« Trashed » par Derf Backderf

Décidément, lorsqu’on oriente un peu son regard au-delà des rérérérérérérérérééditions de Panini Comics dans un « nouveau format » et des autres super-sliperies se réinventant constamment (sans rien inventer qui tienne la route), lassant le lecteur dès les premières pages malgré les explosions et les poitrines généreuses, les albums comics VF intéressants de la rentrée s’avèrent plutôt éthiques, reflétant les désastres du monde souvent de manière bien plus incisive et frontale qu’ici… Ainsi, après avoir parlé des échos existant entre certains comics récents et le phénomène des migrants ainsi que le combat écologiste, aujourd’hui nous allons nous pencher sur le gaspillage et les déchets de notre société de consommation avec « Trashed ». Vachement excitant et super sexy, non ? Non. Drôle et édifiant.

Outre ses bandes dessinées, Derf Backderf réalise aussi de nombreux dessins de presse depuis des années, ce qui confirme que notre homme entretient un lien étroit avec l’actualité et la marche de notre monde. Le voir consacrer un album au métier d’éboueur pour mieux révéler l’état de surconsommation et de gaspillage de notre société moderne n’est donc pas une surprise… Qui plus est, avant de faire ses études de journalisme, Backderf a été éboueur pendant un temps, et c’est de cette expérience particulière qu’il a tiré ce « Trashed », d’abord Å“uvre autobiographique, reprise par la suite comme récit fictionnel inspiré par les souvenirs de l’auteur et le constat de l’évolution pas toujours exemplaire de la société américaine… Le ton est délibérément humoristique, avec une petite constante sarcastique, et le traité graphique s’inscrit dans une longue lignée de comics underground, à la fois souple et grinçant. Mais il ne s’agit pas ici d’une simple fronde potache, malgré les apparences : le trait rond, les gags et les dialogues qui tuent ne sont là que pour mieux parler d’un sujet terrible en empruntant une voie plus légère… mais il y a une éthique forte, n’en doutons pas ! D’ailleurs, au-delà de la blague, l’auteur introduit et conclut son récit par deux « notices dessinées » sur l’histoire des déchets dans l’histoire de l’humanité et sur l’état actuel de la situation afin de sensibiliser et d’expliquer au lecteur l’étendue des dégâts et l’urgence qu’il y a à s’occuper sérieusement de ce problème… Mais Backderf ne traite pas que de la condition des éboueurs et de la conscience écologiste, ici : il va beaucoup plus loin dans la critique, tenant compte intelligemment de toutes les ramifications qu’implique l’analyse de ce sujet. On le sait, depuis quelque temps la question du gaspillage alimentaire, de l’obsolescence programmée, de la surproduction et de la pollution des déchets fait de plus en plus débat, et « Trashed » arrive à point nommé pour enfoncer le clou.

Donc, bien sûr, à travers le quotidien de J.B. et de Mike, les deux potes de lycée qui travaillent maintenant en tant qu’éboueurs, c’est bien des conditions de travail, du regard des autres sur ce métier souvent méprisé et des relations compliquées que cela implique dont il est question en tout premier. Mais au fil des pages, c’est un peu l’état de notre humanité quotidienne, l’illogisme du système dans lequel on vit et l’avenir des êtres humains sur cette planète qui se font jour. Entre deux gags, il y a souvent la compassion, la consternation, la révolte qui surgissent, çà et là, à travers des petits faits, de simples anecdotes qui en disent pourtant long sur l’état du désastre annoncé… Il y a d’abord les relations entre les gens, impossibles ou difficiles à cause de trop d’égoïsme, d’égotisme médiocre, de non-partage, de manque d’empathie, de j’men-foutisme ; on met nos merdes sur le trottoir sans se soucier une seule seconde de l’homme qui va les ramasser pour nous. Dans la même veine, il y a la non-conscience volontaire d’un déclic écologiste, les gens préférant rester dans un système de surconsommation générant beaucoup trop de déchets plutôt que d’amorcer une nouvelle façon de vivre pour sauver notre planète. De la surconsommation à la crise des subprimes il n’y a qu’un pas que l’auteur franchit allègrement – et avec raison. Ainsi, nous assistons à des scènes où ce qui se trouve sur le trottoir, dans les poubelles, n’est pas là par choix mais à cause des expulsions expéditives qui ont mis des familles à la rue, tous leurs biens se retrouvant bloqués dans des maisons qui seront ensuite vidées par des sbires du système. Jouets d’enfants, photos de famille, meubles générationnels, objets de souvenirs… des vies entières sur le trottoir. Un drame économique et humain, cause/conséquence de la crise… Enfin, n’oublions pas de parler du fonctionnement du service d’entretien dans lequel travaillent nos deux compères, lui aussi exprimant un dysfonctionnement sociétal et humain, encore sujet à l’archaïsme hiérarchique et autoritaire de rigueur – et hautement dévalorisant, voire humiliant.

C’est bien à la dégénérescence annoncée de notre système de surconsommation et de gaspillage que fait directement allusion cet ouvrage, mais aussi à la déperdition de la relation à l’autre dans une société qui n’est plus respectueuse ni constructive… sans parler des répercussions désastreuses de notre pollution quotidienne. L’auteur a la bienveillance de ne pas tout nous jeter à la figure de manière brutale, passant plutôt par l’humour rigolard et décomplexé pour peut-être mieux nous toucher – ce qu’il réussit naturellement à faire. Entre deux rires, de réelles questions sont posées, et une vraie réflexion s’enclenche… Ainsi, cette phrase mise en exergue : « Imagine l’économie comme un immense tube digestif. Et nous on est là, devant le trou du cul du libéralisme, à nettoyer. »

Cecil McKINLEY

« Trashed » par Derf Backderf

Éditions Çà et Là (22,00€) – ISBN : 978-2-36990-216-4

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5 réponses à « Trashed » par Derf Backderf

  1. PATYDOC dit :

    Les parutions panini seraient elles éthiques parce qu’on n ‘y trouve plus de poitrines généreuses ? Ce serait placer la morale a un bien mauvais endroit ! A moins que vous ne vouliez dire qu’elles sont étiques, c ‘est-à-dire bien maigres, donc peu intéressantes, ce qui semble être le cas, en dépit des dites poitrines généreuses, un tic tout de même agréable à relever !

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Patydoc,

      Comme vous le répond Michel Dartay ci-dessous, vous n’avez pas bien lu ce que j’écris, et avez même compris tout le contraire de ce que je disais…
      Je dis justement qu’à côté des comics mainstream utilisant de manière putassière le sexy et la violence, il y a d’autres comics qui sont de nature bien plus éthique et intelligente, abordant des sujets importants de notre société, ne cherchant pas à attirer le lecteur avec des trucs superficiels. Une poitrine généreuse n’est pas un problème en soi, mais elle le devient lorsqu’on se sert d’elle gratuitement pour exciter le lecteur masculin afin qu’il achète le comic pour se rincer l’Å“il sans qu’aucune substance scénaristique ne soit en jeu… Mais bref! Je suis un peu étonné de devoir répondre quelque chose à propos de ça, qui n’était qu’une accroche pour introduire mon article, alors que cet album devrait plutôt provoquer des réflexions bien plus fondamentales… Mais bon, c’est comme ça!
      Bien à vous,

      Cecil (fan de Little Annie Fanny et des X-Men)

  2. Michel Dartay dit :

    Oh lala, Patydoc, vous devriez lire plus sérieusement les articles de Cecil!
    Quand il parle d’albums éthiques intéressants, il s’agit de ceux qui ne sont pas édités par panini, celui de Derf Backderf chez Ca et là, par exemple, qui parle d’éboueurs, de gaspillage et donc d’écologie.
    On est très loin des comics de super-héros basiques, où les hommes arborent une musculature de body-builders améliorés aux éléments nutritifs, et où les femmes ont parfois des silhouettes sexy, proches de pin-up de Playboy ou de pas mal d’actrices de films pornos, opérées de façon esthétique, aérodynamique et impressionnante. Et que certains dessinateurs représentent, habillées dans les positions ou sous les angles de vue les plus favorables au voyeurisme et à l’excitation adolescente.

  3. Quand je vois les problèmes de compréhension qu’ont certains lecteurs de comics, je me dis qu’ils feraient peut-etre mieux de retourner à l’école pour apprendre les bases de la lecture classique.

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