« Arkham Asylum » par Dave McKean et Grant Morrison

Pour cette dernière chronique de l’été (eh oui, même les braves doivent prendre quelque repos pour ressourcer leurs neurones : retour de votre chronique « comics » le 6 septembre), je vous propose une réédition augmentée de l’un des plus beaux « Batman » jamais réalisés jusqu’à aujourd’hui : le génial « Arkham Asylum » de Morrison et McKean. Sur le fond comme sur la forme, un chef-d’œuvre, tout simplement…

Presque 25 ans après, je me souviens encore assez précisément du moment où, dans une librairie spécialisée « comics », j’ai ouvert – puis acheté et lu avec fébrilité – le TPB d’« Arkham Asylum » fraîchement paru chez Titan Books : jamais je n’avais vu un « Batman » pareil, et je pense que je n’étais pas le seul dans ce cas-là… Nous venions de nous prendre le « Dark Knight Returns » de Miller en pleine face, et nous n’imaginions pas qu’une autre révolution adviendrait avant la fin de la même décennie, du moins pas ainsi ; non pas une ramification directe de ce nouveau visage plus adulte, plus sombre, plus cru insufflé par Miller, mais autre chose. Une autre dimension de la série et du personnage, semblant n’appartenir à aucune voie tracée, aucun territoire familier, alors que paradoxalement cette œuvre reste l’une de celles qui ont creusé le noyau fondamental du Chevalier Noir et de son univers avec le plus d’acuité et de profondeur. La découverte d’« Arkham Asylum » fut un choc : jamais on avait vu Batman abordé ainsi, en creux et en ombre, jamais on avait ressenti une atmosphère visuelle aussi prégnante et réelle dans cette série, et jamais personne n’avait dessiné le Joker comme l’a dessiné Dave McKean dans cette histoire (et personne n’a réussi à le dessiner aussi puissamment depuis…), dans une sorte d’hyperréalisme expressionniste exacerbé, proche de l’hallucination ou du délire. Incroyable. Extraordinaire. Comme si nous rencontrions enfin réellement le Joker… Je trouve donc qu’il est injuste et réducteur d’omettre ou de tempérer l’importance d’« Arkham Asylum » lorsqu’on parle de cette révolution « Batman » des années 80 en ne mentionnant que le fameux « The Dark Knight Returns ». Certes, Miller fut le déclencheur de quelque chose de primordial et d’incontournable dans le processus de l’âge adulte des comics, mais sans « Arkham Asylum » (qui lui emboîta le pas 3-4 ans après), le visage contemporain de « Batman » n’aurait pas été le même, ces deux œuvres ayant engendré une complémentarité fondamentale quant à la révolution narrative et conceptuelle qui était alors en marche dans le monde des comics.

 

« The Dark Knight Returns » amorça une révolution narrative horizontale qui extirpa Batman de la boucle sans fin du super-héros figé dans son éternelle image en le plongeant dans une continuité plus en phase avec le réel, plus rude, plus âcre. L’icône devint incarnation. Dès lors, de nouveaux horizons étaient possibles, d’autres linéarités prêtes à s’enclencher. « Akham Asylum » amorça une révolution narrative verticale, creusant la nature et le concept du personnage au sein d’un univers visuel inédit et symbolique qui exprime la dimension psychologique des protagonistes de la série. Morrison avoue d’ailleurs qu’avec « Arkham Asylum » il voulait faire un « Batman » onirique, en réaction à celui réaliste de Miller. En s’extirpant du sempiternel dessin aux contours bien définis par l’encre et en allant vers la peinture, le collage, le crayonné, « Batman » acquiert une sorte de spiritualité esthétique, d’une puissance d’évocation nouvelle et très impressionnante. À elles deux, ces œuvres apportèrent ce qui allait permettre aux auteurs et artistes ultérieurs de créer « Batman » autrement, mais pas que « Batman », bien sûr : les répercussions sur la manière de raconter une histoire de super-héros touchèrent toute l’industrie des comics. Par exemple, le procédé consistant à utiliser des formes de bulles aux typographies et aux couleurs différentes selon les personnages qui s’expriment n’était pas encore installé tel qu’il l’est aujourd’hui dans la plupart des comics, et cela, « Arkham Asylum » y est indubitablement pour quelque chose, pionnier en la matière…

 

Oui, rappelons que même si ce comic n’appartient pas à un patrimoine si éloigné dans le temps que ça (nous n’en sommes plus aux soubresauts de l’Âge d’Or), cette œuvre a tout de même 25 ans, un quart de siècle (mon Dieu !), un temps où Grant Morrison et Dave McKean n’étaient pas encore les stars qu’ils sont aujourd’hui. Les deux hommes faisaient alors partie de la première vague d’auteurs et d’artistes britanniques dragués par DC/Vertigo : alors qu’Alan Moore se réappropriait « Swamp Thing » et que Neil Gaiman réinventait « Sandman », Morrison, lui, fut chargé de faire revivre « Animal Man » tandis que McKean venait de réaliser « Black Orchid » avec Gaiman pour l’éditeur. Nous n’en étions donc qu’aux débuts du fameux « brit pack » qui allait révolutionner les comics américains depuis « Watchmen ». C’était un regard neuf, une vision nouvelle des grands archétypes des comics qui se mettait en place. Depuis, on a vu ce que ce brit pack a apporté aux comics US : une richesse incontestable et incontestée, et de très grandes pages de l’histoire contemporaine des comics. De nouveaux noms, un nouveau ton. « Arkham Asylum » fut l’une des premières œuvres à insuffler cela, l’une des premières expressions fortes de ce renouveau : car nom de Dieu, je le répète, de mémoire d’Américain, on n’avait jamais vu un « Batman » comme celui-là avant !

 

L’angle de vue si particulier de Morrison pour aborder Batman était en soi une révolution : creuser le concept de l’intérieur, ne pas raconter une histoire mais plonger au cœur de la psyché des personnages, faire preuve de recul pour mieux voir ce que plus personne ne voyait à force de rester dans le moule narratif et graphique. Là où les autres racontaient, Morrison, lui, dissèque. Mais pas comme un boucher psychopathe ; plutôt comme un entomologiste jungien, ayant l’audace de proposer aux lecteurs et à l’éditeur non pas un récit de super-héros, mais une psychanalyse sauvage de celui-ci, bourrée de références littéraires et psychologiques, faisant appel à la symbolique… et constituant au final une identité et une analyse du héros qui remet toute son histoire et sa représentation en perspective. Quant à McKean, est-il vraiment possible de dire quelque chose qui ne soit pas redondant sur le travail qu’il fournit ici, tant la puissance de ses images balaye tout sur son passage ? Ce n’est presque plus de la bande dessinée, c’est de la folie visuelle narrative pure, ou/et c’est l’un des plus beaux exemples de ce à quoi peut accéder le 9ème art même lorsqu’il s’empare d’une série aussi mainstream que celle-là. Ici, McKean n’illustre pas « Batman », il le transfigure en l’exprimant par l’énergie quintessentielle de chacun des protagonistes, par la charge des lieux dans lesquels ceux-ci évoluent, et par l’identité atmosphérique de la série. Le résultat est époustouflant.

 

Le cheminement même de l’histoire épouse la structure de l’asile d’Arkham. Nous sommes le 1er avril et le Joker invite Batman à venir le voir à l’asile. Blague de mauvais goût en perspective ? Quoi qu’il en soit, Batman ne peut refuser l’invitation, le Joker semblant tenir quelqu’un en otage. Une fois arrivé là-bas, le Chevalier Noir se rend compte que le Joker s’est échappé de sa cellule, et, accompagné des autres super-psychopathes de l’asile qu’il a libérés, il tient en otage tout le personnel soignant. L’enjeu ? Le Joker fait comprendre à Batman que sa place est plus ici parmi eux, en tant que malade, plutôt qu’en liberté à jouer les justiciers. Car qui pourrait se déguiser en chauve-souris pour combattre le crime à grands renforts de gadgets, à part quelqu’un qui a perdu la raison ? Idée sous-jacente depuis la naissance de la série, mais qui n’avait jamais été abordée aussi frontalement qu’ici… Ce faisant, Morrison remet en perspective toute la mythologie batmanienne, ainsi que l’appréciation des lecteurs qui lisent ses aventures depuis des lustres : il pousse tout le monde – personnages fictifs de papier tout comme lecteurs vivants et bien réels – à relativiser « Batman » et à remettre à plat tout ce qui constitue cette série. Pour le dire avec d’autres mots, Morrison demande aux personnages de la série : « Vous vous rendez vraiment compte de ce que vous êtes ? » et aux lecteurs de comics : « Vous savez que ce héros que vous adulez depuis tant d’années devrait normalement être considéré comme un psychopathe ? » Aïe. Pour autant, en procédant ainsi, Morrison est à l’opposé de la destruction iconoclaste d’un mythe : il enrichit au contraire le personnage et la série en les obligeant à se regarder en face, en les empêchant de continuer à évoluer sans tenir compte de la substantifique moelle des choses, en revenant aux racines fondamentales de l’œuvre comme personne ne l’avait fait auparavant. Ce n’est pas un putsch, c’est une révélation, une transfiguration.

 

L’album s’ouvre et se clôt sur Lewis Carroll associé à la symbolique des Tarots vue par Aleister Crowley, donnant le ton à l’œuvre. Tout au long de l’histoire, Batman va déambuler dans le labyrinthe de l’asile et rencontrer d’étranges personnages qui vont le forcer à se confronter à sa nature profonde, à rendre intelligible sa tenue et son parcours, ce pour quoi il est là aujourd’hui. La galerie de monstruosité semble ne dire qu’une chose à l’homme chauve-souris : « Viens, viens parmi nous, joins-toi à nous, car tu es tel que nous sommes : un fou ! » Ce sont donc toutes les barrières plus ou moins inconscientes que Bruce Wayne a mis en place pour ne pas faire un constat réel et concret de ce qu’il est devenu et de ce qu’il vit que Morrison bouscule et force à se révéler. McKean l’accompagne, révélant les choses par des luminescences et des obscurités engendrant une sorte de brouillard d’où surgissent les cauchemars. Nous ne sommes pas n’importe où. Nous sommes à l’asile d’Arkham, et jamais nous n’y étions entrés ainsi, aussi crûment, sans bouée. En parallèle à cet épisode perturbant, un autre nous est exposé, tout aussi perturbant, celui vécu par Amadeus Arkham, le fondateur de l’asile. De manière transversale, nous faisons mieux connaissance avec lui, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, apprenant ce qui l’a poussé à créer cet asile tel qu’il existe encore aujourd’hui, et comment lui-même a basculé dans la folie. Frissons assurés aussi : Morrison n’épargne personne, aucun des personnages ne peut se cacher derrière son image, tout le monde doit plonger dans la vérité de son être. En synthèse, « Arkham Asylum » détruit tous les faux-semblants des protagonistes de l’univers de Batman, rien de moins.

 

Au prix très démocratique de 19,00€, Urban Comics propose donc une réédition de cette œuvre majeure, augmentée d’une petite centaine de pages reprenant la postface de Karen Berger, une galerie de couvertures, mais surtout le script de Morrison avec les commentaires de ce dernier et des images permettant de situer certains éléments du récit. Le script est également accompagné des planches de McKean dont certaines à l’état du découpage, au crayon ou au feutre. Lire ce scénario ainsi permet de mieux comprendre l’architecture du récit et ses références plus ou moins cachées, ainsi que les évolutions qui ont eu lieu entre le texte de départ de Morrison et le résultat final de McKean, demandant plus d’espace pour s’exprimer. Maintenant, j’émets tout de même une sérieuse réserve envers le sérieux de la traduction de cette œuvre quand je vois que le sous-titre « A serious house on serious earth » devient « Une maison sérieuse pour des troubles sérieux » (!!!), ce qui est un complètement à côté de la plaque par rapport au sens de ce vers tiré d’un poème de Philip Larkin… En voulant adapter plutôt que traduire fidèlement, ce traducteur que je ne nommerai pas a sapé toute la puissance de ce vers mis en exergue par Morrison, s’éloignant du sujet au lieu de s’en rapprocher par ce truchement… Je m’arrête là, mais d’autres exemples assez effarants sont à relever. Hum, bref… Quoi qu’il en soit, cette réédition est une bonne nouvelle, en espérant qu’elle permettra à de nouveaux lecteurs de découvrir ce chef-d’œuvre incroyable…

 

Cecil McKINLEY

« Arkham Asylum » par Dave McKean et Grant Morrison

Urban Comics (19,00€) – ISBN : 978-2-3657-7338-6

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2 réponses à « Arkham Asylum » par Dave McKean et Grant Morrison

  1. Michel Dartay dit :

    Félicitations pour ce bel article, Cher Cecil, avec références à l’ horirzontal et au vertical, histoire de nous faire réviser notre géométrie!°).
    Ceci dit, je suis assez étonné par la faute de traduction indiquée. Qu’il y ait une marge d’approximation, ok dans certains cas, mais pas quand il s’agit de la traduction d’une citation, surtout quand elle a été mise en exergue par le scénariste, le fabuleux Morrison (que je n’ai jamais pu interviewer , malgré deux rencontres réelles, à l’époque où je m’occupais de Scarce).
    Dans la traduction Fershid Bharucha, il y avait une coquille manifeste de lettrage, où Batman doutait de sa nationalité (au lieu de rationalité).
    L’important reste que cette oeuvre sublime soit à nouveau accessible, et l’appareil complémentaire semble du plus bel aloi.
    Bien amicalement!
    Michel

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Michel,

      Merci de votre commentaire.
      Ce sous-titre avait déjà été malmené par les éditions Reporter qui avaient proposé « Un monde sain sur une terre saine »… No comment ! Je rappelle ici la traduction de Guy Le Gaufey (qui a traduit les poèmes de Larkin en français) et qui est tout simplement… « Une maison sérieuse sur une terre sérieuse »… Pourquoi vouloir à tout prix surenchérir et s’approprier un texte original, comme s’il n’était pas assez bien et qu’on doive « l’améliorer » alors qu’on ne fait alors que le dénaturer et lui enlever la puissance de sa substantifique moelle; peut-être parce qu’on pense avoir assez de talent pour adapter un auteur – et le transcender ? – au lieu de le traduire fidèlement. Un peu moins d’ego et plus de respect de l’intégrité d’un texte seraient bienvenus, parfois…
      Sinon, je confirme, « l’appareil complémentaire » est bien « du plus bel aloi ».

      Amitiés,

      Cecil

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