« Elle s’appelait Tomoji » par Jirô Taniguchi

Un nouveau manga de Taniguchi est toujours un événement. Il n’est pas sorti chez Casterman, son éditeur le plus prolifique, mais chez une maison d’édition qui monte : Rue de Sèvres. Après l’édition plus confidentielle d’un recueil de Mari Yamazaki (« Giacomo Foscari »), « Elle s’appelait Tomoji » est leur seconde incartade dans la BD venue d’Asie. Ce titre est particulièrement déroutant. C’est une œuvre de commande et elle n’est peut-être pas spécialement destinée aux lecteurs habituels du maître. Voyons ça ensemble !

Mais qui est Tomoji ? Cette femme a fondé, avec l’aide de son mari (Ito Shinjo, né Fumiyaki), un mouvement religieux en 1936 : le Shinnyo-en, une branche du bouddhisme. Mais ne vous attendez pas à découvrir ici la genèse de ce lieu de culte, car  cette aventure s’arrête peu de temps après le mariage de Tomoji et Ito. On pourrait penser que cette partie de l’histoire ne correspond qu’aux prémices d’une grande série, mais non : c’est un volume unique. Ce docu-fiction raconte une partie de la vie de Tomoji, jeune fille d’origine modeste qui va devenir cette grande prêtresse que tous ses fidèles vénèrent encore : histoire aujourd’hui bien connue par ses compatriotes. Malheureusement pour nous, pauvres occidentaux, à moins de s’être spécialisé dans l’étude du courant bouddhiste japonais, il nous est impossible de maîtriser cette partie de l’aventure. Voilà pourquoi, ce livre est difficilement accessible aux lecteurs français.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Si on aborde « Elle s’appelait Tomoji » simplement comme une tranche de vie d’une jeune fille élevée à la campagne, ce recueil est extrêmement plaisant. Il devrait passionner tous les amoureux du Japon, de son histoire et de ses coutumes ancestrales. On ne remonte pourtant pas bien loin dans le temps, juste une centaine d’années. Mais la vie à la campagne dans le Japon des années 1912-1926 (ère Taishô) est très différente de ce qu’auraient pu nous raconter nos arrières grands parents. La culture du riz y est sacrée, la vie simple, les transports inexistants et les mariages arrangés. Pourtant, tout n’est pas rose chez les Uchida. Le père de Tomoji décède brutalement d’une simple appendicite, alors qu’elle n’a que 3 ans. Sa mère ne pouvant plus travailler au magasin abandonne ses enfants à leurs grands-parents. Sa petite sœur en meurt littéralement de chagrin, etc. Pourtant, ce manga est loin d’être une tragédie. Ces moments pénibles sont juste là pour souligner que l’existence peut être dure. Tomoji, elle, est pleine de vie et est surtout travailleuse. Elle n’hésite pas à en faire plus que nécessaire pour que tout le monde soit heureux. Et ça se sent au travers des dessins lumineux et extrêmement détaillés de Taniguchi. La campagne japonaise est très belle, cela donne envie d’en savoir davantage, de plonger dans ces décors merveilleux et parfois surréalistes, pour nous occidentaux. Peut être qu’ils sont d’une banalité affligeante pour un japonais, mais ils sont tellement bien rendus qu’ils situent parfaitement l’action dans l’espace et le temps et ont dû les émerveiller tout autant.

Comme Jiro Taniguchi l’explique dans sa postface, ce manga est un travail de commande : « La naissance de cette histoire est liée à un temple bouddhiste de la région de Tokyo. Ma femme fréquente ce temple avec assiduité depuis une trentaine d’années…/… ce qui les a conduits à me solliciter pour que je dessine quelque chose dans leur bulletin trimestriel. Leur idée était …/… de mieux faire connaître la personnalité et le parcours de sa créatrice, Tomoji Uchida. ». Il a néanmoins posé une condition indispensable « pouvoir fictionnaliser librement ». Ainsi, la vie de Tomoji, même si elle est basée sur des faits avérés est enjolivée par des anecdotes qui rendent le récit plus fluide, plus agréable à lire. C’est pourquoi cela reste du grand Taniguchi. Ce n’est pas une simple succession d’événements biographiques. Les chapitres s’enchaînent avec fluidité. On y découvre la naissance de cette jeune fille, son adolescente et, finalement, son passage à l’âge adulte. Les Japonais, eux, connaissent la suite de l’épopée, ce qui nous fait défaut. Une préface explicative aurait certainement été un gros plus. Quand on referme cette histoire, il est vrai qu’il peut rester un goût d’inachevé !

« Elle s’appelait Tomoji » est un bon livre, mais il ne s’adresse pas spécialement aux fans de Taniguchi ou de mangas. Il est destiné à un public plus large, tout en étant très restreint : les amateurs de culture asiatique. Voilà quand même une tranche de vie pleine d’enseignement sur la vie dans la campagne japonaise du début du siècle dernier, avec des paysages de toute beauté. Notamment ceux reproduits sur les nombreuses pages en couleurs que l’éditeur français a cru bon de conserver : et on l’en remercie pour cette délicate attention qui est bien trop rare dans l’édition de manga.

Gwenaël JACQUET

« Elle s’appelait Tomoji » par Jirô Taniguchi
Éditions Rue de Sèvres (17 €) – ISBN : 2369811315

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3 réponses à « Elle s’appelait Tomoji » par Jirô Taniguchi

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  2. Capitaine Kérosène dit :

    Je ne comprends pas les reproches qui sont faits dans cet article à « Elle s’appelait Tomoji ».
    D’une part cette jeune femme n’est pas du tout connue au Japon (hormis des membres de la secte bouddhiste qu’elle a fondée) et d’autre part, peu importe ce qui se passe après ce qui est raconté dans les pages de « Tomoji », puisque de toute façon Taniguchi a choisi de faire l’impasse dessus. Il n’y a absolument rien de particulièrement difficile à comprendre dans ce manga. On est à mille lieux du « Temps de Botchan », qui, lui était particulièrement référencé et dont l’érudition échappait même aux lecteurs Japonais !
    S’il y a un reproche que l’on peut faire à Tomoji, ce serait plutôt de raconter une histoire banale, de façon très banale et vaguement édifiante. Mais cela peut ravir les admirateurs de Taniguchi, qui pousse ici le dépouillement du récit jusqu’à l’ascèse.

  3. Gwenaël Jacquet dit :

    Justement, Taniguchi est réputé pour savoir mettre en images, de façon magistrale, des histoires plutôt banales. Ici, c’est un peu la même chose, tout en étant différent. C’est peut-être ça aussi la force de cet auteur. Votre commentaire montre bien qu’il y a plusieurs manières de percevoir ce manga.

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