« Les Grands Peintres T5 : Pieter Bruegel » par Mankho et François Corteggiani

Inaugurée début mars 2015 chez Glénat, la collection Les Grands Peintres a pour but de nous faire découvrir un artiste d’exception en s’attardant sur un moment précis de sa vie, recontextualisé autour de l’un de ses tableaux les plus emblématiques. Pour l’actuel « Pieter Bruegel » (paru le 10 juin), François Corteggiani et Mankho ont ainsi choisi de nous replonger en 1568 : en ces temps troublés, et avec l’aide du sanguinaire Don Cesar Blasco de Lopez (surnommé Le Diable rouge), le roi d’Espagne Philippe II règne en tyran sur les Pays-Bas, tandis que les Gueux combattent pour la liberté de la Flandre, sous la bannière de Guillaume d’Orange. Alors que la répression s’intensifie, tous recherchent un intrigant tableau de Pieter Bruegel : l’œuvre représente « Cinq mendiants »… et trois d’entre eux auraient les traits des nouveaux chefs de la rébellion !

Après « Jan van Eyck » (D. Joannidès et D. Hé), « Goya » (O. Bleys et B. Bozonnet), « Toulouse-Lautrec » (O. Bleys et Y. Dumont) et « Georges de La Tour » (Li-An), « Pieter Bruegel » constitue donc la cinquième incursion de la collection dans le vaste domaine de l’art pictural. Les albums précédents avaient déjà démontré la grande originalité mais aussi la complexité thématique de la série en cours, dans la mesure où le lecteur aura affaire, dans chacun des cas, à un cadre (le tableau et l’Histoire !), une époque, un genre (historique, fantastique, polar, etc.) mais aussi à des auteurs aux sensibilités et styles différents ! Notons que, dans une logique pédagogique, chacun des tomes est accompagné d’un dossier documentaire de 8 pages rédigé par Dimitri Joannidès (expert en art et collaborateur de la Gazette Drouot) : des pages qui ne seront certainement pas de trop pour appréhender les arcanes politiques, religieuses ou idéologiques environnant chacun des peintres évoqués.

La présentation de la collection "Les Grands peintres"

Avec 10 nouveautés annoncées par an, la collection Les Grands Peintres s’est donnée des ambitions dépassant celles du biopic traditionnel : reste évidemment à savoir si les lecteurs suivront, dans la mesure où les premiers titres choisis n’étaient pas les plus simples ou les plus évidents à suivre pour le lectorat. Nul doute que les prochains « David » (par F. Dimberton) et « Léonard de Vinci » (P. Weber et O. Pâques), prévus en août prochain, avant « Hieronymus Bosch », « Caillebote » et « Mondrian » en novembre, devraient permettre d’assurer la continuité recherchée.

4e de couverture

Les Chasseurs dans la neige (1565)

Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux (1565)

Les Mendiants (1568)

La couverture de « Pieter Bruegel » intrigue à la mesure du scénario habile concocté par François Corteggiani (ce dernier poursuivant son travail y compris à travers les pires difficultés) : la figure du maître brabançon (1525 – 1569 ; le nom originel de Brueghel provient de sa ville de naissance, aux Pays-Bas) semble détailler l’inquiétant masque de diable rouge qui occupe au premier plan la partie gauche de la composition. À l’arrière-plan, se distingue une campagne enneigée constituée de collines, d’étangs gelés et d’un village traditionnel. L’une des maisons comporte une façade dont le pignon à redents – élément décoratif assez caractéristique du style flamand – permettra d’identifier la nationalité de la scène. Plus subtilement, l’atmosphère de cette couverture devrait permettre au lecteur de se remémorer quelques toiles célèbres de Bruegel, tels « Les Chasseurs dans la neige » (1565) ou « Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux » (1565). Ce sans compter les œuvres ici évoquées en creux, par la confrontation de l’artiste et du soldat (« Le Massacre des innocents » en 1565), l’incompréhension mutuelle (« La Tour de Babel » en 1563), l’aspect satirique (« La Parabole des aveugles », 1568) et la présence morbide du fantastique (« Le Triomphe de la mort », 1562). Précisons que nombre de bédéphiles connaissent généralement Bruegel au moins par une toile : « Le Repas de noce » (1568), somptueusement détourné par Uderzo dans une illustration accompagnement « Astérix chez les Belges » (1979) !

Le Repas de noce (1568) et sa parodie par Uderzo

L’intrigue, nous l’avons dit, évoque « Les Mendiants », une huile sur toile d’assez petite dimension (18,5 x 21,5 cm) peinte en 1568. Sont représentés cinq mendiants, culs-de-jatte et autres estropiés, se traînant péniblement sur leurs béquilles, dans la cour ensoleillée d’un hôpital de briques rouges. Ils semblent sur le point de se séparer pour aller demander l’aumône dans différents endroits, tout comme la femme de l’arrière-plan qui tend une sébile. Au dos du tableau une inscription flamande proclame : « Courage, estropiés, salut, que vos affaires s’améliorent ». Les interprétations contemporaines hésitent encore quant à la signification de ce tableau. S’agit-il d’une allusion à la fête annuelle des mendiants, d’une caricature des classes de la société de l’époque, d’une invitation à la révolte ?

Semblant observer les coulisses et les acteurs d’une histoire violente, Bruegel est aussi le témoin des actes diaboliques de son siècle, en tant qu’artiste positionné à la confluence du pouvoir et du bas peuple : les persécutions, dénonciations, haines et traitrises sont tristement intemporelles mais ici littéralement incarnées dans la silhouette – volontiers allégorique – de Don Cesar Blasco de Lopez, dit le « Diable rouge ». En opposition au cadre religieux (l’église protestante), le Diable amène mal, désordre, famine et destructions, aucun noble pacte n’étant possible… Entre traditions religieuses et contraintes catholiques, la nature – hostile – redevient diabolisée, renouant avec l’esprit médiéval et l’emphase de la vie intérieure.

Le Diable rouge chevauche avec la mort... (planche 9 - Glénat, 2015)

Un masque rouge, de la neige, un cadre historique récréé dans un style réaliste post ligne claire ? Avec ce visuel de couverture, Mankho n’est plus très éloigné de Juillard et des « 7 vies de l’Épervier » (série publiée chez Glénat à ses origines en 1983) : les révoltes et injustices y sont les mêmes, ainsi que les hommes dominés par leurs destins ou des forces qui les dépassent. C’est tout l’art de l’histoire et probablement l’histoire de l’art.

Philippe TOMBLAINE

« Les Grands Peintres T5 : Pieter Bruegel » par Mankho et François Corteggiani
Éditions Glénat (14, 50 €) – ISBN : 978-2-344-00381-7

Galerie

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