« Comic Strips : une histoire illustrée » par Jerry Robinson

Ce printemps est paru un ouvrage tout à fait incontournable pour quiconque s’intéresse aux comics : la réédition augmentée du fameux livre de Jerry Robinson sur l’histoire des comic strips qui était paru en 1974 chez G.P. Putnam’s Sons. Un ouvrage de référence, puisque signé par l’un des artistes majeurs des comics – qui fut aussi l’un des meilleurs connaisseurs de ce medium. Passionnant et indispensable.

Aborder l’histoire des comic strips, ce n’est pas juste se pencher sur une frange de la bande dessinée américaine qui pourrait sembler désormais mineure par rapport à l’effervescence des innombrables comic books qui ont envahi l’espace éditorial. Non. Aborder l’histoire des comic strips, c’est plonger au cœur de la naissance de la bande dessinée mondiale, ni plus ni moins. Avant le « Yellow Kid » d’Outcault (personnage apparu en 1895 au sein de la série « At the circus in Hogan’s Alley » qui était plus une image narrative qu’une réelle bande dessinée, la narration séquentielle en plusieurs cases avec phylactères n’apparaissant qu’à l’automne 1896 dans ce qui était désormais devenu « The Yellow Kid »), il y eut bien sûr Töpffer, Wilhelm Busch, et certaines illustrations dans des journaux comme Punch où les prémices de la bande dessinée se faisaient sentir… Mais c’est bien en cette fin de XIXe siècle, dans la presse américaine, que la nature établie de la bande dessinée naquit. Une bande constituée de quelques cases qui était un gag en soi ou bien une histoire à suivre quotidiennement dans les journaux, ayant son extension en couleurs dans les fameuses planches du dimanche. Les premiers comic books, d’ailleurs, n’étaient au départ que des recueils de ces strips parus dans la presse, la création explicite pour ce nouveau format n’apparaissant que plus tard. C’est dire si le comic strip est fondamental, quintessentiel, pour ce que nous nommons « bande dessinée ».

Un ouvrage sérieux sur les comics, c’est donc toujours un événement appréciable et nécessaire pour notre connaissance patrimoniale du 9ème art. Mais lorsque cet ouvrage est signé par l’un des acteurs les plus remarquables de l’histoire des comics, à la fois dessinateur, concepteur, spécialiste – et avec quel talent ! –, cela devient fabuleux, qui plus est lorsqu’il s’agit de Jerry Robinson. À l’âge de 17 ans, en 1939, Robinson débarqua dans le monde des comics, et plus particulièrement dans la série « Batman » où il sera le principal créateur du Joker et où il apportera des éléments qui ont donné leur visage à la série, comme pour le personnage de Robin… Mais au-delà de ces contributions aux comic books, Robinson a lui-même été un artiste des comic strips, avec « Still Life » ou « Jef Scott », il connaît donc très bien le sujet. Au début des années 70, Robinson entreprit d’écrire une histoire illustrée des comic strips, tâche d’envergure qui lui demanda alors plus de trois années de travail. Le résultat fut un ouvrage qui est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus sérieux et importants sur le sujet.

Dans les années 2000, Robinson entama une actualisation de son livre, ajoutant un dernier chapitre couvrant la période 1970-2010 puisque la première édition de 1974 s’arrêtait évidemment à la période 1950-1970. Notre homme en profita pour approfondir et développer certaines parties (notamment celle sur Outcault, le précurseur) et augmenta grandement l’iconographie avec près de 250 nouvelles illustrations. Autre bienfait de cette réédition actualisée, la qualité des reproductions. Car si l’ouvrage de 1974 était remarquable, il souffrait néanmoins d’une qualité de reproduction parfois trop faible pour rendre justice au trait et à l’art des dessinateurs, et seul un encart central proposait des documents en couleurs. La réédition de l’ouvrage bénéficia donc des progrès de scannage et d’impression, ce qui transfigure totalement la nouvelle iconographie par rapport à la précédente. Cet ouvrage magnifié parut en 2011, la même année que le décès de Robinson, ce qui en fait son ultime et sublime apport au 9ème art, point final d’une carrière remarquable et dernier signe de l’engagement passionné de notre homme envers les comics. Chapeau, Sir Robinson, car cette réactualisation vous demanda encore quelques années de travail… mais cela valait vraiment le coup, car cette « histoire illustrée des comic strips » restera comme l’un des ouvrages les plus intéressants sur le sujet, une référence.

Dans cet ouvrage structuré chronologiquement, Robinson ne s’est pas contenté d’énumérer les œuvres et les artistes qui ont traversé l’histoire des comic strips. Il les a remis dans les contextes historiques, culturels, sociaux et artistiques des différentes époques afin de mieux comprendre leur émergence et leur nature. Mieux, ses recherches et son érudition lui ont permis de nous présenter chaque strip en nous révélant des éléments primordiaux dans le processus de leur création, que ce soit par l’histoire personnelle des dessinateurs, des relations de ces derniers avec les directeurs et autres acteurs de la presse américaine, nous donnant à lire paroles, notes, extraits de lettres et autres documents issus des coulisses de l’histoire ; des anecdotes, des souvenirs, des transcriptions tout à fait passionnantes. C’est donc un voyage en profondeur que nous propose Robinson, dans un texte à la fois vivant et didactique, ne s’interdisant pas l’analyse ni le témoignage. À l’intérieur des chapitres, des parties entières sont consacrées aux grands auteurs, aux séries emblématiques, mais aussi à des éléments contextuels ou/et constitutifs comme l’avènement des syndicates, l’émergence de nouveaux thèmes, les genres principaux du comic strip, les années charnière et les périodes de transition, l’évolution narrative mais aussi celle des goûts du lectorat et des mœurs de la société américaine, les adaptations, les dessinatrices, les dessinateurs afro-américains et latino-américains, la planche du dimanche et l’art de la case unique…

Robinson avait aussi consacré une petite place aux strips non américains dans son ouvrage (c’est d’ailleurs par cette section que se terminait la première édition du livre en 74), ce qui démontre l’ouverture d’esprit de l’homme – même si, ce faisant, il fit une petite digression, car si le strip a bel et bien traversé les frontières de l’Amérique, on ne peut considérer « Tintin », « Valentina », « Barbarella » ou « Astro Boy » comme des œuvres de strips ! Mais bon, on pardonnera cette petite incartade, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une intention bienveillante. Car n’oublions jamais que Jerry Robinson fut un honnête homme dans le sens le plus noble et premier du terme, s’étant engagé toute sa vie pour la justice et le respect, notamment lorsqu’il défendit bec et ongles Siegel et Shuster pour leur redonner leurs droits sur « Superman », ou bien convié par l’ONU pour des conférences sur les droits de l’homme ou l’environnement… Un grand monsieur.

N’oublions pas non plus de mentionner qu’entre les différentes parties de l’ouvrage, Robinson avait donné la parole à certains des plus grands artistes de comic strips afin qu’ils témoignent de leur relation avec cet art. Et le casting est prodigieux : Milton Caniff, Lee Falk, Vincent T. Hamlin, Johnny Hart, Harry Hershfield, Alfred Andriola, Charles Schulz, Mort Walker, Chic Young, Mell Lazarus, Leonard Starr, Hal Foster, Walt Kelly, ainsi que pour le dernier chapitre ajouté Lynn Johnston et Patrick McDonnell. Chacun parle de son parcours, de son regard sur l’art du strip, sur sa manière de travailler ou de vivre ce métier. Les témoignages sont évidemment différents, mais ils apportent une richesse bienvenue, avec parfois des choses assez anecdotiques mais aussi des visions tout à fait intéressantes et percutantes de l’art du strip. On retiendra notamment les mots de Schulz sur les sujets difficilement traités en strips, et quelques beaux souvenirs d’enfance pour la plupart de ces contributeurs. Voilà donc un beau livre patrimonial de tout premier ordre, de surcroît proposé à un prix très démocratique car s’étendant tout de même sur 400 pages en grand format et sur beau papier. Un must absolu que tout fan de comics se doit de posséder dans sa bibliothèque : c’est dit !

Cecil McKINLEY

« Comic Strips : une histoire illustrée » par Jerry Robinson

Éditions Urban Comics (29,00€) – ISBN : 978-2-3657-7631-8

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2 réponses à « Comic Strips : une histoire illustrée » par Jerry Robinson

  1. Michel Dartay dit :

    Une excellente initiative d’ Urban Comics qui ne se contente pas de traduire au kilomètre les titres liés au Batman! Des dizaines d’heures de lecture, et même les plus érudits y trouveront de quoi apprendre et découvrir! Il serait maintenant intéressant de proposer en français l’étude inachevée de Steranko sur le genre!

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Michel,

      Merci de votre commentaire, et je suis bien d’accord avec vous: le Steranko, ce serait formidable! Mais je ne pense pas que ce soit le choix le plus évident pour un éditeur, malheureusement… Enfin, on peut toujours rêver!

      Comicsement vôtre,

      Cecil

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