Apparue pour la première fois dans le mensuel Tchô ! en 2003, Lou est devenue un best-seller de l’édition, avec plus de trois millions d’albums vendus, une série d’animation, un long métrage, des traductions dans le monde entier… Un tel succès méritait bien cet ouvrage anniversaire, qui nous propose — en plus de 300 pages — de revenir sur l’histoire de l’héroïne qui a grandi avec ses lecteurs. Tout en ouvrant généreusement ses carnets de croquis, Julien Neel évoque — au cours d’un long entretien — son propre destin, lié depuis 20 ans à celui de la petite fille blonde devenue grande.
Lire la suite...« Le Rapport de Brodeck T1 : L’Autre » par Manu Larcenet
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dans un lointain village noyé sous la neige, un crime collectif vient d’être commis. Et c’est à Brodeck, un homme récemment rentré de déportation, que la communauté confie le soin d’écrire un rapport, entre aveux silencieux, pressions indicibles et lâchetés innommables. Après « Le Combat ordinaire » et « Blast », dans une veine plus réaliste, Manu Larcenet livre chez Dargaud et avec une extraordinaire intensité graphique la première partie de son adaptation du roman de Philippe Claudel (Stock, Prix des Lycéens 2007), plongée abyssale dans les tréfonds de l’âme humaine.
En un peu plus de 150 planches au format à l’italienne, d’un noir et blanc intense, Larcenet se propulse sans nul doute au rang du « Silence » de Comès (Casterman, 1980) ou de « Pleine Lune » de Chabouté (Vents d’Ouest, 2000), œuvres croisant également les poids conjugués de la mémoire, de la solitude, du regard, de la différence, de l’histoire et du témoignage. Dans « Le Rapport de Brodeck », le romancier Philippe Claudel, également connu pour « Les Âmes grises » (2003) avait imaginé un conte philosophique, véritable parabole sur le processus xénophobe de déshumanisation : dans un village fictif de montagne, situé à priori en Europe centrale (près de la frontière allemande, sachant qu’une localité nommée Brodek existe réellement dans le centre-est de la Pologne), l’étranger, surnommé der Anderer (l’autre), est venu rompre les habitudes. Brodeck doit faire son rapport concernant l’Ereigniës (en allemand, l’événement), référence inavouée au meurtre perpétré, miroir honteux et outragé de ces « événements politiques » que les gouvernements n’osent pas nommer « guerre ».
Dès la couverture, précisément, c’est la Seconde Guerre mondiale qui est suggérée comme arrière-plan indicible : on la devinera dans le fond coloré vert-de-gris sous le titre autant que dans la figuration de ces quatre hommes amaigris et à la tête rasée, quasi identiques et passeurs de l’image froide, archétypale, du prisonnier déshumanisé par les camps de concentration. Le regard jeté vers ces hommes au lecteur instaure un jeu de miroir entre les postures et les cases composant le premier plat : sur la gauche, représenté en pied et sous la neige floconneuse, Brodeck observe au loin et semble réfléchir à l’arrivée de l’étranger sur sa monture. Ce dernier est illustré sur la droite en une case verticale : le plan général ne nous permet pas de voir son visage trop éloigné, alors que le paysage plutôt hostile (rocher nu, neige, sombres cimes des sapins et corbeaux) distille une tonalité lugubre. Notons que nous savons que Brodeck et l’étranger se sont autrefois rencontrés et connus, mais que la source et le sujet du rapport (éléments dédoublés et reflets d’un même décor) sont ici tenus éloignés par les trois cases centrales : outre le titre et les quatre hommes déjà évoqués, c’est le visage en gros plan d’une veille femme ridée et aux yeux clos qui vient compléter l’illustration de couverture. Ce visage ouvre volontairement à toutes les interprétations, symboliques et allégories, jusqu’à l’anticlimax : la confidence, la prédiction, la parole, la mémoire, la tradition, le pardon, le rapport générationnel, l’ignorance, le silence, l’oubli, l’obscurantisme, la haine (ces mêmes renvois figurant dans les visuels retenus pour la 4ème de couverture)…
Les premiers mots du roman sont devenus fameux : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache. Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu’elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer. Mais les autres m’ont forcé [...] ». Rapport sous la contrainte, rapport digne d’une enquête de police, rapport aux autres et à soi-même, Brodeck est avant tout celui qui écrit et veut témoigner, celui qui veut faire le lien, établir le rapport et donc comprendre.
Par ses allusions à la Shoah (Brodeck a subi l’enfer dans un camp de concentration sans nom), au totalitarisme (des barbelés figurent également sur le premier plat du livret du dossier de presse), par l’évocation de la collaboration (le maire et criminel Oschuir est devenu riche en vendant ses cochons à l’ennemi), par son attention portée aux ombres comme aux lumières (comme dans une fable, chaque personnage croisé est garant des unes ou des autres), le récit de Claudel et l’album de Larcenet renvoient de manière essentielle – dans les 70 ans commémoratifs de la fin du second conflit mondial – au rapport à l’Histoire et à sa mémoire : doit-on tout pardonner ou effacer pour avancer ? Les hommes n’ont-ils pas plus à perdre qu’à gagner en écrivant le récit des drames et des haines qui ont déchiré les peuples ? Quelle est la force d’un témoignage devant la justice des années, des décennies ou des siècles ?
Suivant le chemin d’Hugo Pratt, Didier Comès, déjà évoqué, avait porté dans le noir et blanc enneigé de « Dix de der » (Casterman, 2006) la dénonciation cynique des absurdités de la guerre a un niveau rarement égalé. Avec la figure de l’Anderer, par la saturation des âmes et la noirceur des visages ou des corps torturés, par ses décors gothiques et enfiévrés, par ses aplats noir striés de coups de couteau et de flocons ensanglantés, Larcenet convoque plus ou moins consciemment dans « Le Rapport de Brodeck » une ultime figure mythique ; celle du « Frankenstein » de Mary Shelley (1818 ; l’action se déroule également dans un anonyme village perdu du centre de l’Europe, les noms étant de consonance germanique), monstre sacrifié à l’angoisse de la création et à la peur de la différence, bien au-delà des apparences et des statuts sociaux… civilisés.
Nul doute que la voix off de Brodeck, morale hantée, vous poursuivra longtemps : le signe d’un très grand album.
Philippe TOMBLAINE
« Le Rapport de Brodeck T1 : L’Autre » par Manu Larcenet
Éditions Dargaud (22, 50 €) – ISBN : 978-2205073850
Un album aussi sombre qu’impressionnant. On en parle également en bien dans le dernier Zoo le mag!
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