« La Grande Évasion T8 : La Balade de Tilman Razine » par Guillaume Martinez et Kris

Proposée par les éditions Delcourt depuis le printemps 2012, la série conceptuelle « La Grande évasion » (supervisée par David Chauvel) aura déjà fourni un cru notable, composé à ce jour des 8 titres initialement prévus. A l’instar de « La Balade de Tilman Razine », album signé par Kris et Martinez, rappelons que le canevas commun proposé aux auteurs consistait à s’inspirer de faits réels pour raconter une évasion spectaculaire. Les lecteurs découvriront donc ici l’enfer glacé vécu par les bagnards dans l’immensité de la Russie à la fin du 19e siècle, alors que le chantier du Transsibérien s’achève et que le voyage inaugural du Tsar débute : parmi ces condamnés, le mystérieux Tilman Razine qui, tel un ultime symbole, promet à ces hommes d’infortune une liberté pourtant jugée impossible…

Première planche de l'album (Delcourt, 2014)

Comme nous le découvrons dans les premières pages de l’album, Kris et Martinez établissent un parallèle entre deux temps historiques : la situation initiale se déroule bien en décembre 1942, alors que des bagnards sont chargés de construire la Route de la vie (en russe : Doroga jizni). Cette voie de communication traversant le lac Ladoga gelé constituait de novembre 1941 à janvier 1943 l’unique accès à la ville de Leningrad, assiégée par les troupes allemandes et finlandaises jusqu’en janvier 1944. Afin d’inviter ses compagnons à s’échapper, l’un des bagnards leur raconte une évasion mythique fort originale, survenue en 1900 au lac Baïkal.

Carte du chemin de fer transsiberien en 1902

Construction du tracé

Désiré depuis 1891 par les tsars pour relier les confins de l’empire, développer l’économie de la Sibérie et accroitre l’influence politique de la Russie sur la Chine, le Transsibérien est un projet fou qui ne sera achevé qu’en 1916. De Moscou à Vladivostok, cette ligne de chemin de fer suit encore actuellement pas moins de 9288 kilomètres de rails ; jusqu’en 1904, toutefois, les travaux encore inachevés laissèrent comme problématique aux autorités le contournement ou la traversée du Baïkal, immense lac de 31 500 km², large de 80 kilomètres. Furent décidées les constructions conjointes de bacs brise-glaces et de systèmes d’appontage qui permirent de transporter sans risques les 25 wagons du Transsibérien, en tractant au besoin cet incroyable chargement sur une glace épaisse d’1,50 mètre… avec des chevaux, comme l’illustrait la presse à sensation de l’époque !

Lieu de transbordage du train sur les rives du lac Baïkal et ferry-boat

Gravure proposée le 20 mars 1904 par le Petit Journal illustré (n° 696, dernière page)

En couverture, Guillaume Martinez a dû composer avec une maquette qui contraint à une orientation verticalisante du paysage : détail gênant lorsqu’on songe initialement à l’horizontalité que peut requérir le sujet central de cet album, soit le long train lancé au travers de la steppe russe…

A contrario, outre la noirceur symbolique émanant du logo-titre de la collection (voir l’analyse du tome 5, « La Grande évasion : Diên Biên Phu » par Thierry Gloris et Erwan le Saëc), on pourra juger que l’option verticale du visuel est précieuse dans le cas de la bande dessinée pour suggérer un moment crucial ou une surprise scénaristique, digne du fameux effet de bas de page. Positionné au milieu de la voie, sur le chemin d’une locomotive toute fumante et donc lancée à vive allure, on pourra juger notre homme (un bagnard, si l’on en croit ses chaînes pendantes et les fers solides qui enserrent ses chevilles) un rien suicidaire ! Une seconde lecture immédiate affinera cette pensée dans la mesure où nous opposons rapidement l’homme à la machine, l’immobilité au mouvement, l’unicité à la pluralité (des wagons) et l’inconnu du rail (s’agit-il à cet instant et précisément du Tilman Razine signifié par le titre ?) au train impérial (la locomotive arbore plusieurs fanions ornés des couleurs et emblèmes du tsar, dont l’aigle bicéphale). Ainsi, c’est bien l’idée de défi au pouvoir en place qui s’instaure dans ce visuel de couverture, en un mixte entre attaque de train westernienne (voir l’affiche du remake de « 3h10 pour Yuma », réalisé par James Mangold en 2007) et conquête du moyen d’évasion. De la même manière, le titre « La Balade de Tilman Razine » connotera autant le conte que l’épopée, la chanson folklorique que la musique populaire romantique, le récit romanesque que le fait divers journalistique.

Une affiche western, très proche de la couverture

À l’arrière-plan, un ciel blanchâtre et une vaste étendue de sapins ne laissent que peu d’indications sur la théâtralité de l’album : si ce n’est, donc, pour le lecteur lambda, à arriver à associer les divers éléments proposés (la taïga, le train impérial et le nom Razine) comme autant de renvois à l’atmosphère russophone. Précisons que Kris (également scénariste depuis 2011 de la série « Svoboda », où train et Révolution russe sont des éléments forts) a repris le nom de Razine à un authentique chef cosaque du 17e siècle (Stenka Razine, 160 – 1671), lequel mènera un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste dans le sud de la Russie.

Fiction ou réalité, là se fixe notre imaginaire : l’un des challenges les plus réussis de l’album tient dans son effet miroir, en arrivant sans doute à mettre le lecteur sur les rails de sa propre grande évasion par le texte et par l’image. Et nul ne doute que la collection proposée par Delcourt s’amusera encore longtemps à balader les sens et suppositions du lecteur, de surprise en twist final.

Pour compléter cet article, Guillaume Martinez a aimablement accepté de nous dévoiler pas à pas les détails de la conception de la couverture :

« J’ai commencé à y réfléchir au début de la réalisation de l’album, et assez rapidement un problème est apparu : la maquette est très contraignante et oriente tout à la verticale…. Alors que je parlais d’un train, qui est par essence horizontal. Donc je ne pouvais pas jouer l’espace au risque de perdre vraiment tout impact (voir rough 01). On perdait aussi avec cette première idée toute relation à l’univers carcéral, c’était dommage… »

rough 01

« Rapidement, donc, j’ai eu l’idée de montrer ce train comme élément central (rough 02) en le faisant arriver de face, et d’utiliser le motif de la chaîne en gros plan. Mais clairement ce n’était pas assez « évident », et le rajout du bagnard (rough 03) a réglé tous les problèmes. Je conçois souvent mes couvertures comme un ensemble de questions auxquelles il faut répondre, plutôt que comme une image ou un dessin. J’essaye de répondre aux questions posées par le titre ou, au contraire, d’épaissir le mystère selon le bouquin. Là, il fallait être explicite, on ne pouvait pas laisser de mystère vu que… la collection indique déjà qu’il s’agit d’une évasion ! Il fallait donc dire au lecteur de quel type d’évasion on parlait, l’époque, l’ambiance, le mystère se concentrant sur l’identité du « Tilman Razine » dont il est question dans le titre. David Chauvel, l’éditeur et Kris ont apporté leurs regards et remarques sur cette étape et nous sommes vite tombés d’accord. Il ne restait plus qu’à dessiner cette couverture. »

rough 02

rough 03

« Globalement les contraintes inhérentes à une collection de ce type avec un thème commun et une maquette très rigide et envahissante ont finalement aidé la genèse de la couverture. La marge de manœuvre était très limitée et on ne pouvait pas se permettre de prendre de risques inutiles dans la symbolique. »

« Dans la même optique, et pour pouvoir le cas échéant travailler au mieux avec un éventuel directeur artistique et le directeur éditorial, j’ai réalisé, comme à mon habitude, chaque élément de la couverture sur une feuille séparée et livré tout ça à la maquette (docs : ciel texture, chaîne, jambes et train). J’ai donc fait la chaîne, le train et les jambes du bagnard en me laissant la liberté pour bouger les éléments, les refaire le cas échéant, les recadrer et insérer digitalement des calques d’effet entre chaque plan au besoin. J’ai utilisé de la doc assez simple, à savoir des photos du Transsibérien de l’époque et un mélange de documentations et de fantasmes pour le costume du bagnard. Google est une mine d’or pour un dessinateur ! »




Photo de référence

« Pour les collines au loin, je n’avais qu’à piocher dans les photos que j’ai ramenées de mon voyage dans le Transsibérien en 2010. J’avais tout sous la main et le décor était encore bien ancré dans ma mémoire : les bords du Lac Baïkal sont un paysage qui marque ! J’ai aussi préparé des torchons afin qu’ils soient bien froissés, et joué avec l’éclairage en posant cette « nature morte » devant moi lors de la réalisation du drapé sur les jambes du bagnard. »

« Chaque dessin est réalisé au lavis sur du papier épais, au pinceau et à la plume, puis remonté informatiquement en utilisant le gabarit fourni par l’éditeur (voir illustration ci-dessous). J’ai pris mon temps pour monter mes niveaux suffisamment pour que la coloriste, Delf, n’ait à travailler qu’en aplats, elle pouvait enlever le ciel, zoomer dedans et utiliser les textures de lavis et de papier que je lui fournissais à loisir. »

« Une fois le cadrage validé, j’ai envoyé les éléments à Delf qui s’est occupée de la mise en couleurs.
Malheureusement la réalisation d’une couverture n’est pas toujours aussi simple et évidente…
»

Philippe TOMBLAINE

« La Grande Évasion T8 : La Balade de Tilman Razine » par Guillaume Martinez et Kris
Éditions Delcourt (14,95 €)
ISBN : 978-2756033679

Galerie

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