Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Marina T1 et T2 : Les Enfants du Doge – La Prophétie de Dante Alighieri » par Matteo et Zidrou
Remarquable nouvelle série à suivre, « Marina » est un récit en écho, dans la mesure où nous suivons sur deux époques l’étrange aventure historique et ésotérique attachée à la fille du doge de Venise. Zidrou et Matteo ont en effet imaginé dès le premier tome (voir « Les Enfants du Doge », paru en 2013) que l’actuelle cité vénitienne vit dans les affres répétés d’une malédiction, déjà survenue en 1343 ; à cette date, la fille du Doge, Marina, objet de rançon et de convoitise pour les pirates, mais aussi devenue la cible d’un vil complot politique, vit les pires cauchemars sur une île perdue des Cyclades. Plus inquiétant encore, son enfant à naître semble rejoindre au-delà des siècles les sinistres prédictions de Dante Alighieri… À l’ombre des couvertures ici analysées, c’est donc une Venise particulièrement angoissée qui se dévoile.
On le voit en tentant de circonscrire l’intrigue, celle-ci s’avère dense, complexe et parfaitement en adéquation avec l’image que l’on se fait couramment de Venise : une cité tentaculaire, à la puissance confondante mais dont le masque et l’art de l’intrigue demeurent les clés aux mains de rares initiés. Indéniablement, les senteurs salées d’Hugo Pratt (« Fable de Venise », 1981) et la Renaissance italienne selon « Vasco » (lancée par Chaillet en 1983) se conjuguent ici avec celles d’autres grandes séries de références – où les femmes ont parfois le 1er rôle – comme « Les Passagers du Vent » (Bourgeon, depuis 1980), « Les Suites vénitiennes » (Warnauts et Raives, 1996) et « Giacomo C. » (Dufaux et Griffo, 1988). Le scénariste Benoît Drousi, dit Zidrou, longtemps cantonné malgré lui à ses seules séries humoristiques (l’incontournable « Élève Ducobu » depuis 1997 avec Godi), est arrivé depuis quelques temps à multiplier les collaborations et les registres en délivrant notamment les cyniques « Tueurs de mamans (Dupuis, 2013) ou « La Mondaine » (Dargaud, 2014). Avec le dessinateur Matteo, un ancien architecte et décorateur, déjà remarqué pour « ProTECTO » (3 tomes avec Zidrou en 2006 et 2007) puis « Les Gardiens des Enfers » (1 tome avec Alcante en 2010), « Marina » adopte un esprit graphique (pouvant évoquer celui de Manara) assez remarquablement approprié, suivant les tons justes du scénario.
Entre réalisme et fantastique, thriller aventureux et drame historique, « Marina » dévoile d’abord la Venise actuelle, en proie à des difficultés économiques, touristiques, écologiques et patrimoniales : comment faire pour lutter simultanément contre l’invasion humaine, l’acqua alta (ces hautes eaux qui envahissent la lagune et débordent sur la Place Saint-Marc et toutes les parties basses de la ville), les méfaits du temps et les erreurs politiques ?
En 1345, la Sérénissime Venise est une force politique et commerciale importante en Méditerranée : la ville est entre les mains d’une oligarchie qui domine le grand conseil (le Maggior Consiglio, institué en 1172), un organisme de forme républicaine qui élit son principal dirigeant – le doge – à vie. Depuis 1343, cette autorité est entre les mains d’Andrea Dandolo, membre d’une famille patricienne illustre qui a alors déjà donné pas moins de 3 doges à la ville. En lutte contre Gênes, Venise subira également un peu plus tard, le 25 janvier 1348, un violent tremblement de terre qui fera des centaines de victimes, détruisant de nombreux édifices et provoquant une terrible épidémie de peste jusqu’en 1350, décimant pendant ces deux années le tiers de la population. Habilement, la trame de « Marina » s’empare d’un certain nombre de craintes, de superstitions et de malédictions, mêlées et croisées d’un époque à une autre : dans la veine des meilleurs romans ésotériques (dont le récent « Inferno » de Dan Brown), le tome 2 de la série en cours fait notablement référence à Dante Alighieri (1265-1321), l’un des poètes majeurs de la langue italienne et mythique auteur de « La Divine Comédie » (composée de 1307 à 1321).
En couverture des tomes 1 et 2, nous remarquons au premier abord l’ambiance sombre d’une série aux accents maritimes (le prénom Marina, Venise, la lagune gelée, la neige), dont la charge oppressante s’accentue d’un visuel à l’autre. Sur le tome 1, le visage fermé et tourné vers la gauche des enfants parait compromettre toute échappatoire, tandis que trois silhouettes encapuchonnées semblent les prendre pour cible. A la lueur d’une lampe et aux pieds de la basilique Saint-Marc, s’agit-il en effet successivement du Doge ou d’un noble, d’un capitaine, garde ou exécutant et – au final et armé d’une lame inquiétante – d’un assassin ? Les « Enfants du Doge » laissent la place sur le tome 2 à un hiver cruel où Marina, véritable Pietà , se substitue iconographiquement et religieusement à la Vierge Marie en Mater dolorosa, mère pleurant son enfant qu’elle tient sur ses genoux ou contre elle. La symbolique religieuse est encore renforcée par la présence à l’arrière-plan du monastère de San Giacomo in Paludo, isolé dans lagune et d’une froideur architecturale toute opposée aux ors de la basilique précédente (ce monastère sera rasé en 1810). Livrée à elle-même, Marina devenue femme, n’en demeure pas moins elle-même menaçante : comme le suggère le décor, la vengeance est aussi un plat qui se mange froid !
Comme l’explique Matteo, le travail sur la couverture commence avec dans son cas avec de très petits croquis très petits, étapes durant lesquelles beaucoup d’idées différentes sont proposées.
Par la suite, deux ou trois idées sont proposées conjointement au scénariste et à l’éditeur, permettant le passage à des petits croquis en couleurs (voir ci-dessous les étapes pour le tome 1).
L’idée à suivre étant sélectionnée, Matteo part sur le dessin définitif. Cette étape requiert des études plus poussées sur certains éléments, préalable au dessin de couverture effectué au crayon. Suivront enfin l’encrage et la mise en couleur.
Matteo suit la même méthode pour l’illustration de quatrième de couverture : il s’agit ici de la reprise d’une idée de première de couverture devant, à l’origine, être entièrement noire (voir l’évolution de ce dessin ci-dessous). Notons aussi que les titres des tomes 1 et 2 ont été écrits par Claudio Peressin, professeur et ami vénitien de l’auteur qui pratique et étudie l’histoire de la calligraphie. Il utilise ici une écriture très connue par les passionnés : la « Scrittura Cancelleresca », née en Italie pendant le Moyen Age et diffusée ensuite en Europe entre le 15e et le 16e siècle.
Quid de la suite de « Marina » dans la mesure où chaque fin de volume relance le suspense en annonçant l’épisode suivant ?
Selon Zidrou lui-même, « Une fois n’est pas coutume, j’ai établi – grossièrement – de quoi seront fait les deux, voire les trois volumes suivants… si le public nous suit jusque là ! L’histoire de la Sérénissime étant riche à foison, j’ai également mis déjà de côté des idées pour un éventuel cycle ultérieur. Je m’amuse beaucoup sur cette série. Je reconnais avoir eu un peu mal sur le premier tome. Mais, maintenant, j’ai trouvé mes marques. Il me fallait sans doute m’habituer au mal de mer… Je tiens évidemment aussi compte des propositions, des envies de Matteo Alemanno, a fortiori vu ses connaissances sur le sujet. »
Gageons que nous voyons évoluer là entre lagune et brouillard, l’une des nouvelles grandes séries éditées par Dargaud : point de malédiction, mais une sérénissime prophétie ponctuée – nous ne le dirons jamais assez – par le dessin enlevé de Matteo, qui sait rompre avec la beauté traditionnelle des aquarelles vénitiennes pour mieux renouer avec la légendaire cité des doges.
Cerise sur le gâteau, vous pouvez retrouver ci-dessous les visuels inédits (merci aux auteurs), liés à la création de la couverture du tome 2, récemment paru :
Philippe TOMBLAINE
Relire en complément la chronique du tome 1 effectuée par Gilles Ratier.
« Marina T1 et T2 : Les Enfants du Doge – La Prophétie de Dante Alighieri » par Matteo et Zidrou
Éditions Dargaud 2013 et 2014 (14,50 €)
ISBN T1 : 978-2-505-01124-8
ISBN T2 : 978-2-505-01995-4
Bonsoir.
J’ai moi-même été séduit, étonné et ému par cette série. J’ai rédigé un article sur ce sujet dans le dernier ZOO, mais j’ai également posé quelques questions à Matteo. Ces réponses sont lisibles sur http://www.zoolemag.com/2014/07/entretien-avec-matteo-%C3%A0-propos-de-marina-et-de-venise.html#more