Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Trigan : une antiquité de science-fiction… Hautement symbolique ! (deuxième partie)
Suite et fin de l’essai d’Yves Morel sur « The Trigan Empire » du dessinateur Don Lawrence et du scénariste Mike Butterworth. Mêlant réalisme et fantastique, cette série présente une originalité incontestable tant par l’incongruité du mélange d’époques la caractérisant que par son dessin…
Un univers pleinement original
- Une exoplanète
Elekton n’est pas la Terre.
Elle est située dans une très lointaine galaxie (« à plus d’un million de millions de miles de notre système [solaire] » précise Mike Butterworth au début de la première aventure, « Combat pour l’Empire »).
Ce scénariste affirme qu’elle tourne autour de « l’étoile Varna » en page 9 de ce premier récit (aux éditions Glénat) ; mais, en page 17 du même album, il mentionne les « deux soleils jumeaux » de la planète, ce qui constitue un changement notable.
L’auteur s’en tient, par la suite, à cette seconde version, ce qui n’est pas sans susciter quelques interrogations. Une planète, en effet, ne peut tourner autour de deux étoiles distinctes, à moins qu’elles soient rapprochées au point de former une étoile double. Tel n’est pas le cas d’Elekton dont les deux soleils semblent bien éloignés l’un de l’autre. Ici encore, Butterworth s’affranchit des lois du réel. Du reste, on remarque là aussi un certain flottement : en effet, Butterworth, en ses didascalies, parle parfois du lever ou du coucher du soleil, ce qui sous-entend qu’Elekton tourne autour d’une seule étoile. Elekton est une planète d’assez grande dimension : dans « Les Cinq Épreuves », il est précisé que son diamètre représente le double de celui de la Terre. Elekton a, au départ, deux satellites, Gallas et Xérès. Mais, dès la seconde aventure (« Elekton en péril »), le premier entre en collision avec le second et le détruit, avant de s’écraser sur Elekton. Par la suite, Butterworth et Lawrence, une fois de plus insoucieux de continuité dans leur série, dotent Elekton de deux autres lunes dont la plus grande s’appelle Bolus, sur laquelle Janno puis Trigo poseront le pied (« Duel avec la mort »).
- Un milieu naturel plutôt hostile
Pourvue d’une atmosphère propice au développement de la vie sous toutes ses formes, Elekton semble pourtant peu hospitalière. Les montagnes et les déserts y abondent et le climat y semble souvent chaud et sec. Il existe cependant des régions polaires évidemment froides et enneigées (« Lutte pour le pouvoir »). Il existe également de vastes contrées couvertes d’une végétation luxuriante analogue à la jungle amazonienne (Daveli), ce qui laisse supposer, en ces endroits, un climat chaud et humide de type équatorial. Les mers et les océans n’occupent qu’un tiers de la surface d’Elekton (« Les Cinq Épreuves »), ce qui peut expliquer la chaleur et l’aridité dominantes du climat, et sont assez souvent agités de tempêtes dévastatrices.
La faune, elle, paraît fantastique et dangereuse. Les grands reptiles carnassiers abondent, un peu comme sur le Terre de l’ère secondaire. Le plus fameux est le zargot qui ressemble assez à un allosaure doté d’amples ailes de chauve-souris et d’un bec garni de dents, féroce et redoutable, mais que les Vorgiens, chasseurs de vocation, prennent plaisir à affronter. D’autres horreurs peuplent la planète : tigres à dents de sabre, grands oiseaux de proie, grands reptiles volants, monstres marins, énormes poissons carnassiers (les norvas), grosses araignées au venin mortel, et même mille-pattes géants. Les mammifères semblent beaucoup moins nombreux sur Elekton que sur la Terre : on y voit des rongeurs (notamment des rats), de grands herbivores ressemblant à des buffles (les guelfes) et parfois dangereux lorsqu’ils chargent,
et surtout les kreeds, analogues aux chevaux terrestres, utilisés par les gens du peuple pour les travaux des champs et les transports, par les guerriers comme montures.
La flore, abondante surtout dans la jungle, rappelle assez celle de notre Terre. Les végétaux ne se révèlent dangereux que lorsqu’ils sont importés par un peuple étranger de l’espace hostile à Elekton (« La Mort rouge »).
« En revanche, les hommes d’Elekton, eux, ressemblent à ceux de la Terre.
Un univers dominé par la fatalité
- Le poids du malheur
« L’Empire de Trigan » n’est pas une série drôle.
L’humour y est rare, les personnages ne plaisantent pas, ne sourient guère, et ne rient qu’à l’occasion de fêtes ou de banquets, à moins qu’ils se fassent sarcastiques ou éprouvent une satisfaction perverse.
C’est que leur vie n’a rien de réjouissant. Elle est souvent frappée par le malheur : Trigo et Brag perdent ainsi des fils jeunes dans des conditions tragiques ; Péric voit la destruction de la fabuleuse cité qu’il avait édifiée et d’une grande partie de son peuple ; et de très nombreux Trigiens et autres habitants d’Elekton connaissent la guerre, des deuils cruels, la ruine, la famine, la misère, la maladie, la persécution et la servitude.
La guerre entre nations semble d’ailleurs fréquente. Sur Elekton, la douleur de la condition humaine se fait lourdement sentir. Et les didascalies de Mike Butterworth insufflent à l’histoire des personnages présentés un esprit de fatalité implacable responsable de leur déchéance et de leur perte.
- Le poids du destin
Cela apparaît particulièrement dans le cas de personnages malfaisants qui ne semblaient pourtant pas devoir devenir tels.
Darak, le plus brillant des officiers de la chasse trigienne devenu traître, est présenté comme victime de son narcissisme et de sa mégalomanie (« La Vengeance de Darak »),
Zeno, officier exemplaire et dénué de perversité, succombe à sa passion du jeu et se laisse lui aussi entraîner à la trahison par des créanciers qui le font chanter (« La Cité interdite »),
Tax-Toru, officier victime d’une odieuse machination, cède à la félonie avant de venir à repentance (« L’Incroyable Invasion »), Argo, fils et éphémère successeur de Trigo, envoûté par son précepteur Thringa, se transforme en tyran (« Les Fils de l’empereur »), Thulla, savant de génie, sombre dans la pire des folies criminelles (« Duel avec la mort »), Yorro, jeune mathématicien prodige, mais étudiant impécunieux, cède à la tentation de devenir un escroc de génie, puis, enrichi, s’abîme dans une folie des grandeurs l’amenant à convoiter le pouvoir impérial (« Lutte pour le pouvoir »), le maréchal Zéros se laisse corrompre par sa passion du luxe (« Lutte pour le pouvoir »), Narinda et son fils, mythomanes, se croient destinés à régner et sont manipulés par des comploteurs (« L’Usurpateur »).
Certains malfaisants intrinsèquement mauvais quant à eux semblent de même subir leur destin, asservis qu’ils sont à leurs bas instincts : tel est le cas de Klud, l’un des frères de Trigo (« Combat pour l’Empire ») ou de Yenni, marchand malhonnête (« Guerre contre Héricon »), entre autres. Et les héros emblématiques ne sont pas les hommes supérieurement libres que l’on pourrait imaginer. Trigo vit son œuvre d’édification d’un puissant empire comme une mission et un devoir lourd d’une servitude dont il tente une fois de s’affranchir avant de se voir obligé de reprendre les rênes de l’État (« Lutte pour le pouvoir »). Son frère Brag, valeureux guerrier, mais piètre administrateur, doit se faire violence pour suppléer l’empereur en l’absence de celui-ci. Péric, lui, manque de talent militaire et ne se sent guère à l’aise dans le rôle de conseiller de Trigo.
C’est le destin, au sens ancien de ce mot, le fatum, qui dirige la vie des hommes et des femmes d’Elekton. Ici encore, l’inspiration antique de la série est sensible. Les habitants d’Elekton sont le jouet de Destin, cette divinité suprême, qui cèle et scelle la vie des individus dans tout son déroulement. Ces hommes et ces femmes ne construisent pas leur vie et ne sont absolument pas libres. Leur destin est fixé de toute éternité, c’est-à -dire en l’absence du temps, source de liberté créatrice. Leur triomphe ou leur échec ressortit à la bénédiction ou à la malédiction des dieux, du Destin (ou de la Fortune, eurent dit les Romains). Ils ne sont ni bons ni mauvais en eux-mêmes, mais bénis des dieux ou maudits (ou plutôt, ils sont d’autant meilleurs ou pires qu’ils jouissent ou non de la faveur divine).
Un abrégé de l’aventure humaine
Et cette éternité fatale de la condition humaine est manifestée par le thème directeur de la série. L’Empire de Trigan se présente comme la chronique d’une civilisation antérieure sans doute de plusieurs milliers d’années à la nôtre, éloignement chronologique intensifié par l’incommensurable distance en milliers d’années-lumière séparant Elekton de la Terre. L’espace-temps, on le sait, amplifie si radicalement la distance entre les mondes qu’il l’abolit d’une certaine façon par le jeu de la relativité qui, pour l’astronome, rend présente à l’observation l’explosion d’une étoile très lointaine qui s’est produite plusieurs milliers d’années auparavant du point de vue terrestre. C’est un peu ce qui a lieu avec L’Empire de Trigan, dont l’histoire, en une galaxie vertigineusement éloignée de notre système solaire, est révélée aux hommes de la Terre, et leur devient donc présente, malgré son extrême ancienneté et sa faramineuse distance sidérale, den raison de la chute sur notre planète d’un vaisseau spatial issu de cette civilisation et la lecture des livres en présentant la chronique, découverts à son bord. La très lointaine antiquité de Trigan fait ainsi irruption dans notre présent et, par le caractère futuriste de sa civilisation, nous donne une prescience de notre avenir, ou, au moins, nous incite à nous interroger sur lui.
Le monde de Trigan devient ainsi pour nous à la fois un passé, un présent et un futur. Il fond ces trois moments-clefs du temps, et, de ce fait, fige et abolit ce temps, qui devient éternité, une éternité qui est celle de la condition humaine. L’Empire de Trigan surgissant du temps et de l’espace et s’immisçant dans notre monde, c’est la manifestation de l’éternel retour, encore un thème antique. Les civilisations, terriennes ou extraterrestres, naissent, se développent, atteignent leur apogée, puis déclinent et meurent, cependant que demeure l’homme, invariable dans sa nature comme dans les données fondamentales de sa condition. L’histoire de l’humanité, terrienne ou trigienne, n’est pas linéaire ou dialectique et progressive, elle est cyclique, et les civilisations, toutes mortelles, s’y succèdent. Que de présence tacite de Valéry, Spengler, Toynbee et Huizinga dans cet Empire de Trigan ! Sans oublier évidemment Edward Gibbon, le grand historien anglais, dont le titre de l’œuvre maîtresse « History of the Decline and Fall of the Roman Empire » (1776-1788) a inspiré à Butterworth et Lawrence celui de leur série (encore qu’il faille noter que, à la différence de Gibbon, les deux auteurs ne racontent pas la décadence et la chute, mais l’édification et l’apogée d’un empire).
En définitive, l’histoire de Trigan relatée par les livres lus par le professeur Haddon se présente comme un compendium du récit de l’aventure humaine, qu’elle se déroule sur Elekton ou sur la Terre. Cet aspect de résumé transparaît d’ailleurs dans le fait que l’histoire de Trigan se limite, quant aux albums, à l’histoire de ce pays du vivant de Trigo. Or, on peut supposer que cette histoire a duré encore très longtemps après la mort du fondateur de l’Empire, et que les astronautes échoués en Floride au XXesiècle sont postérieurs à lui de beaucoup de siècles. Les albums ne nous présentent jamais l’histoire trigienne au-delà de la première génération de l’Empire, comme si celui-ci n’avait pas survécu à son fondateur.
La vie de Trigo, des siens et de ses contemporains semble celer toute l’histoire de Trigan. Et toute l’évolution du peuple vorg puis trigien semble s’être produite du vivant de Trigo. Sous le règne de Trigo, ce peuple nomade de chasseurs vêtus de peaux de bêtes devient, en moins d’une génération, la première puissance d’Elekton, atteignant un haut degré de civilisation, de développement scientifique et technique, de prospérité économique, de force militaire et d’expansion politique. Comme le président brésilien Kubitschek prétendait « faire cinquante ans en cinq ans », Trigo et son peuple accomplissent en une seule génération un progrès ne pouvant normalement se dérouler que sur plusieurs siècles ou, à tout le moins, plusieurs générations. D’autre part, si les fils et le neveu (Janno) de l’empereur grandissent et passent de la petite enfance à l’âge adulte, Trigo et Brag, eux, ne semblent pas vieillir proportionnellement à cette croissance, et Péric, déjà âgé au début des aventures, ne vieillit plus (même si, dans « Le Royaume des derniers jours », il se juge assez vieux pour disparaître), ne meurt pas, et conserve toutes ses facultés.
Certes, dans la plupart des séries de bandes dessinées, les personnages ne vieillissent pas ou vieillissent peu, c’est un peu la loi du genre.
Mais dans L’Empire de Trigan, cette soustraction à l’emprise du temps, et surtout, insistons sur ce point, cette condensation chronologique extrême de faits de civilisation normalement de grande ampleur et de longues durées suscite trop la sagacité pour ne s’expliquer que par une convention banale.
Sans méconnaître cette dernière, il est difficile de ne pas penser que l’histoire de Trigan du vivant de Trigo présume et résume toute l’histoire de l’Empire trigien de la même manière que celle-ci exprime et condense toute l’histoire de l’humanité (terrestre comme trigienne), cette dernière se caractérisant par une unité de nature depuis l’Antiquité jusqu’au futur le plus scientifique et le plus fantastique, unité manifestée précisément par le caractère de péplum de science-fiction de la série.
Un dessin pictural particulièrement expressif
Don Lawrence (voir Don Lawrence [1ère partie] et Don Lawrence [2ème partie]) sait merveilleusement traduire en son dessin l’intensité dramatique et la tension extrême qui parcourt toute la série. Ce dessin tient de la peinture. Nous sommes loin, ici, de la ligne claire de Hergé ou Jacobs, caractérisée par un trait noir sur un fond blanc et des aplats de couleur. Chez Lawrence, la prépondérance passe à la couleur ; c’est elle qui est déterminante, qui donne à l’image sa netteté, son sens et sa vie, la ligne étant à peine indiquée, beaucoup plus suggérée qu’apparente. Lawrence joue à fond sur les nuances et les contrastes de couleurs, les effets de lumière, le jeu des reflets, les effets de la brume ou de la luminosité du ciel, et ne laisse jamais un blanc neutre occuper quelques morceaux de case. La couleur, pâle ou foncée, discrète ou vive, est omniprésente, et même le ciel en plein jour est coloré, fût-ce d’une teinte crayeuse ou blafarde.
Par ailleurs, Lawrence n’a pas son pareil pour traduire dans les physionomies les sentiments des personnages, et coller à la teneur foncièrement dramatique de l’histoire de Trigan.
Tandis que les sourires restent retenus, figés, lourds de préoccupations, les passions, les colères, les haines, la fourberie, la perversité, la lâcheté ou le courage, l’effort physique, sont parfaitement rendus par les rictus, l’éclat des regards, le serrement des dents, les cris et les froncements de sourcils des personnages.
Lawrence dessine des surhommes, ou, au contraire, des créatures larvaires, et illustre à la perfection l’atmosphère fantastique, presque mythologique, d’Elekton.
À cet égard, il exprime magnifiquement, d’un même mouvement, le caractère d’œuvre d’imagination de « L’Empire de Trigan », son aspect mythologique, et sa valeur de symbole de la destinée de l’homme et de la civilisation.
Conclusion
Sans doute, « L’Empire de Trigan » semble aujourd’hui une série vieillotte, au dessin pompier virant au chromo, et animée d’un esprit nietzschéen un peu ridicule, car caricatural, choquant pour notre sensibilité humaniste moderne.
Tel fut l’avis de Thierry Smolderen dans un article des Cahiers de la bande dessinée : n° 57, d’avril-mai 1984.
Peut-être.
Néanmoins, lorsqu’on la lit en se départant de nos réflexes affectifs et moraux, de nos habitudes de penser et de sentir,
lorsqu’on évite de faire à ses auteurs un procès d’intention et de les traduire au tribunal éthique de notre temps, on découvre – évidemment sans oublier son caractère premier de fiction et d’œuvre d’art valant comme telle – qu’elle est riche de méditation latente sur la condition humaine en ce qu’elle a d’éternel, sur la vie et la mort des civilisations, le sens de l’histoire.
Yves MOREL
Mise en pages : Gilles RATIER