« Scénario Catastrophe » par Tedesco et Sable

« Scénario Catastrophe » fait indubitablement partie de ces comics post-Nine Eleven qui donnent progressivement un autre visage à la bande dessinée américaine actuelle. Beaucoup plus en connexion avec le réel qu’auparavant, dans une réflexion brute de notre monde contemporain. À lire?

J’ai de nombreuses fois rappelé dans cette chronique combien le 11 septembre 2001 avait changé la donne dans le processus de maturité des comics. De « DMZ » à « Ex Machina » en passant par « Civil War », bien des comics – de nature parfois très différente – ont été inexorablement influencés par cet événement historique dramatique. À l’époque, le monde avait conscience d’être entré dans une nouvelle ère, qu’il y aurait un avant et un après Nine Eleven. Il en a été de même pour les comics…

La preuve avec cette création extrapolant les nouvelles données géopolitiques mondiales et l’évolution de la politique américaine. « Scénario Catastrophe » est bâti sur une idée simple mais géniale qui se paye le luxe d’engendrer plusieurs niveaux de compréhension, de réflexions : au-delà du thème du maintien de la paix et du contre-terrorisme se profile celui plus incisif de la responsabilité des idées, du langage, des actes ; des relations plus ténues qu’il n’y paraît tissant des liens de cause à effet entre le réel et la fiction. « Le réel dépasse la fiction », dit-on… Serait-on allé ainsi sur la Lune si Jules Verne n’avait pas déliré à ce point ? Au jeu de l’œuf et de la poule, on ne saurait dire qui entraîne l’autre à concrétiser ou imaginer d’après la réalité ou le fictionnel.

Mark Sable s’est approprié cette réflexion pour en tirer le postulat suivant : après le 11 septembre 2001, Alan Ripley, un romancier, intègre un groupe de réflexion gouvernemental censé envisager les scénarios les plus catastrophiques qu’on puisse imaginer en termes de terrorisme, ceci afin de pouvoir anticiper les futures menaces et de les contrer à temps. Mais quelques années plus tard, alors que ce « labo d’idées » est dissous et ne semble jamais avoir existé, certains des scénarios imaginés sont mis en pratique dans le réel, d’étranges et violents attentats se produisant. Et si les membres du « labo d’idées » n’avaient pas travaillé pour le gouvernement, mais pour une organisation secrète souhaitant renverser l’ordre mondial actuel ?

Le scénario de Mark Sable est loin d’être catastrophique, lui ! Un scénario dense, si dense qu’il demande une certaine concentration afin d’en savourer toutes les nuances et d’intégrer toutes les données permettant de bien comprendre ce qui se passe. On est dans l’inextricable propre au récit d’espionnage touffu et complexe, n’ayant pas le temps de s’arrêter en route pour discourir, entraînant le lecteur dans l’engrenage des faits sans lui demander son avis, distillant l’information nécessaire à brûle-pourpoint. Cela engendre une vraie dynamique de lecture où les pages se tournent sans qu’on en ait conscience, totalement absorbé par le déroulement des choses, avide d’en savoir plus, encore plus, toujours plus, Sable sachant titiller ce qu’il y a de plus excitable en nous. Entre  » Sleeper « ,  » DMZ  » et  » Global Frequency « ,  » Scénario Catastrophe  » emploie un ton sombre et réaliste pour nous amener à réfléchir sur les ramifications de notre monde, sur les mouvements glissants entre la pensée, l’écrit et les actes, l’équilibre précaire sur lequel nos certitudes s’appuient, et la folie qui peut surgir de tout cela.

Aujourd’hui, grâce à l’essor et à l’explosion des nouvelles technologies, l’humanité peut presque mettre en pratique ses rêves – et ses cauchemars – les plus fous. Une sorte de paranoïa inconsciente nous habite, entre guerres au journal télévisé, effets spéciaux abolissant l’irréel au cinéma, l’immédiateté de la communication se rapprochant de l’ubiquité via le Web, ce Big Brother déguisé. Mais George Orwell n’avait pas fait qu’anticiper les dangers d’une société moderne aliénante, il avait aussi écrit en 1944 un texte passionnant sur l’« immunité artistique », c’est-à-dire la responsabilité des artistes, des auteurs, de leurs œuvres, mais aussi la permissivité de notre société quant au fascisme de certains créateurs juste parce qu’ils sont artistes et bénéficient de l’aura de cette caste. Alan Ripley n’a pas fini de réfléchir à tout ça… Ne terminons pas cette chronique sans avoir parlé du dessin de Julian Totino Tedesco, assez intéressant. Son traité au pinceau, sombre et dynamique (allié à un travail de trames omniprésentes dans l’esthétique de l’album) exprime le propos de l’auteur avec réalisme, tandis que les couleurs de Juan Manuel Tumburus, tournant autour des gris colorés, donnent une tonalité et une identité graphique complétant parfaitement l’ensemble. On aurait aimé que le récit se déploie bien plus longuement, l’idée de Sable méritant au moins le double de pages, mais nous admirerons plutôt la sobriété de cet auteur qui va droit au but, ne se perdant pas dans la fascination de son sujet. Bravo!

Cecil McKINLEY

« Scénario Catastrophe » par Julian Totino Tedesco et Mark Sable
Éditions Delcourt (14,95€).

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