« Vol 714 pour Sydney » : des antihéros sans prise sur un monde absurde…

On a considéré qu’avec « Vol 714 pour Sydney » (prépublié dans le journal Tintin belge entre 1966 et 1967), vingt-deuxième et avant-dernier album des aventures de Tintin édité chez Casterman en 1968, Hergé renouait avec l’aventure, escamotée dans « Les Bijoux de la Castafiore » (en 1961 et 1962 dans l’hebdomadaire des éditions du Lombard). C’est vrai, mais, en l’occurrence, cette aventure se révèle déconcertante…

Études et crayonnés pour la page 11 de l'album.

Une aventure insolite

Elle se déroule en Indonésie. Jamais Tintin n’était allé aussi loin, même à l’époque du « Lotus bleu ». Seulement, cette fois, le reporter ne cherche pas l’aventure.

Alors qu’il allait s’embarquer dans un vol régulier à destination de Sydney, en compagnie du capitaine Haddock et du professeur Tournesol, il cède à l’invitation insistante de l’avionneur Laszlo Carreidas (caricature de Dassault mixé d’Howard Hughes avec un zeste d’Onassis) qui se propose de les prendre à bord de son avion privé.

Du coup, alors que, aux dires du capitaine Haddock, ils devaient effectuer un simple « voyage d’agrément », Tintin et ses compagnons se retrouvent victimes d’un détournement d’avion visant l’enlèvement de Carreidas, organisé par Rastapopoulos : vieil ennemi de Tintin, qui, pour se refaire une fortune, veut forcer le milliardaire à lui communiquer le numéro de son compte bancaire suisse.

Tintin et ses amis sont amenés prisonniers dans une des îles de la Sonde où Rastapopoulos et son complice Allan ont trouvé refuge, aidés par un groupe de rebelles en lutte contre le pouvoir de Djakarta.

Parvenant à s’évader de la casemate où ils ont été séquestrés, Tintin et ses compagnons délivrent Carreidas.

Alors qu’ils sont traqués par Allan, Tintin entend une voix lui conseiller de se réfugier avec ses amis dans un temple de l’île, tabou pour les autochtones. Là, il découvre la « voix » : Mik Ezdanitoff (inspiré par Jacques Bergier), intellectuel initié par des extra-terrestres qui ont fait de ce lieu un de leurs points d’attache sur terre. Ezdanitoff aide Tintin et ses compagnons à échapper à Rastapopoulos et ses comparses, puis met ceux-ci hors d’état de nuire. Finalement, alors que l’île est dévastée par l’éruption de son volcan, Tintin et ses amis comme ses ennemis seront embarqués à bord d’une soucoupe volante. Tintin et ses compagnons seront ensuite abandonnés en mer après avoir perdu tout souvenir de leur aventure ; Rastapopoulos et ses complices, eux, demeureront captifs de ces derniers (du moins pour un temps).

Tintin en héros passif et impuissant… conformément à la vulgate philosophique de l’époque

À l’opposé de ce qui se passe dans les autres albums, ici, Tintin ne maîtrise pas les événements. Tout d’abord, nous l’avons dit, il ne court pas après l’aventure. Il se trouve fortuitement embarqué en elle à la suite de deux événements inopinés : la rencontre avec une connaissance, Szut devenu pilote de Carreidas, et l’entêtement de ce dernier à vouloir l’embarquer avec ses amis à bord de son avion. Par la suite, il réussit à s’évader avec ses compagnons, mais après, il ne dirige plus l’action. Rastapopoulos lui échappe et lance ses hommes à sa poursuite. Puis, c’est l’aventure qui lui échappe.

Crayonné de la page 52 de l'album.

 C’est Ezdanitoff qui le guide vers le temple, neutralise Rastapopoulos et le sauve. Et, pour terminer, les extra-terrestres effaceront de sa mémoire toute trace de l’aventure qu’il vient de vivre. Victime des événements, balloté par eux, manipulé par Ezdanitoff, Tintin subit cette aventure ; il n’agit pas, mais est agi, instrumentalisé.

Jamais le héros d’Hergé n’avait été réduit à une telle passivité, à une telle impuissance. Cette métamorphose n’est pas fortuite.

Lorsqu’Hergé compose « Vol 714 pour Sydney », un courant philosophique imbibe toute la pensée francophone : le structuralisme. Débordant de la linguistique dont il est issu, il imprègne l’anthropologie (Lévi-Strauss), la psychanalyse (Lacan), la psychologie cognitive (Piaget), la philosophie générale (Foucault), le marxisme (Althusser), la critique littéraire (Barthes), l’histoire des religions (Vernant). Et que retient le public de cette philosophie ?

Il en retient l’idée que l’homme n’est pas le maître de sa pensée et de son destin, qu’il est le jouet de son contexte (historique, scientifique, technique, culturel), lequel lui impose ses croyances, ses idées, sa logique, et décide de sa destinée, que l’avenir échappe à sa volonté, que l’histoire résulte non des idées, décisions et actions des individus ou des groupes, mais des basculements successifs de totalités contextuelles.

Crayonné de la page 58 de l'album.

« Vol 714 pour Sydney » apparaît comme un reflet ou un écho de cette vulgate structuraliste qui imprègne les esprits durant les années 1960.

Tintin y est entraîné malgré lui dans une aventure, et, bien qu’il trouve le moyen de réagir et de lutter, il ne commande pas l’événement.

Il sort alors de sa situation tragique non pas par son intelligence, sa force et sa volonté, mais grâce à l’intervention d’une puissance extérieure.

L’issue favorable de cette aventure n’a donc rien d’une victoire, d’autant plus qu’il aura tout oublié à la fin. En cela, il n’est plus un héros.

Des méchants pitoyables et bouffons

Les « méchants », eux non plus, ne brillent pas. Rastapopoulos, naguère génie du mal, à la tête d’un immense empire criminel aux ramifications internationales et aux activités multiples (trafics de stupéfiants, d’armes, d’esclaves), capable de comploter la chute de gouvernements (dans « Coke en stock »), n’est plus qu’un bouffon grotesque, habillé en cow-boy de fantaisie, chaussé de bottines ridicules, victime de déboires désopilants.

Un extrait de « Vol 714 pour Sydney » dans le journal Tintin.

Allan, qui fut un forban redoutable dans « Le Crabe aux pinces d’or » et « Coke en stock », devient un homme de main lourd, stupide, tremblant devant son patron, ridiculisé par un zézaiement dû à la perte de son dentier. Et l’enlèvement que tous deux avaient mis au point échoue lamentablement. Ils ne sont plus que de « pauvres types », pour reprendre l’appréciation d’Hergé lui-même, plus comiques que terribles.

Le temps des antihéros

Le héros comme ses ennemis sont donc déboulonnés. Et sur ce point également, l’influence des « sixties » se fait sentir. Nous sommes alors à l’heure des antihéros, comiques, souvent laids ou mal habillés, se signalant par un comportement extravagant aux conséquences souvent calamiteuses : Gaston Lagaffe, Achille Talon, Iznogoud dans la bande dessinée, Tarzoon dans le dessin animé, Max la Menace dans les séries télévisées, etc.

Les personnages de « Vol 714 pour Sydney » s’y apparentent, les mauvais particulièrement, et l’aventure racontée, quoique empreinte de mystère extra-terrestre et de paranormal, paraît, elle aussi, extravagante.

Les trois derniers albums de Tintin donnent à penser que le chamboulement moral des années 1960 a incité Hergé à parodier les aventures de son héros. Le héros, la morale, l’ordre traditionnel des valeurs y sont malmenés. Dans Les bijoux de la Castafiore (album publié en 1962 chez Casterman), l’aventure avorte, les faits qui pourraient la faire naître se révèlent anodins, et les personnages s’affrontent dans le huis clos de Moulinsart, sur le mode du vaudeville.

Étude pour le poste de pilotage du Carreidas 160.

À la fin de « Tintin et les Picaros » (prépublié en 1975 et 1976 dans le magazine Tintin), le reporter sera heureux de regagner Moulinsart, après avoir aidé un bouffon à renverser son rival : un fantoche ridicule, sans illusion sur les conséquences du changement politique auquel il a contribué.

Entre temps, dans « Vol 714 pour Sydney », Tintin subit une aventure dont il est dépossédé et affronte des ennemis ridicules. Il est déchu de son statut de héros, et son univers devient dérisoire.

Yves MOREL   

PS : Les essais, études et crayonnés présentés dans cet article ont été scannés dans l’ouvrage « L’Å’uvre intégrale d’Hergé » T11, publié aux éditions Rombaldi/Casterman en 1986.

Essais de couvertures pour l'album.

Galerie

5 réponses à « Vol 714 pour Sydney » : des antihéros sans prise sur un monde absurde…

  1. fraleb dit :

    Bonjour,

    Merci pour ce commentaire de l’oeuvre d’Hergé qui se découvre selon différents niveaux de lecture. Votre analyse éclairante donne envie de reprendre ce « Vol 714 pour Sydney » qui n’est pas un opus mineur dans la production du génial Belge.

    Bien à vous

    • MOREL Yves dit :

      Bonjour,

      Merci pour votre aimable appréciation. Je suis heureux de vous avoir intéressé et incité à relire d’un oeil peut-être nouveau, cet album d’ Hergé. Les trois derniers albums des aventures de Tintin sont particulièrement révélateurs de l’impact, sur leur auteur, de la révolution culturelle qui marqua l’Occident durant les années 60 et 70.

      Cordialement,

      Yves

  2. jean-guillaume Bordes dit :

    merci pour cette analyse particulièrement intéressante. J’ai revu vol 714 il y a quelques jours, après une bonne dizaine d’années sans avoir croisé cet album : vous mettez les mots et des données sur les sentiments mêlés qui ont résulté de cette lecture. Merci donc, encore une fois.
    J’ajoute – mais je n’ai aucune érudition concernant Hergé, donc il est probable que ça soit un lieu commun – que cette lecture m’a mis en lumière le goût prononcé de l’auteur pour le paranormal, et ici la parascience (pistes de Nazca, téléphatie, etc).

  3. Waal dit :

    Wouaw ! Alors là, cette explication avec le structuralisme, je ne l’avais encore jamais vu ! Félicitation !

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