Jimmy Beaulieu, le bédépendantiste sentimental

Acteur incontournable du paysage bédéiste québécois, Jimmy Beaulieu milite depuis déjà deux décennies pour une juste reconnaissance de la création locale. Tour à tour libraire, directeur de collection, éditeur, il a aujourd’hui décidé de se consacrer exclusivement à ses activités d’auteur, « la relève étant à pied d’?uvre sur les aspects éditoriaux » et publie pour la première fois chez des éditeurs européens.

Chez nous, les auteurs québécois restent assez méconnus. « Il en existe pourtant un paquet », souligne l’auteur de « Comédie sentimentale pornographique », « mais les structures éditoriales et de diffusion ne suivent pas » ; voir, à ce sujet, notre « Coin du patrimoine » consacré à la bande dessinée québécoise : http://bdzoom.com/spip.php?article3193.

Sans doute à cause du marché, trop restreint en terme de lectorat ? Pour exemple, Jimmy Beaulieu cite la maison d’édition anglophone Drawn & Quaterly, qui publie notamment Chester Brown, et ne vit que grâce aux exports : « leurs titres phares s’écoulent au maximum à 600 exemplaires ici, le reste se vend aux USA ». Il en est de même pour les titres francophones publiés au Québec. « L’expédition des titres coûte trop cher. Si 1000 exemplaires sont placés dans les points de vente franco-belges, nous sommes ravis ! ». Pour contrer cette difficulté économique, Jimmy a bien pris contact avec des éditeurs indépendants situés de ce coté de l’Atlantique, « mais ceux-ci n’ont jamais aboutis. L’idéal serait sans doute une coédition mais les éditeurs français ont longtemps été très frileux à l’idée du québécois écrit, qu’ils jugeaient trop difficile d’accès pour les lecteurs français. Et comme je ne souhaite faire aucun compromis sur ce point… ».

Le succès de « Magasin général », la série de Jean-Louis Tripp et Régis Loisel, pour laquelle Jimmy Beaulieu a écrit les textes en québécois, est cependant une preuve que l’argument ne tient pas : « la dimension linguistique n’est pas un obstacle, explique l’auteur, mais même au contraire, elle peut s’appréhender comme une plus-value, à l’image des langages fleuris d’un Rabelais ou d’un San Antonio. À travers cette expérience, j’ai pris conscience que les lecteurs français sont bien plus ouverts que les éditeurs et distributeurs nous le faisaient croire ».

Jimmy se rend également compte que l’accroissement de la notoriété de la bande dessinée québécoise passe par une reconnaissance européenne : « il est parfois nécessaire de se faire découvrir à l’extérieur pour s’imposer à l’intérieur, car au Québec, traditionnellement, le succès vient plus facilement si on se fait d’abord connaitre à l’étranger ! ». L’auteur se résout alors, pour la première fois de sa carrière, à concevoir d’être publié dans un autre pays que le sien. Mais « sans me compromettre, en préservant mon intégrité d’auteur, notamment sur la dimension linguistique ».

« Ça faisait quelques temps que Benoît Peeters et Lewis Trondheim me faisaient respectivement, avec beaucoup de subtilité, des invitations détournées, pour m’éditer », nous explique-t-il. Sans choisir l’un ou l’autre, Jimmy Beaulieu décide de publier chez l’un et chez l’autre, deux parties séparée d’un projet unique : « À la faveur de la nuit » (aux Impressions nouvelles) et « Comédie sentimentale pornographique » (chez Delcourt – collection « Shampooing ») découlent d’un même ensemble, mettant en scène un auteur de BD réalisant des courts récits inspirés de son quotidien, mais trop artificiel et assez fastidieux à lire. J’ai donc décidé de le couper en deux. »

Aux Impressions nouvelles, l’auteur publie toutes les fictions de cette longue histoire, tandis qu’aux éditions Delcourt, il s’attache à un récit plus proche des personnages, à travers une fiction qui cadre bien avec le délire progressif du livre (voir la chronique de Gilles Ratier : http://bdzoom.com/spip.php?article4725).

Dans les deux cas, le lecteur est impressionné par la maturité narrative et la diversité graphique : « je crée mes albums par petits bouts mais pas dans l’ordre, comme au cinéma, puis je redonne une cohérence d’ensemble. Ainsi, je dessine mes scènes dans le flux de l’inspiration, quitte à les redessiner plus tard, si mon style à évoluer ou que la fluidité du récit le demande » explique-t-il. Car « j’ai un dessin qui ne fonctionne que si je pend du plaisir. J’aime renouveler mon style, essayer différentes textures, adapter ma technique graphique à l’ambiance et à la narration tout en poursuivant une démarche exigeante. Si je fais 14 versions d’une même page, je veux que le résultat final laisse imaginer au lecteur que celle-ci a été réalisée avec aisance et rapidité. Mais en réalité, je pense que l’ensemble des originaux ayant servi à élaboration de ces livres doit bien peser 5 kg ! »

Et si la forme de ces albums fait mouche, Jimmy Beaulieu n’en oublie pas pour autant son combat : « « Comédie sentimentale pornographique » fait écho aux désillusions de publier de la bande dessinée au Québec, nous indique Jimmy Beaulieu et parle des dangers des idéaux et de la préservation de l’intégrité. Un des personnages, une caricature de moi à 20 ans, est accroché à son premier amour car il a peur de perdre son intégrité. Louis, le personnage principal est aussi en prise entre ses idéaux et son intégrité. »

Dans cette logique, il imagine alterner ses publications européennes et québécoises. Et puis soyons fous : « J’aimerai publier chez Gallimard pour épater les filles ! ».

Laurent TURPIN

photo de Jimmy Beaulieu : Catherine Lambert

- « À la faveur de la nuit »
Éditions Les Impressions nouvelles (14€)

- « Comédie sentimentale pornographique »
Éditions Delcourt, collection « Shampooing » (22,50€)

Ndlr : cet article marque le début d’une série d’interviews-portraits, qui se déclinera sur bdzoom.com, au gré des rencontres et au fil du temps, sur un rythme aléatoire mais néanmoins soutenu.

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