« Les Mains invisibles » par Ville Tietäväinen

Immigrer, c’est voyager pour trouver une vie meilleure, loin des guerres, loin de la pauvreté, loin des humiliations religieuses, pour retrouver l’espoir, le goût de vivre et une certaine dignité. C’est en tout cas ce qu’ils espèrent, ceux qui rêvent d’Europe ou de pays riches, or le chemin est long, semé d’embûches, et le plus souvent bien décevant, pour ne pas dire carrément désespérant…

Ils veulent quitter le Maroc coûte que coûte (et ça coûte cher !) par ce minuscule passage qu’offre le détroit de Gibraltar, si petit mais dangereux (les courants y sont particulièrement vicieux) et si surveillé ! Pourtant, l’Espagne a besoin d’eux, c’est en tout cas ce que disent les recruteurs sans état d’âme et ce dont profitent aussi des employeurs sans morale qui exploiteront les clandestins, main d’œuvre docile s’il en est ! C’est tellement pratique : ils n’ont rien, même plus de papiers, et sont prêts à tout pour gagner quelques sous et survivre.

Cette immigration, les Marocains l’appellent « harraga ». « Devenir harraga, c’est tout ce qui reste aux pauvres », dit l’un d’eux, et l’Europe est là, au bout des doigts, « on pourrait presque ramasser une poignée de sable d’or ». Mais pour le moment, il faut travailler, économiser, patienter entre religion et pauvreté, et les vieux qui ont connu le travail dans le nord, du temps où on pouvait circuler sans entraves, ne les poussent pas à tenter l’aventure, devenue illégale. Mais le rêve est tenace et ils partiront. La traversée est incertaine – ils ne savent pas nager – souvent mortelle, mais ils la tenteront pour aller juste de l’autre côté et trouver « refuge » dans les serres d’Almeria, ces immensités de toiles surchauffées. Vous n’aurez « pas de nom ni de visage, que vos mains » précise le rabatteur ! Certes, mais, pire encore, la terre promise se fait baraquement, précarité, désillusion, humiliation, déshumanisation… Brisés par des agriculteurs-employeurs mafieux, des islamistes tenteront bien de les récupérer ces brebis égarées, mais profiter de la misère humaine pour vendre la charia et le chemin du prophète, ça ne marche pas à tous les coups ! D’ailleurs, les plus téméraires continuent le chemin…Mais jusqu’à quand ?

Ville Tietäväinen réalise là un récit émouvant et puissant. Non pas qu’il révélât un scandale humanitaire (d’autres l’ont déjà traité, en romans, en films – et l’actualité y revient très souvent), mais ses personnages sont suffisamment bien trempés pour qu’on les suive et qu’on se scandalise. Qui plus est  le dessin est à la fois précis et caricatural. Les mimiques ou les gestuelles sont très expressives, doublées d’un sens du cadrage exceptionnel. Enfin, le traitement bicolore (camaïeux de marrons bleutés le plus souvent) teintent l’histoire d’une aura inquiétante.

On lui devait déjà « Des oiseaux, des mers », paru en 2005 chez Delcourt, une œuvre également lente, dense, souvent dramatique. Nous sommes alors loin du Maroc, à Hong-Kong. Katie et Simon viennent de se marier, mais Simon est Chinois et il lui est difficile de se faire accepter par la famille de Katie car un grand-oncle omnipotent préside à toutes les décisions. Dans ce contexte familial archaïque, Simon se met à jouer. Quand naît le premier enfant du couple, le pire est à venir : l’oncle veut adopter l’enfant et l’élever comme le sien ! Ils décident de fuir en Chine. Dans la deuxième histoire, des émeutes éclatent à l’approche de la rétrocession de Hong-Kong. Un jeune Vietnamien est arrêté par la police, séparé de sa femme et de sa fille, puis emmené dans un hôpital où l’on pratique sur lui une surprenante opération au cerveau. Il finit par s’évader et croiser tragiquement la route des deux fuyards, les deux histoires se raccordant par leurs fins. Le troisième récit s’achève par le mariage dont on parle au début.

Alors, bons voyages,

Didier QUELLA-GUYOT  ([L@BD->http://www.labd.cndp.fr/] et sur Facebook).http://bdzoom.com/author/didierqg/

« Les Mains invisibles » par Ville Tietäväinen

Éditions Casterman (27 €) – ISBN : 978-2-203-08919-8

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