Trigan : une antiquité de science-fiction… Hautement symbolique ! (première partie)

« L’Empire de Trigan » connut un immense succès durant une vingtaine d’années (1965-1985) en Grande-Bretagne, son pays d’origine, mais également de ce côté de la Manche. Mêlant réalisme et fantastique, cette série présente une originalité incontestable tant par l’incongruité du mélange d’époques la caractérisant que par son dessin.

Créée par le scénariste Mike Butterworth (1924-1986) et le dessinateur Don Lawrence (1928-2003) – voir Don Lawrence (1ère partie) et Don Lawrence (2ème partie) —, intitulée « The Rise and Fall of the Trigan Empire », puis « The Trigan Empire », elle parut dans deux revues illustrées pour la jeunesse, Ranger (septembre 1965 — juin 1966), puis, surtout, Look and Learn (juin 1966 — avril 1982). Le décès prématuré de Butterworth, le départ de Lawrence, et leur remplacement par d’autres auteurs, provoquèrent l’arrêt de la série. Celle-ci fit l’objet d’albums publiés en français, sous le titre « L’Empire de Trigan », par les éditions Septimus (1976-1982), puis Glénat (1982-1989).

Cette série mêle les caractéristiques de la bande dessinée historique, de l’aventure, de la science-fiction et du fantastique. L’aspect saisissant de cette hétérogénéité et la tension qui parcourt les histoires présentées sont accentués par le dessin de Don Lawrence, réaliste, pictural, très différent de la ligne claire à laquelle la bande dessinée franco-belge nous a habitués.

Première page de « The Rise and Fall of the Trigan Empire » dans Ranger, en septembre 1965.

Richard Haddon dans « L’Empire de Trigan » T1 (Glénat, 1982).

Elle se présente comme la chronique d’une civilisation disparue relatée en des livres découverts à bord d’un vaisseau spatial échoué sur terre, dans les marais de Floride et dont l’équipage est mort.

L’histoire de Trigan est connue grâce à un érudit, le professeur Peter Richard Haddon, qui, au terme d’une soixantaine d’années d’efforts, a réussi à déchiffrer l’écriture et la langue de ces livres.

Une inspiration romaine évidente

La ressemblance entre Trigan et Rome saute aux yeux. Tout d’abord en ce qui concerne la fondation de Trigan.

« L’Empire de Trigan T1 : Combat pour l’Empire » (Glénat, 1982).

Comme Rome, la ville de Trigopolis est fondée par un homme qui, à la manière de Romulus, délimite soigneusement son périmètre, entre cinq collines (on pense aux sept collines de Rome), lui donne son nom et sédentarise son peuple, jusqu’alors nomade.

Et cet homme, Trigo, a un frère, Klud, qui devient son rival et qu’il finit par tuer, ce qui évoque le meurtre de Rémus par Romulus, même si les circonstances sont différentes.

Semblable en cela au peuple romain qui puisa sa propre culture dans celle de la Grèce, le peuple vorg, puis trigien, tire ses connaissances de la brillante civilisation de Tharv que Péric communique à Trigo, puis à la nation entière.

Tharv évoque la civilisation grecque. Et Péric se présente comme un concentré du génie grec, à la fois architecte, savant et sage.

Il mêle en lui Callicratès (pour l’architecture), Archimède (pour sa science), Aristote (pour son savoir encyclopédique) et Solon (pour sa sagesse).

« L’Empire de Trigan T1 : Combat pour l’Empire » (Glénat, 1982).

Il convient de noter que, au fur et à mesure de la succession des histoires, sa qualité de savant omniscient prévaut largement sur celle d’architecte, qui n’apparaît guère qu’au début, lors de l’édification de Trigopolis, et finit ultérieurement par tomber dans l’oubli.

Le développement de la nation trigienne qui, de peuple de chasseurs devient la première puissance de la planète, et dont la capitale devient le centre du monde, ressemble, là encore, à l’histoire fascinante de Rome.

Une civilisation antique extraterrestre

  • Données géographiques

Le contexte géographique et humain évoque également l’Antiquité.

Les Vorgiens (comme les autres peuples) sont très majoritairement des paysans et des artisans dont l’outillage est rudimentaire et qui ne disposent pour le transport des hommes et des marchandises que de charrettes hippomobiles.

Ils vivent dans des maisons de terre, de bois ou de pierre artisanalement construites et pauvrement meublées.

Études pour « L’Empire de Trigan ».

Leurs vêtements sont ceux de la plèbe romaine (ou, à la rigueur, de la glèbe du Haut Moyen Âge). Trigo et les princes de sa famille (Brag, Janno, etc…) sont, quant à eux, vêtus de toges, de chlamydes et d’étoles semblables à ceux des nobles et chevaliers romains de la fin de la République et du Haut-Empire ; il en va de même de certains autres dignitaires. Eux vivent dans des palais dont l’architecture évoque celle de la Grèce ou de Rome. L’industrie semble inexistante ; quant à l’exploitation des mines à ciel ouvert, elle rappelle, elle aussi l’Antiquité et non l’ère contemporaine, ne serait-ce que parce que la main d’œuvre est composée de forçats (autant dire d’esclaves).

  • Mentalités, vision de l’homme, culture

Les mentalités, les comportements, les sentiments, l’éthique sont également ceux de l’Antiquité. Trigan et les autres nations d’Elekton manifestent une dureté caractéristique de la cruauté des sociétés de l’Antiquité, lesquelles ignoraient la charité et le caractère sacré de la personne humaine. Trigo a beau être un souverain juste et soucieux du bien-être de son peuple, il ne condamne pas moins impitoyablement ses adversaires et les criminels à la décapitation ou à la « mort lente », c’est-à-dire les travaux forcés à perpétuité aux mines, dans des conditions inhumaines.

Les 5 albums de « L’Empire de Trigan » chez Septimus, publiés entre 1976 et 1979..

« L’Empire de Trigan T2 : Elekton en péril » (Glénat, 1982).

Certes, il lui arrive de pardonner, mais son indulgence procède de la magnanimité, non de la charité ; elle s’ancre dans une générosité toute personnelle, gratuite, et ne procède aucunement de principes moraux de portée générale. Trigo et Trigan ignorent les droits de l’homme. La justice, quoique probe sous le règne de Trigo, y est inhumaine, et la plèbe, à l’occasion, se régale des jeux du cirque. Elekton est un monde païen. Et cela ressort du peu qu’il nous est donné de voir des religions qui y sont pratiquées, d’aspect païen également. La conception de l’homme, elle aussi, est typiquement païenne. Excepté le cas de Péric, trop âgé et qui représente la sagesse et l’intelligence, la valeur des hommes est toujours liée à leur courage et à leur vigueur physiques, et ne distingue jamais nettement l’âme ou l’esprit du corps. D’ailleurs, les héros de l’histoire trigienne et beaucoup de leurs adversaires sont des colosses et des combattants redoutables, à commencer par Trigo, Brag, Klud, Janno. Dans l’Empire de Trigan, le héros est un homme supérieur, d’une puissance physique impressionnante, capable de triompher de ses ennemis jusqu’à les tuer au terme d’affrontements titanesques, et qui peuvent aussi bien manifester une absence totale de pitié qu’une magnanimité, inclinant au pardon. Un souffle nietzschéen parcourt toute la série.

« L’Empire de Trigan T5 : Duel avec la mort » (Glénat, 1983).

  • Organisation politique

Enfin, l’organisation politique trigienne rappelle celle du Haut-Empire romain. Comme les empereurs de cette période, Trigo, empereur lui-même, gouverne en monarque absolu.

Aucune instance ne limite tant soit peu son pouvoir ; il l’élabore par lui-même, édicte et fait appliquer ses lois.

Ces dernières ne sont pas votées par quelque assemblée législative ni par le peuple. Certes, il existe un « Conseil de l’Empire » composé des grands dignitaires civils et militaires de la nation, mais il n’est pas élu et ne joue qu’un rôle consultatif.

« L’Empire de Trigan T11 : L’Usurpateur (Glénat, 1988).

Trigo ne se prive pas de dédaigner son éventuelle opposition (ce qui incite certains de ses membres à comploter contre lui, comme on le voit dans l’album « L’Usurpateur »).

Les tomes 1 à 3 de « L’Empire de Trigan » chez Glénat, publiés entre 1982 et 1983.

Certes, Trigo se consacre au bonheur de son peuple. Il est noble, juste, généreux, dévoué et il fait un excellent souverain… qui n’en est pas moins tout-puissant et peut devenir tyrannique s’il perd l’esprit, comme on le voit dans l’épisode « La Lorisse sauvage ».

Il gouverne donc seul, tout au plus conseillé par le sage Péric, et Brag, son frère et suppléant, brave et loyal, mais peu capable.

Gouverneurs et généraux relaient ses décisions.

Il figure une sorte d’Auguste ou de Trajan d’un autre monde. Cependant, il ne témoigne pas d’un goût effréné du pouvoir.

Ses pensées et ses propos indiquent qu’il considère la fondation de l’Empire de Trigan comme l’œuvre de sa vie, non tant par volonté de puissance que par le sentiment d’une mission historique à accomplir dans l’intérêt de son peuple qui ne peut survivre et se développer qu’en devenant une nation évoluée.

Et il se montre prêt à quitter sa charge lorsqu’il estime sa mission accomplie, comme il fait dans l’épisode « Lutte pour le pouvoir ».

Les tomes 4 à 6 de « L’Empire de Trigan » chez Glénat, publiés entre 1983 et 1984.

En cela, le peuple de Trigan a plus de chance que ceux des autres pays.

  • Des nations différentes

    « L’Empire de Trigan T1 : Combat pour l’Empire » (Glénat, 1982).

Ces derniers sont plutôt mal lotis. En dehors du territoire de Vorg (patrie des Trigiens), quatre autres nations se partagent le continent de Victris, le principal, semble-t-il, des huit d’Elekton : Tharv, Loka, Cato et Daveli.

Tharv, brillante civilisation qui figure une Athènes extraterrestre, est détruite par « ceux de Loka », et ses survivants se réfugient sur le territoire de Vorg où ils se joignent à la tribu de Trigo décidé à utiliser leur savoir et les indispensables compétences architecturales et techniques de Péric dont il fait son conseiller dans « Combat pour l’empire ».

On peut donc croire que Tharv disparaît en tant que nation souveraine. Or, on découvre qu’il n’en est rien : dans « Les Fils de l’empereur », un roi de Tharv assiste à l’intronisation d’Argo, successeur de Trigo ; à l’évidence, les deux auteurs ne se souciaient pas de continuité ni de cohérence dans la succession de leurs histoires.

« L’Empire de Trigan T7 : Les Fils de l’empereur » (Glénat, 1984).

« L’Empire de Trigan, 8 La cité interdite » (Glénat, 1985).

Loka vit sous la tyrannie proprement infernale de Zorth, qui évoque les despotismes orientaux de l’Antiquité. Nation puissante, agressive et cruelle, elle ressemble, tant par ses guerres de conquête contre les autres peuples que par la terreur qu’elle inspire à ces derniers, aux Perses, tenus pour des barbares par les Grecs et les Romains qui éprouvaient à leur égard une aversion mêlée de crainte. Cette ressemblance morale trouve son pendant physique dans la physionomie moyen-orientale des hommes de Loka.

Cato, civilisation moins avancée que Loka, Tharv ou Trigan, apparaît comme une nation sournoise, dissimulée, dirigée par des chefs retors.

« L’Empire de Trigan T8 : La Cité interdite » (Glénat, 1985).

« L’Empire de Trigan T8 : La Cité interdite (Glénat, 1985).

Daveli se présente comme une nation primitive vivant dans une jungle inaccessible et dirigée par le fier et farouche Imbala. Trigo réussit à faire de ce roi ombrageux, de par l’estime qu’il lui inspire, un ami fidèle et un allié de Trigan. Dans « Les Fils de l’empereur », le roi de Daveli invité à Trigan ne semble plus être Imbala.

Héricon, enfin, occupe une place à part. Ce puissant royaume situé sur un autre continent que Victris et séparé de lui par un océan (comme les États-Unis le sont de l’Europe par l’Atlantique), se tient à l’écart des guerres opposant Loka à ses voisins.

« L’Empire de Trigan T9 : Les Cinq Épreuves » (Glénat, 1986).

Puis il devient un allié politique et un partenaire commercial de l’Empire. Cette alliance, qui sera émaillée de crises, voire de conflits (« Guerre contre Héricon »), est scellée par un traité et par le mariage de Trigo avec la princesse Ursa, la jeune sœur de Kassar, roi d’Héricon. Souverain fier et sévère, absolu, prêt, du reste, à se sacrifier pour son peuple (et il le fera), Kassar gouvernera Héricon d’une main de fer jusqu’à son assassinat par Argo, fils et successeur despotique de Trigo (« Les Fils de l’empereur »).

Après une période trouble et instable, un fils de Trigo, Nikko, montera sur le trône, demeuré vacant, d’Héricon (« Les Fils de l’empereur »). Le royaume d’Héricon est réputé pour l’extrême dureté de ses coutumes et de ses lois, ce qui ne le rend guère sympathique aux Trigiens malgré l’amitié officielle entre les deux nations.

« L’Empire de Trigan T9 : Les Cinq Épreuves » (Glénat, 1986),

  • Place de la femme

    « L’Empire de Trigan T1 : Combat pour l’Empire » (Glénat, 1982).

Comme dans l’Antiquité, les femmes, sur Elekton, sont cantonnées dans les tâches domestiques.

À cet égard, le cas de Salvia, fille de Péric, est révélateur : dans « Le Royaume des derniers jours », on découvre que Trigo n’a pas trouvé d’emploi plus gratifiant pour cette femme intelligente qui, grâce à ses compétences médicales, a sauvé sa vie et celle de Keren, que celui de simple domestique chargée de faire quelques emplettes et de lui apporter ses friandises (!).

« L’Empire de Trigan T3 : Le Royaume des derniers jours » (Glénat, 1983).

Les princesses elles-mêmes n’existent que pour permettre des alliances et donner des héritiers à leurs époux.

Le meilleur exemple de ce rôle traditionnel est donné par Ursa, qui par son mariage avec Trigo, donne à celui-ci des successeurs et scelle l’alliance entre Trigan et sa patrie d’origine.

Ranger : la revue qui publia en premier « The Trigan Empire », en septembre 1965.

Un péplum de science-fiction

« L’Empire de Trigan » n’est ni « Alix » ni « Astérix ». Il n’a ni la rigueur historique du premier ni l’humour du second. Son originalité réside en l’introduction, en un contexte antique, d’éléments futuristes qui l’apparentent au registre du fantastique et de la science-fiction.

En outre, le lecteur se trouve propulsé dans un monde extraterrestre situé à des milliers d’années-lumière de notre planète et en des temps passés extrêmement lointains eux aussi. Autrement dit, les éléments futuristes de Trigan s’avèrent être, en définitive, ceux d’un très ancien passé, sans doute infiniment plus reculé que celui de notre Antiquité. Le futurisme trigien est de l’histoire ancienne, à l’opposé du futurisme des séries de science-fiction classiques.

Et du coup, cette série inaugure un genre mixte, celui du péplum de science-fiction, où l’on voit, spectacle étonnant, un Empire romain extraterrestre doté de l’aviation et des armes à feu les plus puissantes, caractéristiques, elles, des XXe  et XXIesiècles.

« L’Empire de Trigan T1 : Combat pour l’Empire » (Glénat, 1982).

L’Empire de Trigan connaît de fulgurantes avancées technologiques dans les domaines de l’armement, de l’aéronautique, de l’automobile et de la communication radio ou microphonique. En aéronautique, le progrès est tel que les Trigiens se lancent à la conquête du cosmos et que c’est le naufrage d’un de leurs vaisseaux spatiaux sur la Terre qui permet aux habitants de celle-ci de découvrir leur existence. Par ailleurs, des découvertes et inventions spectaculaires ont lieu en astrophysique (« Les Forces mystérieuses d’Elekton », « Duel avec la mort »), en biologie (« Les Forces mystérieuses d’Elekton », « L’Incroyable Invasion »), en botanique (« La Mort rouge »), en biochimie (« Le Breuvage maléfique »), en biologie humaine (« La Force invisible », « Les Fils de l’empereur »). Dans « La Force invisible », Péric invente même une machine pouvant rendre les hommes invisibles.

« L’Empire de Trigan T11 : L’Usurpateur » (Glénat, 1988).

« L’Empire de Trigan T2 : Elekton en péril » (Glénat, 1982),

Mais, fait étonnant, ce formidable essor scientifique et technique n’affecte aucunement le mode de vie de l’ensemble de la population trigienne. Les Trigiens, comme d’ailleurs tous les peuples d’Elekton, demeurent des paysans et des artisans qui habitent des logis exigus et vétustes, utilisent l’eau d’aqueducs et ignorent les commodités de notre vie moderne, tels le réfrigérateur, le lave-vaisselle, la radio (dont jouissent seulement les aviateurs), la télévision, le téléphone, l’automobile personnelle (seuls l’armée et les hauts personnages en disposent), l’ordinateur, les bibelots et la décoration. Même le luxe de Trigo et des notables reste dépourvu d’éléments modernes. L’architecture d’intérieur, le design, la mode, le goût du superflu qui fait la différence, le snobisme, semblent inconnus sur Elekton dont les peuples conservent l’austérité fondamentale de ceux de l’Antiquité terrienne.

« L’Empire de Trigan T11 : L’Usurpateur (Glénat, 1988).

« L’Empire de Trigan T2 : Elekton en péril » (Glénat, 1982).

En cela, les auteurs font foin de tout souci de réalisme et de cohérence. En effet, il semble impossible qu’un tel essor scientifique et technique puisse demeurer sans répercussion sur le mode de vie de la population.

Les automobiles, les avions, les fusées, les armes à feu, la physique et la biologie modernes sont inconcevables dans la Rome antique, ne peuvent exister en une nation rurale et artisanale. Mais ce qui peut paraître une aberration contribue puissamment au charme envoûtant et à l’incontestable originalité de la série.

Coexistence d’éléments d’époques différentes

Cette irruption de la science-fiction dans une série relatant l’histoire d’une civilisation de type antique semblable à l’Empire romain suscite la profusion d’éléments matériels anachroniques incompatibles tant avec un contexte antique qu’avec un monde moderne ou futuriste.

Ainsi, en va-t-il des vêtements. On remarque en effet que si, d’une manière générale, les hommes et les femmes de Trigan portent des vêtements antiques, quel que soit leur niveau social, certains semblent échappés d’autres époques.

« L’Empire de Trigan T3 : Le Royaume des derniers jours » (Glénat, 1983).

Beaucoup de marins arborent des casquettes à visières, des chandails et des vestes qui les font ressembler à des marins européens de la première moitié du XXe siècle. On voit même un marin fumer la pipe dans « La Force invisible ». Certains ouvriers et employés ou fonctionnaires portent eux aussi des vêtements caractéristiques du XXe siècle.

Mais surtout, beaucoup de militaires arborent des uniformes, des képis, des casques, des tenues de combat, des combinaisons et des bottes qui évoquent les armées les plus contemporaines et non pas, loin de là, les armures des légions romaines.

Les mêmes chevauchements d’époques différentes affectent l’habitat et les paysages urbains. Certes, les demeures des paysans et des artisans ressemblent à celles de la plèbe romaine, cependant que le palais de Trigo évoque celui d’Auguste ou d’Hadrien. Mais l’entrée du palais de Trigo comporte une grande grille dont le caractère antique est douteux. Et les immeubles d’habitation en pierre des grandes villes ressemblent plus à ceux de l’Europe du XIXe siècle qu’aux insulae romaines.

Le télescopage chronologique se manifeste également dans certains aspects de la société. Ainsi Yorro, le malfaisant de « La Force invisible » est étudiant en mathématiques, ce qui est surprenant dans un contexte antique. La même aventure nous fait découvrir de grands casinos modernes pourvus de tables de jeux, roulettes et plaques.

Quant aux gros livres découverts par les Terriens à bord du vaisseau trigien échoué dans les marais de Floride, ils n’évoquent ni l’Antiquité ni un monde futuriste, mais plutôt une grande bibliothèque du milieu du XXesiècle.

« L’Empire de Trigan T3 : Le Royaume des derniers jours » (Glénat, 1983).

Se garder des jugements hâtifs

Gouache pour « L’Empire de Trigan » par Don Lawrence.

Mélange de péplum et de science-fiction comportant entre autres des éléments propres aux XIXe et XXesiècles, tout cela paraît incohérent, et on serait tenté de reprocher à Butterworth et Lawrence leur manque de rigueur, leur imagination débridée qui les a menés à produire une série arlequin bâclée.

Défions-nous de ces impressions. En effet, il convient de ne pas confondre les sources d’inspiration et l’œuvre achevée. Cette dernière a son originalité, irréductible aux éléments entrant dans sa composition.

Comme nous l’avons dit plus haut, le futurisme trigien relève de l’histoire ancienne, d’une histoire beaucoup plus lointaine que l’Antiquité terrestre, et qui est celle d’une civilisation incommensurablement éloignée de notre Terre.

Il faut avoir cela bien à l’esprit, pour apprécier justement l’œuvre de Butterworth et Lawrence. Elekton n’est pas la Terre, l’Empire de Trigan n’est pas l’Empire romain, l’empereur Trigo n’est pas un empereur romain, la civilisation trigienne n’est pas une civilisation terrestre, et l’histoire même d’Elekton n’est pas celle de la Terre.

Autre gouache pour « L’Empire de Trigan » par Don Lawrence.

À la manière dont Hergé s’inspire de la réalité de son temps pour créer un univers fictif qui, par là même, n’est pas le monde réel et n’a donc pas à en donner une représentation exacte, Butterworth et Lawrence ont puisé dans l’Antiquité et d’autres époques, dans la science et la technique modernes ainsi que dans la science-fiction, pour concevoir une civilisation extraterrestre imaginaire qui n’a pas à ressembler aux ingrédients la composant ni à se soucier de la cohérence de leur assemblement.

Cela ne signifie pas que l’œuvre n’ait d’autre portée qu’esthétique et que l’on doive se défendre d’y trouver l’écho de grandes questions philosophiques relatives au sens de l’histoire qui taraudent peu ou prou tous les hommes.

« L’Empire de Trigan » est loin d’être dépourvu de signification de cet ordre et de portée symbolique.

Il convient néanmoins de faire un juste départ entre la fiction et le réel, entre un art (la bande dessinée) et la philosophie, et de conserver à une œuvre son caractère propre de création d’un artiste (en l’occurrence de deux auteurs) et, avec elle, sa dimension imaginaire, constituant essentiel de son originalité.

(À suivre)

Yves MOREL

Mise en pages : Gilles RATIER

Planche originale de Don Lawrence pour « L’Empire de Trigan ».

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2 réponses à Trigan : une antiquité de science-fiction… Hautement symbolique ! (première partie)

  1. Mariano dit :

    Ouaip, c’est curieux que ces anachronismes technico-historico-culturo-vestimentaires ne nous aient pas plus « perturbés ».
    Le scénario et le dessin y étaient certainement pour quelque chose.
    :o )

  2. Plotch Splaf dit :

    C’est rigolo de faire une analyse sérieuse d’une série aussi farfelue. Je pense que les auteurs ne se sont pas posés autant questions en la créant et se sont juste fait plaisir en mettant pèle-mêle tout ce qui leur faisait envie. Pour la lire il vaut mieux faire pareil !

    Les histoires sont néanmoins très sympas et le faible succès en France est sans doute du à cet excès d’originalité, aussi bien pour le mélange d’époques que pour le dessin. C’est vrai qu’à l’époque on se disait franchement « qu’est-ce que c’est que ce truc », mais ça ne passait pas inaperçu !

    Espérons un jour une édition intégrale, car je crois qu’il y a pas mal d’épisodes inédits.

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