que j’ai pour ces artistes… Malgré un agencement de styles assez hétéroclites (le velouté souple et sensuel de Wood, le réalisme charbonneux et quasi caricatural de Kamen, l’élégance de trait de Williamson, le ciselé libre de Crandall ou le beau noir et blanc sculpté d’Orlando ou d’Evans), il se dégage de l’ensemble de ces récits une remarquable cohérence esthétique. L’outrance à peine retenue de Kamen nous séduit avec un léger agacement, Wood nous enchante à chaque case par sa facilité déconcertante à poser les choses dans des compositions et un esprit très incarnées, Orlando et Evans nous épatent par la classe de leur trait et leurs à-plats judicieux dans la dramaturgie, Williamson nous transporte à travers les époques avec ses hachures et ses fantaisies, et Crandall nous heurte par son réalisme tangent… Bref, une lecture en tous points réjouissante… À suivre sans modération.

« Weird Science » T3

Avec ce troisième tome se clôt cette première édition en VF de « Weird Science » (pour lire les articles que j’ai consacrés ici même aux deux premiers volumes et donc faire connaissance avec ce titre si vous ne le connaissez pas encore, cliquez sur les liens suivants – T1 : http://bdzoom.com/?p=56450 et T2 : http://bdzoom.com/?p=83256). Et avec ce troisième tome se révèle à nous une très bonne surprise : à chaque dernier volume édité d’une série EC Comics, Akileos joindra un fascicule souple de la même taille que les albums de la collection qui reprendra l’intégralité des couvertures originales, en pleines pages et en couleurs. Une excellentissime nouvelle, car nous étions nombreux à déplorer que ces superbes couvertures ne soient reproduites qu’en minuscule en quatrième de couverture malgré notre joie de lire les épisodes intérieurs dans un noir et blanc plus que bienvenu. Nous allons donc enfin pouvoir redécouvrir ces petits bijoux réalisés par Feldstein et Wood, dont certains sont si beaux qu’on en pleurerait (surtout celles de Wood).

Je serai beaucoup plus concis que dans la chronique ci-dessus sur « Shock Suspenstories », non pas que « Weird Science » soit de moindre qualité, mais parce qu’il suscite moins de cheminements complexes et complémentaires que pour ce premier titre. Néanmoins, « Weird Science », c’est la SF dans tous ses états, et il convient de souligner à nouveau combien ce titre aborda toutes les facettes de ce genre si riche et évolutif depuis ses débuts, ne se cantonnant pas aux seuls extra-terrestres et autres odyssées cosmiques. Du space opera à la bizarrerie technologique, du monde parallèle aux ovnis belliqueux, de l’expérience scientifique au péril intersidéral, toutes les voies sont bonnes pour nous mener jusqu’à des arcs narratifs ayant corps avec la science-fiction dans son sens le plus global. Le dépaysement opéré d’épisode en épisode évite les écueils de la série ronronnante, essayant – souvent avec succès – de nous surprendre par le cheminement que prend l’histoire…

Du fin fond d’un labo de scientifique à moitié cinglé jusqu’aux confins de l’univers, « Weird Science » nous convie à tous les possibles du voyage SF. Et c’est un vrai bonheur… d’autant plus que ces récits sont servis par le gratin de l’époque, une fois encore : Wood, Williamson, Orlando, Elder, Frazetta et j’en passe… À noter : ce volume contient le mythique et historique et fantastique « My world » de Wallace Wood, épisode emblématique de l’artiste qui procède là à une mise en abîme de ses créations sur le papier avec son univers intérieur (paru dans « Weird Science » #22, tout dernier numéro de ce titre)… Contenant quelques belles adaptations de Bradbury par Feldstein, ce dernier volume de la série a de quoi combler tout vrai fan de SF.

Cecil McKINLEY

« Shock Suspenstories » T2, collectif

Éditions Akileos (26,00€) – ISBN : 978-2-3557-4234-7

« Weird Science » T3, collectif

Éditions Akileos (28,00€) – ISBN : 978-2-3557-4230-9

Galerie

7 réponses à Spécial EC Comics chez Akileos

  1. JC Lebourdais dit :

    Qui fait la traduction ?

    • Traductions respectives de Philippe Touboul et Richard Saint Martin.

      • Thark B. dit :

        Je l’ai enfin, ce T3 ! :-) Effectivement, le fascicule reprenant les couvs originales en couleurs, mais quel régal !!!
        [Une petite bourde à noter : dans le sommaire, un récit fameux ("Les longues années", adaptation par Feldstein d'une nouvelle de Ray Bradbury) est attribué, pour le dessin, à Harvey Kurtzman... alors que ces planches sont du pur Joe Orlando (la 1ère case affiche d'ailleurs la signature d'Orlando bien en évidence...)...]

        Dans ce dernier volume de Weird Science, la (re)découverte en n&b de l’Art de tous ces illustrateurs exceptionnels est une expérience fantastique : pour la plupart, leurs pages sont une vraie splendeur, ni plus ni moins (… qui mériterait d’ailleurs un format plus grand pour un impact total !).
        Par exemple, tout comme pour Wallace Wood qui semble être en état de grâce à l’époque, incroyablement à l’aise dans la SF, les dessins d’Al Williamson sont comme transcendés par ces délirants univers « crypto-scientifiques » et la fantaisie débridée du Space Opera. Il réussit le tour de force d’être à la fois puissamment réaliste et d’une classe folle, tout en étant étonnamment expressionniste. Subtilement intégrés à ses coups de plume & pinceau (un encrage à tomber !!!), les trames et grisés ‘mécaniques’ sont utilisés de main de maître…
        Aussi désuet qu’il puisse paraître, le récit « Anomalie spatiale » (dont vous montrez la 1ère page ci-dessus, Cecil) n’a rien à envier au meilleur d’Alex Raymond ou d’Hal Foster, sensualité incluse… Miam !
        Grace au noir et blanc et à la veine réaliste qu’il abandonnera par la suite, Bill Elder me frappe par l’intensité et l’intemporalité de son style (… alors que, de son propre aveu, la SF n’a jamais été complètement sa ‘cup of tea’). Dans l’histoire « Mis à nu » par exemple, son graphisme et ses compositions ont un impact et une étrangeté qui ne sont pas sans évoquer un auteur comme Charles Burns (« Blackhole »)…
        Les planches les moins « space » ^^ et les moins exotiques en apparence sont celles de Jack Kamen. Un cas spécial : même au sein de Weird Science, Gaines & Felstein lui concevaient des récits sur mesure (surtout centrés sur les règlements de compte hommes/femmes, la manipulation sentimentale et les dérapages passionnels), sans qu’il ait à mettre en scène le decorum futuriste et le foisonnement de détails SF/Fantasy propres à ses confrêres de chez EC. Pourtant, avec le recul, quelle efficacité ! Il y a quelque chose d’hypnotique et d’obsessionnel dans les planches et les personnages de Kamen (sans parler de ses fameuses « femmes d’intérieur fatales & hollywoodiennes » ;-) , machiavéliques souvent, touchantes parfois… ).
        Bref, de la page 7 à la page 202, le menu est copieux et absolument succulent…

        Qu’il s’agisse de suspense, d’horreur, d’aventure ou de Science Fiction, pour tous ceux qui passe(ro)nt à côté de ces passionnantes rééditions EC par Akileos, je dis haut et fort : QUEL DOMMAGE !!!
        Viendez, les gens, découvrez ces oeuvres fantastiques, il n’est jamais trop tard ! Au 1er et au 2nd degré (ben oui, ancienneté oblige), ces récits « à haute valeur graphique ajoutée » sont une régalade dont il ne faut pas se priver.
        Croyez-moi ! :-) *******

        • Hello Thark, merci de ce commentaire toujours aussi passionné ! ;)

          Cecil

          • Thark B. dit :

            Bah, merci à vous et vos « partners » du site, surtout ! :-)
            (… je confesse que si je n’me retenais pas, j’aurais dix fois plus de choses [pas toujours intéressantes, sans doute ^^] à exprimer, et pas uniquement pour ce qui touche aux « Warren, ici !!! »…. euh sorry, je voulais dire : « Warren, EC » ! ;-)
            Mais je n’ai pas envie d’engorger de façon abusive la colonne Derniers Commentaires de la page d’accueil, … alors je réfrène violemment la terrible « digitalite claviéreuse et bonus-chroniquesque » dont je souffre, sans aucun espoir de guérison… ^^
            Priez pour moi, mes frêres, et autres ouailles de bonne volonté !

  2. Thark B. dit :

    Marrant, de comparer les traductions…
    J’ai noté que certains récits de ce « Shock SuspenStories T2″ – notamment ceux dont vous avez choisi la ‘splash page’ dans votre chronique, Cecil – figurent dans le seul et unique recueil des « Meilleures Histoires de Suspense » (issues d’EC) compilées et publiées par les Humanoïdes Associés (coll. Xanadu) en 1983.
    (Celui par qui le virus m’a atteint, d’ailleurs ;-) ).
    Dans cette (rarissime) version, « Le démon » devenait… « Le singe » ! Et la très représentative histoire signée Gaines/Feldstein – Kamen, appelée ici « La belle et la baie » (!) était quant à elle titrée : « Chaud et froid ! »…
    En 83, c’est le fameux Doug Headline qui était aux commandes de la traduction ; on lui doit aussi une bonne partie des excellentes Versions Françaises des « Creepy » & « Eerie » réédités par Delirium.

    Akileos/années 2000 – versus – Humanos/années 80… ^^ Je ne saurais dire qui a le mieux retranscrit la saveur et la tonalité particulière des dialogues et des récitatifs made in « 50′s EC Comics »… !
    En tout cas, chez Xanadu, les pages EC bénéficiaient d’un format idéal pour mettre en valeur le graphisme de chaque auteur (23×31,5) ; en revanche, le papier était de couleur « jaunâtre vintage », alors qu’Akileos nous offre un beau papier blanc qui fait ‘péter’ le noir et blanc à la figure.
    Allez : 1 partout, la balle au centre… ;-)

    • Hello Thark,

      Vous avez l’œil ! ;) On le sait, une édition idéale, insurpassable, ça n’existe pas… ou très rarement ! Ainsi, d’édition en réédition (lorsque c’est le cas, ici nous parlons néanmoins de choses trop rarement éditées), on appréciera telle ou telle chose qui est ici et qui manque là… Le tout est de ne pas trop céder aux sirènes des multiples rééditions n’apportant rien de plus ou d’important afin de ne pas trop encombrer une bibliothèque déjà submergée de papier… mais la patine des albums des Humanos de la grande époque, c’est quand même la classe… !

      Bien à vous,

      Cecil

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