N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2025 !
Lire la suite...« Onkr, l’abominable homme des glaces » : un présent perpétuel omnivore… (deuxième partie)
Suite de l’article analytique d’Yves Morel sur la série « Onkr, l’abominable homme des glaces », série comique parue dans Le Journal de Mickey entre 1961 à 1972 et dont l’intégralité est aujourd’hui disponible en albums au Coffre à BD (pour la première partie, voir : « Onkr, l’abominable homme des glaces » : un présent perpétuel omnivore… (première partie)).
Absence de scénario pour des élucubrations de clowns pitoyables au sein d’un monde dérisoire
Au scénario est substitué un numéro clownesque permanent en forme de farce, constamment renouvelé par l’imagination débridée de l’auteur, et dont la seule visée est l’amusement du lecteur, fasciné par la pitrerie.
Celle-ci se trouve encore accentuée par le langage des Onkriens (que leur ont fait acquérir les savants) dont la transcription montre que ces derniers n’ont pas dépassé le stade phonétique et n’accèdent pas aux registres grammatical et conceptuel (bien que certains de leurs propos, très caractéristiques du langage courant de notre société contemporaine, semblent indiquer le contraire).
La série perd d’ailleurs une part importante de sa saveur à partir du moment où (à la suite de l’intervention du Pr Schnietzsche), Onkr et son père parlent comme tout le monde, en langage lexicalement et grammaticalement structuré.
De la même façon que les spectateurs d’un cirque s’amusent des farces et des gags d’un duo ou d’un trio de clowns ici et maintenant, sans avant ni après, le lecteur s’amuse des péripéties de cette série rythmée et scandée par les actions et les paroles des Onkriens, sans se préoccuper de la logique et de la continuité de l’histoire et de la saga en général. En cela, on peut qualifier Onkr de série de BD sans histoire. On peut presque affirmer que ses auteurs ont introduit les caractéristiques et les règles de la simple planche dessinée sur une seule page dans une série qui se présente comme une saga constituée par une succession d’histoires à thème spécifique. Cette contradiction est l’un des éléments de l’originalité de cette série.
Le côté burlesque de cette dernière apparaît avec sans doute encore plus d’éclat dans les histoires d’Onkr et de son père au sein de la civilisation, après qu’ils aient quitté leur monde préhistorique sibérien. Onkr se trouve alors très vite confronté à Mr N. Celui-ci a, a priori, de quoi inquiéter. Riche, puissant, disposant d’un personnel nombreux, il aspire à dominer le monde pour en tirer le plus grand profit personnel. Sa mine antipathique, sa calvitie intégrale, son œillette de borgne, son perpétuel uniforme militaire, sa cravache, son caractère coléreux et tyrannique ne rassurent pas.
Pourtant, il se montre plus ridicule que redoutable, et le primitif Onkr déjoue facilement ses plans, venant à bout de ses vaisseaux (marins et spatiaux), de ses machines, de ses armes et de ses hommes de main. Mais le plus drôle et le plus invraisemblable résident dans le caractère loufoque des moyens mis en œuvre par cet ersatz bouffon de génie du mal : captation et corruption de Papa Onkr , perturbation du trafic automobile, rapt de vedettes du show-biz et tentative d’imposition d’une chaîne de télévision nouvelle , robots introduits partout dans les villes et les foyers, interventions dans le milieu du cinéma.
Toutes ces tentatives aberrantes font de Mr N une caricature délirante et ridicule du docteur No de Ian Fleming (et Terence Young) dont il est vraisemblablement inspiré. Mr N est au Dr No ce que Tarzoon est à Tarzan, une caricature pitoyable et comique. Au fond, ce que Jean Malac (1), son successeur Yvan Delporte (à partir de l’épisode « Trafiquants du trafic » publié du no 936 au no 956 du Journal de Mickey datés du 24 mai et du 11 octobre 1970 et correspondant au tome 14 de l’édition en album au Coffre à BD) (2) et Tenas (le dessinateur) (3) nous montrent, c’est que, ainsi que Hegel l’avait déjà pressenti, la tragédie de la vie est une comédie, voire une pitrerie, que les situations les plus terribles sont également les plus cocasses, et que les événements dramatiques ne laissent pas d’être dérisoires et comiques.
Un fou mégalomane dictateur (ou aspirant tel) est aussi un clown, tout Dr No cèle en lui un Mr N, et ses entreprises les plus monstrueuses sont des farces stupides.
La comédie humaine est un théâtre de marionnettes et un numéro de clowns. Tous les « civilisés » de la saga onkrienne sont des clowns qui se comportent comme tels parce qu’ils sont des êtres inconsistants, invertébrés, amorphes, falots, sans caractère, donc voués à se laisser ballotter et violenter par les événements ou par plus fort qu’eux, et ce quelle que soit la considération à laquelle leur position sociale leur donne censément droit.
Ainsi, les savants sont proprement affligeants. Les deux paléontologues, Schmoll et Dugommier, ont un comportement ridicule et manquent de caractère autant que d’intelligence ; les inventions du Dr Zinzin engendrent des catastrophes aussi dévastatrices que loufoques ; quant à Moleskine, il se présente, jusqu’à son arrivée en Sibérie, comme un avatar burlesque de Dr Mabuse avec un zeste de Faust, et son comportement criminel et ses inventions dangereuses suscitent plus le rire que la terreur (il acquiert un sens moral par la suite) ; et, lors du retour chez les « civilisés », le professeur Schnietzsche est grotesque.
Les forces de l’ordre se présentent sous un jour tout aussi défavorable : le brigadier ne brille pas par le courage, même si, en Sibérie, il fait preuve, à l’occasion, d’initiative ;
quant aux gendarmes et policiers qui jalonnent la série, ils révèlent une personnalité insignifiante (cf le petit agent Papaoli, couvé par sa grosse épouse,
ne se montrent guère à la hauteur de leur tâche et se débandent en de lamentables pantalonnades. Les hauts fonctionnaires et les politiques ne sont que des pantins guignolesques,
les patrons apparaissent comme des notables d’un conformisme frileux.
Et les gens du monde sont des snobs ridicules qui cèdent aux engouements les plus farfelus en abdiquant toute dignité (la comtesse de Brancard de Lacarriaule, les spectateurs de l’Olympiad, le baron Lecomte-Leduc), attitude assez courante autour de 1968.
Seuls les deux héros préhistoriques, Onkr et son père sauvent leur dignité dans ce jeu de massacre, une manière de dire que la civilisation est largement tissée d’apparences fallacieuses,
et que, depuis le néolithique, l’homme n’a pas accompli un progrès phénoménal.
Une massue hautement symbolique
En effet, ces civilisés ont si peu foi en leur civilisation qu’ils semblent prêts à retourner à l’âge des cavernes, à s’en inspirer tout au moins, et à se prosterner devant la loi de la force qui le régit.
Ainsi, lorsque Onkr évacue l’eau qui inonde les locaux de l’Académie internationale des Sciences en en crevant le sol d’un coup de massue, le professeur Schnietzsche s’extasie à propos de cet exploit et déclare à ses collègues que la civilisation a beaucoup à apprendre de la vie des hommes des cavernes ; et, aussitôt, le baron Leconte-Leduc préconise le lancement de cours de vie préhistorique à de hautes personnalités du monde entier.
Et effectivement, des notabilités de tous pays assistent à ces cours : un haut fonctionnaire américain, une technocrate soviétique, un grand industriel nippon, un éminent économiste allemand, un dictateur grec, la représentante d’un recteur du Benelux.
Le maniement de la massue siège au cœur de ces cours.
Et, c’est du maniement de la massue que les éminents participants tirent les leçons les plus profitables… et les plus loufoques.
Et, par la suite, Mr N trouve dans cette massue une source d’inspiration pour la confection d’armes capables de servir ses plans de domination du monde.
Gardons-nous ici d’une quelconque psychanalyse de bazar selon laquelle il conviendrait de considérer cette massue comme un symbole phallique, un attribut éminent de virilité. En fait, il semble plus judicieux de voir là un discret rappel du caractère superficiel de la civilisation ; celle-ci est une pellicule brillante qui dissimule la permanence d’une nature humaine prête à retourner à ses origines primitives, ainsi que l’observa jadis Ferdinand Lot à propos de la décadence de l’Empire romain ; Rivarol disait déjà que les peuples les plus civilisés sont aussi voisins de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille.
Un dessin expressif
Le dessin de Tenas rend d’ailleurs à merveille ce caractère loqueteux des civilisés. Tous semblent mous, ternes, peureux (ils transpirent à grosses gouttes), pusillanimes, enclins à subir passivement tous les coups du sort, prêts à fuir au moindre danger, et à aduler la force lorsqu’elle s’impose à eux. Tous arborent des mines inoffensives de caricatures d’hommes habitées par la niaiserie. Aucun ne semble capable d’énergie et de sursaut de combativité ou de dignité. Quant aux méchants, nous l’avons vu, ils sont grotesques et suscitent plus un rire méprisant que la terreur, qu’il s’agisse du Moleskine des débuts (pourtant génial) ou de Mr N (pourtant puissant). Aucun n’est redoutable. Tenas a beau donner au Moleskine initial l’aspect d’un diable, son dessin prête plus à sourire qu’à trembler.
Une imagination débridée toute pleine de vitriol
En somme, c’est une image au vitriol du monde des années 1960 que nous présentent implicitement les auteurs (4). Implicitement n’est d’ailleurs pas l’adverbe convenable, il vaudrait mieux lui préférer « inconsciemment ». En effet, Malac, Delporte et Tenas n’ont pas une vocation de satiristes prétendant dénigrer l’absurdité du monde, les travers de la société, et les ridicules de leurs contemporains ; ils sont des bédéistes qui donnent libre cours à leur imagination et visent à accrocher les lecteurs grâce à leurs trouvailles ubuesques.
C’est ce qui explique que leur série se déroule dans un perpétuel présent et l’oubli du passé ; de même que les disparitions successives des personnages de la saga s’expliquent par l’impossibilité de les conserver, sous peine de faire accompagner Onkr par un véritable régiment, et parce que la saga onkrienne n’a aucune unité préconçue. Il reste que leur simple désir d’amuser leurs jeunes lecteurs, par une imagination effrénée sans égard à la cohérence des histoires et de la saga, a donné le jour à une série très originale, un peu à la manière dont les films des Marx Brothers, autrefois, ont brillé par l’absurdité folle de leurs gags en dépit d’une inconsistance scénaristique certaine.
Yves MOREL
Notes bibliographiques et mise en pages : Gilles RATIER
(1) Jean Malac est le pseudonyme de Raymond Calame qui fut le rédacteur en chef du Journal de Mickey à la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante. C’est lui qui, à cette époque, attribua le nom de Balthazar Picsou au célèbre personnage Disney Uncle Scrooge.
(2) Pour en savoir plus sur Yvan Delporte, voir : Yvan Delporte.
(3) Tenas, de son vrai nom Louis Santels (également orthographié Louis Saintels ou Santel, mais Santels est probablement l’orthographe correcte) est né en 1926.
Il a commencé sa carrière de dessinateur, avec un style inspiré par les dessins animés américains, en publiant des illustrations dans l’hebdomadaire familial belge des éditions Dupuis Le Moustique en 1945. Il fut aussi l’un des principaux contributeurs de Tommy, un magazine publié par Guy Lambert, à Bruxelles, peu après la Libération.
Tenas était membre de l’association des artistes humoristiques, La Mine souriante, fondée par le chansonnier Marcel Antoine, mais il s’est ensuite tourné vers un style plus réaliste. Il fait d’abord équipe avec Raoul Livain qui signe Rali, avec lequel il fonde un studio où ils sont rejoints, un peu plus tard, par Tibet et André-Paul Duchâteau (les futurs auteurs de « Ric Hochet »). Ils ont ainsi réalisé des bandes dessinées pour l’hebdomadaire belge Bravo ! entre 1947 et 1950 (« Phill Blue-Eyes », « Capitaine Hardell », « Ivanhoë », « Cyprien Bravo », « La Clef de la nuit », « Jim et Dick », « Frigipolis »…, la plupart du temps sur scénarios de Duchâteau et replacés en France, du moins pour certains, dans Pierrot en 1948), puis pour les Héroïc-Albums (entre 1946 et 1948), Story et Spirou (« Le Triangle de feu », scénarisé par Duchâteau, en 1952).
Le studio Tenas-Rali est également été impliqué dans le lancement de Mickey Magazine en Belgique (en 1950), et deux ans plus tard dans celui du Journal de Mickey en France. Tenas a, d’ailleurs, été le premier artiste franco-belge à dessiner les personnages Disney pour une publication en langue française quand il a illustré une aventure de Mickey, dès le n° 1 de Mickey Magazine : « Les Mystères de la Tour Eiffel ». Il réalise alors, pendant neuf ans, de nombreuses illustrations et couvertures pour ces magazines, d’autres histoires plus ou moins courtes avec les personnages Disney pour Le Journal de Mickey (dont quelques « Mickey à travers les siècles » écrits par Pierre Fallot en 1952), puis s’attelle à la série « Onkr » qui y est publiée sans discontinuer entre 1961 et 1972. Il obtiendra même l’accord des Américains pour la décoration des objets et jouets utilisant les personnages de Walt Disney et deviendra responsable des licences Disney pour la Belgique.
On le retrouve aussi, entre 1962 et 1965, dans la revue néerlandaise de bandes dessinées Pep avec la série de gags « Pep en Stef » (des scénarios d’André-Paul Duchâteau, pour lequel il illustre aussi des enquêtes policières dans le trimestriel publicitaire Martini nouvelles, de 1965 à 1970), puis dans Ciné-Revue où il caricature les vedettes du 7e art pendant les années soixante-dix.
Quand Duchâteau devient rédacteur en chef de l’hebdomadaire Tintin, ce dernier lui confie quelques gags (« Monsieur Duchemin », en 1980 et 1981) ou histoires courtes : ce sont ses derniers travaux connus dans le domaine qui nous intéresse, puisqu’il se recycle, par la suite, en tenant une boutique spécialisée dans les fournitures pour dessinateurs.
(4) Voici la liste des aventures d’Onkr publiées dans Le Journal de Mickey, à raison de deux pages par semaine :
1. « Onkr, l’abominable homme des glaces » : du n° 475 (02/07/1961) au n° 681 (13/06/1965) ; soit 420 pages compilées dans les albums 1 à 5 de l’intégrale du Coffre à BD, entre 2008 et 2009.
2. « Les Onkriens sont là ! » : du n° 682 (20/06/1965) au n° 707 (12/12/1965) ; soit 52 pages compilées dans l’album 6 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2009.
3. « La Chasse à l’Onkrakrikru » : du n° 709 (26/12/1965) au n° 744 (28/08/1966) ; soit 70 pages compilées dans l’album 7 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2010.
4. « Gare aux Kilikilis » : du n° 745 (04/09/1966) au n° 795 (20/08/1967), sauf aux n° 767 et 768 ; soit 97 pages compilées dans l’album 8 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
5. « Les Onkriens chez Lézomtôp » : du n° 796 (27/08/1967) au n° 839 (14/07/1968) ; soit 88 pages compilées dans l’album 9 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
6. « Les Grozibous bougent » : du n° 840 (21/07/196) au n° 869 (09/02/1969) ; soit 60 pages compilées dans l’album 10 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
7. « Onkr chez les civilisés » : du n° 870 (16/02/1969) au n° 891 (13/07/1969) ; soit 44 pages compilées dans l’album 11 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
8. « Professeur Onkr » : du n° 892 (20/07/1969) au n° 913 ; soit 44 pages compilées dans l’album 12 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
9. « Onkr contre Mr. N » : du n° 914 (21/12/1969) au n° 935 ; soit 44 pages compilées dans l’album 13 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
10. « Onkr et les trafiquants du trafic » : du n° 936 (24/05/1970) au n° 957 ; soit 44 pages compilées dans l’album 14 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
11. « Onkr et le mystère de la nième chaîne » : du n° 958 (25/10/1970) au n° 980 (28/03/1971) ; soit 44 pages compilées dans l’album 15 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2012.
12. « Onkr et l’armée d’acier » : du n° 981 (04/04/1971) au n° 1004 ; soit 44 pages compilées dans l’album 16 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
13. « Onkr en fugue majeur » : du n° 1006 (26/09/1971) au n° 1028 ; soit 44 pages compilées dans l’album 17 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
14. « Roméonkr et Juliette » : du n° 1031 (19/03/1972) au n° 1054 (27/08/1972) ; soit 44 pages compilées dans l’album 18 de l’intégrale du Coffre à BD, en 2011.
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