« Kid Eternity » par Duncan Fegredo et Grant Morrison

Pour cet article « comics » de rentrée – et parce que nous sommes encore en août malgré tout – je vous propose un petit coup d’œil sur l’un des rares bons albums parus en cette période estivale : « Kid Eternity ». Une revisitation plutôt dingue et sombre d’un personnage datant de l’Âge d’Or, signée Grant Morrison et somptueusement mise en images par Duncan Fegredo.

Au départ, il y a le Kid, apparu sous la plume d’Otto Binder et le pinceau de Sheldon Moldoff dans le numéro 25 de « Hit Comics » en 1942. Nous sommes donc en pleine seconde guerre mondiale, et le jeune héros est abattu avec son grand-père alors qu’ils sont à bord d’un bateau, torpillé par un U-Boat. Mais voilà, il y a un hic : selon l’ordre suprême des choses, le garçon est mort 75 ans trop tôt. Aïe. Embarras en haut lieu… Alors, pour réparer cette bourde, les instances supérieures décident de ramener le Kid à la vie avec la mission de faire le bien sur Terre et le pouvoir de convoquer toute figure historique ou mythologique en disant le mot « éternité ». Le Kid est assisté par une sorte de guide, M. Gardien, le greffier à l’origine de l’erreur fatale. Kid Eternity rencontra un certain succès, au point d’avoir son propre titre au printemps 1946, mais pas assez pour perdurer au-delà de quelques numéros, et il disparut jusque dans les années 70 où DC racheta les droits de ce personnage édité initialement chez Quality Comics. Utilisé çà et là au sein de quelques titres, il ne réussit pourtant pas à s’imposer et disparaît à nouveau, oublié de tous… ou presque. Car l’histoire moderne des comics va connaître l’émergence du fameux « brit pack » avec son aéropage d’auteurs britanniques qui vont s’emparer des créations américaines pour leur tordre génialement le coup en les investissant avec un regard neuf tout autant qu’une parfaite connaissance de leur histoire. C’est l’époque des Alan Moore, Neil Gaiman et autres… Grant Morrison.

Morrison déboule chez DC Comics à la fin des années 80 en reprenant deux créations antérieures tombées dans l’oubli et considérées comme mineures, « Animal Man » et « Doom Patrol », les explorant sous un nouveau jour et s’en servant pour instaurer d’autres manières d’aborder le récit super-héroïque, souvent iconoclastes. De la même façon, son fameux « Arkham Asylum » fait grand bruit et secoue le cocotier en plongeant Batman dans le célèbre asile où il est sous-entendu qu’il y aurait toute sa place, l’homme-chauve-souris n’étant pas moins dingue que ceux qui y sont enfermés – dixit le Joker et… Morrison ? « Kid Eternity », mini-série éditée en 1991, s’inscrit dans la même lignée, reprenant à la fois un personnage oublié pour le réinventer et le plongeant dans un récit aux frontières de la folie, mis en image par un Duncan Fegredo dont le style peint et exacerbé n’est pas sans rappeler le travail de McKean dans « Arkham Asylum ». Et là, Morrison n’y est pas allé avec le dos la cuillère… Sa version de « Kid Eternity » n’a plus rien à voir avec l’image lisse du personnage originel, véritable plongée en enfer hypnotique, hallucinatoire, quasi épileptique, foisonnant de brouillards colorés transpercés par des furies visuelles. C’est sombre, c’est dingue, ça transpire l’angoisse entre quelques rares moments où un humour sciemment tiède ne contrecarre pas totalement la peur de l’inconnu et de la mort qui semble tout dévorer…

Ici, le Kid – qui a quelque peu grandi – s’est échappé de l’enfer en se servant de l’âme de Jerry Sullivan, humoriste raté qui se retrouve entre la vie et la mort dans un bloc opératoire après un accident de voiture alcoolisé. Le Kid a besoin de Jerry pour retourner en enfer afin d’aller y chercher M. Gardien et de l’en faire sortir, mais la mission va prendre une tournure inattendue… Jerry Sullivan – comme le lecteur – se retrouve trimballé dans cette quête où il ne comprend que couic, découvrant ce qui se cache derrière l’ordre des choses sans pouvoir l’assimiler totalement. Car il faut le dire, et ce n’est pas un défaut mais un parti pris qu’on doit accepter ou non lorsqu’on parcourt cette œuvre, « Kid Eternity » est une création où l’on ne comprend pas forcément tout. Il ne faut pas la lire comme une œuvre linéaire, cartésienne, où l’on se sent en toute-puissance et où l’on se contente de suivre le récit selon les habituels préceptes de la narration descriptive. Il faut accepter de s’y perdre, de se questionner, de plonger sans savoir où l’on va et si l’on va y trouver quelque chose qui corresponde à ce que l’on attendait – même inconsciemment. À l’instar de certains poèmes qu’on ne peut comprendre qu’en les lisant à voix haute, leur sens venant de la musicalité des mots et de leurs couleurs plutôt que par ce qu’ils représentent ou signifient, « Kid Eternity » nous demande autre chose en tant que lecteur que d’être passif ou suiveur, mais bien réceptacle actif et sensible, ouvert, apte à vibrer plutôt qu’à analyser, afin de mener le voyage jusqu’à son terme. Celles et ceux qui refuseront de se laisser aller à la poésie, à la magie, à l’obscurité et aux fulgurances du mot, de la couleur, de l’énigmatique, risquent de se retrouver plus que désemparés. Non pas qu’il n’y ait aucune histoire, bien au contraire, mais elle prend des chemins de traverse dont l’étrangeté envahit tout l’espace.

Car « Kid Eternity » n’est pas qu’une déflagration artistique. À travers ce récit, Morrison amorce certaines choses ayant des répercussions sur notre vision des super-héros. Il revient sur l’origine et l’histoire du personnage en révélant une vérité cachée – ou qui n’aurait pas été comprise ou abordée à l’époque – dans un esprit typique de ce tournant des années 80-90 où la noirceur et le glauque eurent la part belle ; un processus que d’aucuns pourraient aujourd’hui juger quelque peu caricatural et systématique, avec le recul, mais qui n’est pas sans intérêt, loin de là (cette sorte de surenchère dans l’affirmation d’un âge adulte devant faire exploser les tabous et plonger les héros dans les ténèbres a permis une réelle évolution des comics super-héroïques qui tendaient à rester dans leur carcan par trop basique). Au sein des méandres de l’histoire et de son dénouement, Morrison donne aussi son explication de l’apparition des super-héros sur Terre, sans s’appesantir dessus, l’effleurant juste assez pour nous interloquer et nous faire cogiter, ouvrant ainsi une nouvelle dimension sur la cause de cet événement si fantastique… Certains trouveront que cette œuvre est trop absconse, hermétique, ou encore le produit d’un auteur s’évertuant à perdre le lecteur en en faisant trop dans le procédé elliptique ou énigmatique. Mais quoi qu’il en soit, « Kid Eternity » est une œuvre intéressante et symptomatique de Morrison, véritable laboratoire d’un renouveau nécessaire à l’époque et fruit d’un esprit brillant n’ayant pas peur de désarçonner pour mieux réinventer le genre. Et puis, au-delà du texte et du récit, il y a les dessins-peintures de Fegredo, à une époque où il flirtait avec le style de McKean et de Sienkiewicz, nous offrant des images souvent fascinantes, pleines de bruit et de fureur mais aussi de poésie mystique. Un album difficile, certes, mais qui vous apportera des émotions rares si vous réussissez à sauter le pas.

Cecil McKINLEY

« Kid Eternity » par Duncan Fegredo et Grant Morrison

Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7681-3

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