Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Les Esclaves oubliés de Tromelin » par Sylvain Savoia
Témoigner des tragiques événements oubliés comme des errements de l’Histoire n’est pas toujours simple. Ainsi, pour évoquer au mieux le sort de 80 esclaves, isolés en 1761 sur un îlot perdu de l’océan Indien après un naufrage, Sylvain Savoia a choisi de lui-même refaire le chemin : parti en expédition sur l’île de Tromelin, l’auteur délivre en près de cent planches à la fois un journal de bord archéologique et l’incroyable récit des rescapés. Ce double pari narratif, complété d’un dossier documentaire, est éblouissant d’humanisme et de virtuosité graphique.
Dans la nuit du 31 juillet 1761, la flûte L’Utile, un navire négrier de la Compagnie française des Indes orientales, fait naufrage sur les récifs coralliens de l’île de Tromelin, un minuscule atoll sablonneux perdu dans l’océan Indien, à 450 kilomètres à l’est de Madagascar et à 535 kilomètres au nord de l’île de La Réunion. Parmi les rescapés, une soixantaine d’esclaves malgaches et cent vingt-deux hommes d’équipage : tous, entre espoirs, folie et pessimisme, vont devoir apprendre à survivre sur un terrain plat et sablonneux d’à peine un kilomètre carré, recouvert d’arbustes épars et environnés d’oiseaux et de tortues marines. Les rares survivants, enfin signalés dès 1773, ne seront pourtant récupérés qu’en 1776, quinze ans après le naufrage initial ! Ces derniers posent aux historiens actuels la question de leur résistance aux assauts des tempêtes tropicales, aux manques d’eau douce et de nourriture, sans parler des tensions physiques et psychologiques.
Depuis les expéditions archéologiques menées sur l’île en 2006 et en 2008 par Max Guérout et Thomas Romon, il est aujourd’hui possible de reconstituer l’existence de ces nouveaux Robinsons. Géré conjointement par la France et l’île Maurice depuis 2010, Tromelin bénéficie depuis le 7 mai 1954 de l’installation d’un aérodrome et d’une station météorologique permanente. Trois expéditions, en 2008, 2010 et 2013, auront permis de relever de nombreux outils, des foyers et de comprendre l’aménagement du lieu, réalisé en quatre phases d’habitation. Sylvain Savoia, membre intégré à l’expédition de 2008, aura depuis complété son expérience d’un voyage à Madagascar en 2010. Il a notamment achevé deux albums de « Marzi » (2009 et 2011 ; scénario de Marzena Sowa) et un ultime « Al’Togo » (tome 5 en 2010) avant de réussir à organiser ce double récit.
Précisons que le sort des « esclaves oubliés », raconté par Irène Frain dès 2009 (« Les Naufragés de l’île Tromelin », paru chez Michel Lafon ; 371 pages) est également partiellement évoqué dans un album d’Emmanuel Lepage, « Voyage aux îles de la Désolation » (Futuropolis, 2011), qui relate une rotation du Marion Dufresne, dont un passage à l’île Tromelin. Les riches expériences de Lepage (voir également le récent « La Lune est blanche », paru en 2014) et de Savoia se rejoignent sans nul doute dans leurs brillants récits graphiques.
En couverture des « Esclaves oubliés de Tromelin », voici l’essentiel : sur une plage, un groupe d’esclaves, hommes et femmes de tous âges, voient partir désemparés une embarcation de fortune. Sur l’horizon, environné d’oiseaux marins et sous un ciel bleuté, le spectacle est à la fois beau et sombre : c’est l’espoir pour certains de quitter enfin cet îlot aliénant, conjugué au désespoir pour d’autres d’être de nouveau abandonnés. Car, parmi ces naufragés dont certains, nus et en haillons, se serrent la tête entre leurs poings, il ne demeure aucun homme blanc sur la plage… Quelles promesses auront-ils qu’un navire de secours sera bel et bien envoyé vers Tromelin ? Aucune, si l’on s’en fie à une scène qui renvoie entièrement l’imaginaire du lecteur à l’ensemble des robinsonnades. Par la monstration de dos, aucun esclave n’est de fait ni héroïsé ni identifiable, et seul les espoirs les plus fous permettent encore à quelques uns (telle cette jeune fille dénudée située au centre de la composition, sur la plage) de songer à un quelconque avenir. Le corps Noir, prisonnier d’une époque comme d’un lieu (ici un « bagne » assimilé au sol de Tromelin, qualifié d’« île de sable »), cerné par les flots (à hauteur d’hommes sur le visuel de couverture) ne permettra qu’une rare échappatoire : c’est le sens ultime de ce buste qui dépasse, sur la droite de la couverture, les deux murs-lignes successifs érigés par le rivage et l’horizon maritime. Dans le ciel, libre tels ces fous de Bassan ou ces frégates, l’Homme ne désire que rêver à une meilleure condition, enfin digne de ce fameux Siècle des lumières, alors si lointain et si proche…
Achevons notre analyse par une interview aimablement accordée par l’auteur :
Tromelin n’étant pas l’îlot le plus connu du monde, comment avez-vous vous même découvert cet endroit et ce terrifiant récit ?
Sylvain Savoia (S.) : « En effet, je n’avais jamais entendu parler de cette île avant de tomber sur un tout petit article dans le journal Le Monde. En quelques lignes, on y résumait l’histoire pour relater la première mission archéologique menée sur place. Il s’agissait pour celle-ci de déterminer surtout le lieu du naufrage et comprendre la mécanique de destruction du bateau. Ayant envie de réaliser un album seul, j’ai été marqué par les thèmes abordés dans cette histoire. L’esclavage, l’île déserte, le naufrage, l’exil, l’abandon, la survie coûte que coûte. J’ai contacté aussitôt Max Guérout, le responsable de la mission dont j’ai retrouvé les coordonnées par internet. Nous avons sympathisé et il m’a assuré de son aide pour ce projet si je me lançais dans cette aventure. »
« Aller sur place » évoque l’engagement du récit reportage, mais aussi l’aventure personnelle (sur un mode similaire au récent « La Lune est blanche » d’Emmanuel Lepage, par exemple) : recherchiez-vous autre chose qu’une expérience graphique nouvelle ?
S. : « Après avoir travaillé sur l’autobiographie et la Pologne communiste avec Marzena Sowa, j’ai voulu continuer cette démarche. La réalité est souvent bien plus complexe et passionnante que toutes les histoires de fiction, à moins d’avoir un très grand talent. J’ai été passionné par la découverte de l’histoire de la Pologne et je me suis rendu compte qu’il fallait échapper aux livres d’Histoire et surtout à la vision simpliste et fausse que peuvent donner les médias d’information. La bande dessinée est un formidable outil pour ça. Ça m’a paru logique comme je l’avais fait de nombreuses fois pour « Marzi », d’aller sur place. Mais c’était plus complexe : c’est grâce à Max Guérout, qui m’a intégré dans son équipe, que cela a été possible. Tromelin n’est pas une île ouverte au tourisme. Je cherchais beaucoup de choses en partant plus d’un mois sur ce minuscule banc de sable isolé en plein océan Indien. J’y ai trouvé pas mal de réponses et de surprises. »
Précisément, cet album est graphiquement assez différent de vos séries « Nomad », « Al’Togo » ou « Marzi » : comment êtes-vous arrivé à ce résultat ?
S. : « Je pense que chaque univers réclame un dessin différent et je n’aime pas rester cantonné à un style particulier. Il y a d’ailleurs deux styles graphiques assez différents dans Tromelin. J’essaie, je tente de m’amuser et surtout d’apprendre. Le prochain sera encore dans un autre esprit. »
Comment avez-vous conçu votre scénario, dans la mesure où vous donnez la parole aux morts et aux vivants ?
S. : « Le parti pris dès le départ était de me mettre dans la situation des Malgaches. Même si c’était bien plus compliqué à gérer. On avait des documents précis sur les Français, mais très très peu sur les esclaves. Le fait d’être allé sur place, pour ressentir cette impression d’isolement total et cette émotion particulière d’être dans un univers qu’on englobe en totalité en un seul coup d’œil, était absolument essentiel. Sans parler de toutes les découvertes archéologiques in situ qui m’ont donné une vision plus précise de leur quotidien. Je suis aussi allé passer un mois à Madagascar l’année suivante. Une expérience très forte. »
En couverture, il n’est nullement question de « héros » mais bien d’humanité, de solitude et de désespoir : quel détail ou quelle rencontre vous a le plus touché durant la création de cet album ?
S. : « Je ne voulais pas axer le scénario sur une personnalité (même si je le fais un peu) mais plutôt sur un événement, sur un groupe en entier. Ce sont ces thèmes justement que je voulais développer. Beaucoup de choses m’ont touché. Que ce soit sur Tromelin ou Madagascar, ou même sur ces gens passionnés avec qui je suis parti pour effectuer les fouilles. Je pense que l’image la plus forte que j’en retire, c’est le moment où, parvenus en creusant au niveau du sol d’occupation des esclaves au 18e siècle, nous avons commencé à trouver des objets qu’ils avaient laissés sur place. Dans une petite pièce réalisée en blocs de corail, nous avons mis au jour des ustensiles de cuisines rangés les uns dans les autres, des cuillères alignés, des hameçons… La dernière fois que quelqu’un avait touché ces objets, c’était les survivants de Tromelin. Le contact avec eux était quasi direct. »
Le sujet de l’esclavage est encore le grand absent du panorama culturel français, notamment au cinéma où aucun grand film « national » n’a mis en scène ce sujet mémoriel : pourquoi, selon vous ?
S. : « Il y a une double attitude assez hypocrite de la France. D’un côté, les gouvernements reconnaissent (depuis peu) la part de la responsabilité de la France dans cette tragédie humaine, de l’autre il reste une nostalgie de la puissance du pays avec un racisme latent qui n’est jamais bien loin. On préfère regarder la paille (une grosse paille tout de même) dans l’œil des voisins. Les films américains qui traitent de ce sujet sont des succès. C’est vraiment dommage, car ça concerne notre histoire bien évidemment, mais aussi les descendants de ces populations déportées qui aimeraient bien qu’on leur parle de leur passé au lieu de le nier. Pour pardonner, il faut accepter. »
Vos prochains projets ?
S. : « Je travaille avec Jean-David Morvan sur un épisode pas forcément très connu de la vie de « Henri Cartier Bresson » durant la Seconde Guerre mondiale. Encore un album lié à l’Histoire. Il sortira en 2016 dans la même collection que le « Robert Capa » paru chez Dupuis. Cette fois je travaille en collaboration avec l’agence Magnum et la fondation Cartier Bresson. C’est chic ! Après ça, j’attaque le dernier cycle de « Marzi ». Et puis j’ai quelques idées qui attendent d’être mises sur le feu. »
Philippe TOMBLAINE
« Les Esclaves oubliés de Tromelin » par Sylvain Savoia
Éditions Dupuis (20, 50 €) - ISBN : 978-2-8001-5038-3
..n’oublions pas l’excellent livre d’Irène Frain « les naufragés de Tromelin » qui m’a fait découvrir cette triste histoire…
C’est exact : cette référence a été rajoutée dans le corps de l’article.
Voir aussi le film documentaire de 52 min. disponible sur ce lien :
http://www.dailymotion.com/video/xxgc96_les-esclaves-oublies-de-la-l-ile-tromelin_tech
On pourra en outre « suivre » la mission de 2008 évoquée dans l’album, avec les commentaires et photos mises en ligne par Max Guérout :
http://archeonavale.org/gran/index.php?option=com_content&view=category&id=9&Itemid=63&lang=fr
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