« Nightly News » par Jonathan Hickman

Ce n’est pas sans excitation ni sans une certaine fébrilité que je vais vous parler cette semaine d’un comic passionnant et courageux que j’ai adoré : « Nightly News » de Jonathan Hickman. Une œuvre pamphlétaire et engagée où fiction et réalité sont diaboliquement imbriquées dans un récit qui demande aux lecteurs une posture tout sauf passive, interrogeant notre éthique et notre réelle volonté de maintenir celle-ci au sein de ce monde violent où règne la manipulation…

La grande question, évidemment, c’est « qu’est-ce que ‘Nightly News’ ? ». Pamphlet radical ? Défouloir ? Acte de désespoir ? Bombe sociale ? Grand guignol jouissif ? Provocation éhontée ? Réflexion engagée ? Brûlot intellectuel ? En entrant dans le monde des comics en 2006 avec cette œuvre iconoclaste et profondément originale sur le fond comme sur la forme éditée chez Image, Jonathan Hickman n’a certes pas choisi la facilité, proposant un projet ultra-personnel n’entrant dans aucune case établie. Pas le premier à avoir interrogé le système dans toute son horreur via la bande dessinée, bien sûr, mais sûrement l’un de ceux qui ont osé creuser le sujet avec le plus de courage, sans concession, avec assez de subtilité pour aborder les choses frontalement ou dans l’outrance sans qu’il y ait glissement de terrain. À vrai dire, « Nightly News » est l’une des bandes dessinées les plus crues et engagées et nietzschéennes que j’aie lues de ma vie… Et ça fait un bien fou… vraiment. Enfin quelqu’un qui l’ouvre à nouveau. Enfin – au milieu de cette surproduction où des pseudo-punks et des révolutionnaires de pacotille sont présentés comme une contre-culture – quelqu’un qui secoue vraiment les esprits, les provoque, les force à sortir de cette léthargie où même la révolte est devenue un produit, et déclenche des réflexions qui devraient s’avérer nécessaires, salutaires. Alors : qu’est-ce que « Nightly News » ?

 

Selon son auteur, « Nightly News » n’est surtout pas une « auto-psychothérapie socio-politique », mais plutôt du « grand spectacle », et Hickman ne manque pas de se féliciter par défaut dans sa postface que ses lecteurs n’aient pas été dupes de son intention malgré tout le décorum mis en place. Ok, Jonathan, c’est toi l’auteur, et tu sais mieux que moi ce que tu as voulu faire… mais… à d’autres ! Certes, tu as voulu faire du grand spectacle avec un sujet difficile et crucial, mais sans être forcément une « auto-psychothérapie socio-politique », « Nightly News » n’est néanmoins pas né d’une cervelle innocente versant dans l’entertainment ! Voilà une œuvre où il y a à réfléchir profondément à chaque planche tant l’auteur a structuré sa pensée selon des recherches de données très documentées et une énergie de révolte impressionnante, remettant en question l’ordre établi de nos sociétés médiatiques afin de réveiller le lecteur, de lui redonner confiance en l’accès à sa capacité à analyser puis à agir – et donc à réagir face à au mensonge qui régit notre quotidien. Voilà une œuvre qui se permet d’être extrêmement rude car voulant bousculer le lecteur dans la position trop confortable que notre ère de produits culturels engendre, tout en lui faisant confiance pour qu’il n’« ingurgite » pas ces pages sans prendre du recul, de la hauteur, de la nuance, afin d’accéder au sens premier des choses. Alors moi je crois qu’en parlant ainsi de sa création, Hickman continue de faire ce qu’il a enclenché en elle : nous tester pour savoir si l’on est encore prêts à tout gober, même la parole de l’auteur (qui devrait être inattaquable), ou si l’on a bien compris la leçon et qu’on doive garder à l’esprit qu’on ne doit pas recevoir toute parole comme étant une vérité, sans réfléchir, et qu’on se rende bien compte par soi-même que malgré ce que déclare Hickman, « Nightly News » n’est pas ce qu’il dit être. Et c’est tout à son honneur. Car au-delà de tout, selon ses propres mots, « Nightly News » pose la question suivante : « Jusqu’où êtes-vous prêt à aller, qu’êtes-vous prêt à sacrifier pour défendre et servir ce en quoi vous croyez et ce, quel qu’en soit le prix ? » Effectivement, Jonathan, sacré spectacle !

 

Qu’est-ce que « Nightly News » ? Il est temps que je réponde à cette question sur un autre plan, que vous sachiez tout de même de quoi il est question. La Première Église de la Fraternité de la VOIX est une secte terroriste qui a déclenché une guerre contre la caste des journalistes, considérant que ceux-ci véhiculent des mensonges qui finissent par devenir la réalité pour le peuple, et que ce leurre est un outil de propagande qu’il faut éradiquer. Pour ce faire, cette secte n’y va pas par quatre chemins, assassinant purement et simplement les journalistes les uns après les autres, par armes à feu. Afin de libérer les gens de la manipulation des médias formatant leurs pensées pour les maintenir à l’état de moutons, la VOIX a donc choisi la voie du crime, du terrorisme. C’est la réponse qui a lieu. Et c’est là où – l’auteur ne souscrivant pas du tout à cette réponse violente – l’œuvre prend toute son ampleur, sa complexité se faisant alors jour. Dans « Nightly News », Hickman dit des choses radicales, soulevées par une indignation, un questionnement et une révolte tout ce qu’il y a de plus légitimes, mais en même temps il met en scène la plus mauvaise des réponses à cela, une réponse que le système lui-même est enclin à générer tant qu’il restera tel qu’il est. Et tout à coup, le pamphlet devient moins agressif qu’il n’y paraît, plutôt déclencheur de questions qu’appel irresponsable à la prise des armes. À chaque début de chapitre, dans un petit encart, l’auteur dit se désolidariser des actes de violence qui sont présents dans son œuvre, apportant avec humour les preuves qu’il est quelqu’un de tout à fait gentil et fréquentable. Mais au milieu de tous les éléments qu’il insère dans la moelle du récit (fictifs mais inspirés de la réalité, vrais mais détournés, ou tout simplement vrais ou faux), chaque mot devient l’enjeu du libre arbitre du lecteur, et même si l’on sait qu’Hickman n’est pas une ordure il joue avec le feu en amorçant le trouble et le doute dans chaque recoin de sa création. « Nightly News » est un exercice de funambule violemment humaniste. Hickman y interroge notre capacité (la sienne compris) à donner ou recevoir une information, à y trouver un sens exact, et à être capable d’en tirer une action personnelle pertinente. Rarement le lecteur aura été autant sollicité par un auteur pour remettre en question la substance de son œuvre, extirpé de la position de celui qui ne fait que recevoir. Hickman exige de nous une lecture active et responsable ; qu’il en soit remercié. Ça fait du bien de se sentir à ce point pris en compte en tant qu’être humain pensant, avant d’être un lecteur achetant.

 

La lecture de « Nightly News » est loin d’être anodine et laisse des traces persistantes dans notre esprit. On aura compris qu’on ne peut décemment pas l’aborder au premier degré, car alors on pourrait y voir une apologie du terrorisme qui ne correspond pas à la nature profonde de l’auteur. On ne pourra pas non plus l’aborder au second degré, car le jeu du vrai-faux d’Hickman engendre des ramifications bien plus complexes qu’un simple processus à deux étages ou en miroir, l’auteur jouant constamment sur les fantasmes et le réel, les faux-semblants et les vérités tues, théâtre des apparences et du noyau caché, du masque qui n’en est peut-être pas un. Il n’y a que le troisième degré qui pourra nous faire accéder à la substance de cette œuvre, niveau de lecture prenant en compte le processus de vraie fausse réalité de l’auteur tout autant que la nature profonde de son humanisme déchiré, sachant mettre en perspective les différentes strates de sens et de discours qui sont en jeu pour en tirer une vision d’ensemble où provocation fantasmatique et réalité édifiante constituent un chemin vers la lucidité. Pour le dire autrement, avec « Nightly News » Hickman nous botte le cul et nous demande instamment de nous réveiller, de réfléchir, et d’agir. Mais pas comme dans son comic. Pas avec les armes à feu, mais avec une arme bien plus redoutable, berceau de tous les renouvellements et secousses salutaires qui puissent nous mener vers un monde meilleur : la prise de conscience active. Ce qu’il y a de très troublant, dans cette œuvre, c’est qu’Hickman appelle un chat un chat, et on rencontrera çà et là de nombreux noms qui résonnent dans notre réalité, comme Universal, par exemple. Hickman rend tout poreux, il mélange et extrait, il fait dire aux choses ce qui est tacitement entendu et accepté alors qu’il y a lieu de se scandaliser. Le fait qu’Hickman se soit sérieusement documenté sur la sociologie, l’éducation, la politique et les médias pour échafauder son œuvre (le sociologue Noam Chomsky est notamment cité dans ses sources) ajoute au trouble ressenti par le lecteur, celui-ci ne sachant parfois plus où s’arrête la réalité et où commence la fiction. Vertigineux exercice de style qui enclenche en nous des réflexions fondamentales, primordiales, indispensables afin de retrouver sa capacité de discernement. Voilà donc une première œuvre extrêmement ambitieuse !

 

Quelques phrases de l’auteur, qui vous donneront un petit aperçu du ton et du contenu de l’album : « Le contrôle (…) est une conséquence de notre propension à payer notre confort par des concessions liberticides. », « Croyez-le ou pas, mais c’est un fait : les dingues de jeux vidéo sont une cible privilégiée des recruteurs de l’armée américaine en quête de snipers. », « Actuellement, la fortune des 500 personnes les plus riches du monde dépasse la totalité des revenus des 3,3 milliards de personnes les plus pauvres du monde. », « Les trois quarts des dépenses faites dans le domaine des médias ne profitent qu’à une vingtaine de groupes médiatiques. », « Lors des dix dernières années, Time et Newsweek ont éliminé leur département de vérification des faits rapportés. », « Faire de son fils un drogué : chaque année, aux États-Unis, 9 millions d’ordonnances prescrivent de la Ritaline pour des enfants, généralement des garçons âgés de 6 à 12 ans. », etc. La force de cette œuvre est de montrer combien la solution de la violence – si elle peut sembler séduisante face à l’oppression – n’est qu’une manipulation dangereuse de plus, tout sauf une intention guidée par un humanisme éclairé. « Si vous ne croyez en rien, comment pouvez-vous accomplir quoi que ce soit ? » nous demande aussi Hickman… Cerise sur le gâteau, cette œuvre courageuse et frondeuse sur le fond est un petit bijou sur la forme, l’auteur ayant envisagé la planche comme un espace graphique où les vides et les pleins – incarnés par une palette chromatique très spécifique de bruns et de bleus – créent des cheminements visuels où la narration revêt des formes originales et inspirées, esthétiquement très puissantes. Cette édition contient la postface d’Hickman, ses commentaires éclairant les éléments importants de son œuvre, ses sources bibliographiques, un dossier sur l’étape de la colorisation, ainsi que le scénario annoté du premier chapitre. Bref, une chouette édition pour un album rare, beau, puissant, flippant, qui secoue réellement là où les autres ne font qu’effleurer lâchement.

Cecil McKINLEY

« Nightly News » par Jonathan Hickman

Urban Comics (22,50€) – ISBN : 978-2-3657-7406-2

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