Forget-me-not 2/4

Tout au long de ce mois de décembre, COMIC BOOK HEBDO vous propose un coup d’?il sur des ouvrages parus cette année et qui méritent toute votre attention. Car en cette période d’avalanche de nouveautés pour Noël, n’oublions pas que ? loin des têtes de gondoles ? des pépites se cachent dans les rayons? Deuxième session : Dieu, Satan, un amphibien et un juge?

« The Mystery Play » par Jon J Muth et Grant Morrison

On commence avec du lourd, puisque c’est le grand Grant Morrison qui signe ce comic, et l’immense Jon J Muth que le dessine : les deux hommes démontrent une nouvelle fois combien ils n’ont pas usurpé leur réputation, nous offrant une œuvre forte et originale (eh oui) qui ne peut laisser indifférent. Oui, la formule est usée, galvaudée, et ne veut plus rien dire, mais faites un petit effort et reconsidérez-la sous son jour premier pour aborder « The Mystery Play ». Il y a une réelle originalité dans ce récit étrange, hyper réaliste et fantastique, dans une linéarité qui ne mène qu’à une boucle infinie, nous laissant perplexe et déclenchant en nous d’immanquables questions. Au fil des pages, sous ses airs de polar efficace et décalé, « The Mystery Play » insuffle en nous une dimension floue nous faisant de plus en plus douter de la nature de ce que nous lisons. Et lorsque nous nous apercevons que les pages qui nous restent à tourner avant d’arriver à la conclusion se raréfient de plus en plus en que nous ne comprenons toujours pas où nous mène cette enquête, l’excitation est à son comble – Morrison n’étant pas du genre à tomber dans la facilité décevante. Ce comic désarçonne complètement le lecteur pour l’embarquer dans des directions surprenantes, presque digressives, creusant les choses tout en diluant le propos dans des scènes posant plus de questions que de réponses… Je ne vous dis pas que cet album est une révolution, mais il s’avère bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît, et explore avec un toupet incroyable une narration s’éteignant d’elle-même, ne menant à rien d’autre qu’à l’aléatoire et au questionnement, sans artifice gratuit. D’une certaine manière, « The Mystery Play » ouvre une brèche dans notre approche du récit de fiction. Et c’est passionnant. Non, ce n’est pas qu’un polar cool et mystique. Non, ce n’est pas une belle parabole. Non… ce serait plutôt une expérience narrative où l’auteur cherche d’autres voies que celles attendues. Morrison aime triturer le noyau des choses, élargir le champ narratif et tenter d’autres possibilités, quitte à prendre des risques – on n’oubliera ni son « Clown de minuit » (un « Batman » en prose hypnotique), ni son dérangeant « Arkham Asylum » ou l’hallucination totale de « The Filth » : l’homme nous a habitué à des folies plus que bienvenues, participant à secouer l’industrie parfois trop ronronnante des comics USA.

« The Mystery Play » nous raconte l’histoire d’une enquête policière. Celle menée après qu’ait eu lieu l’assassinat de l’acteur jouant le rôle de Dieu dans une pièce jouée dans la petite ville de Townely. L’inspecteur Carter débarque pour mener l’enquête… mais qui est-il réellement ? Morrison fait voler en éclats les sempiternels rebondissements et coups de théâtre attendus pour nous plonger dans le cheminement intérieur et extérieur de ce policier ambigu. Car attention, accompagner ce flic dans son enquête va nous forcer à nous impliquer par surprise dans nos jugements les plus profonds, mettant en branle notre capacité à exprimer nos valeurs fondamentales. Et cela sans appuyer le propos ni nous lancer dans des messages cachés, ou une certaine démagogie. « The Mystery Play » est une lecture trouble. Dès le départ, le scénariste brouille les pistes, car l’aspect fantastique de l’ouverture, où les costumes des acteurs – notamment de ceux déguisés en démons – est assez réaliste pour nous faire croire à un polar fantastique ou quelque chose du même ordre. Eh bien pas du tout. Morrison ne cesse de nous induire en erreur pour nous mener à… Chut ! Tout ça est d’une intelligence remarquable. Ultra cerise sur le gâteau, c’est l’immensément talentueux Jon J Muth (sans h à Jon et sans point à J) qui officie, dans le plus pur style qu’on lui connaît, à savoir ses aquarelles très réalistes et pourtant libres qui rappellent les meilleurs moments de Kent Williams… C’est souvent presque hyper réaliste, alors que les ombres colorées et les effets aquarellés nimbent l’ensemble d’une étrangeté puissante, engendrant l’angoisse. C’est en tous points magnifiquement exécuté, remarquablement découpé, et aucun moment de faiblesse ne se fait sentir : c’est du grand art de la première à la dernière page, première et quatrième de couverture comprises. Entre une histoire très à la marge et des dessins époustouflants, cette lecture vous marquera, assurément, même si vous connaissez le travail de Morrison depuis longtemps. Un vrai coup de cœur.

« Abe Sapien » T1 : « La Noyade » par Jason Shawn Alexander et Mike Mignola

On le sait, l’univers de Hellboy s’est ouvert depuis longtemps à d’autres récits, ne serait-ce que par le spin-off « B.P.R.D. ». C’est justement l’un des membres de ce Bureau de l’occulte qui a désormais droit à sa série titre, j’ai nommé Abe Sapien. Cet amphibien pétri d’humanité est assurément l’un des plus beaux personnages créés par Mignola pour le B.P.R.D., et ce n’est donc que justice qu’il ait droit à son propre espace. On aurait pu craindre que ce spin-off de spin-off ne soit qu’un prodédé éditorial de plus pour surfer sur les séries à succès, mais fort heureusement cette crainte est littéralement pulvérisée dès les premières pages de l’album : pas de doute, nous avons affaire là à une création, une vraie, où le texte est plus que du simple narratif et où la qualité du dessin nous saute constamment à la figure. Une bonne histoire sublimement mise en images : à l’instar de « The Mystery Play » dont nous venons de parler, « La Noyade » nous confirme que même au sein d’un certain consensus qualitatif validé, de vraies œuvres originales et fortes continuent de paraître, assurant la continuité d’une création libre et sans concessions. Pour Abe Sapien, tout était là pour n’en faire qu’un succès honorable de plus, servi par de bons acteurs. Mignola et Alexander font bien plus que ça, prenant le personnage de plain-pied pour le plonger dans une enquête mettant à jour un contexte horrifique de tout premier ordre, digne de Lovecraft.

Mignola a construit une intrigue solide et pleine de surprises qu’on suit avec délectation et intérêt, nuancée par des scènes nous faisant mieux connaître le personnage, ses doutes, ses envies, son ambition, souvent avec beaucoup de tendresse, de compassion. Oui, c’est bien la compassion qu’Abe Sapien nous fait ressentir envers lui, et ce volume nous permet de nous attacher encore un peu plus à ce personnage touchant. MAIS. Outre le talent de Mignola (et son implication qu’on sent totale dans créatio création qu’il dédie à Abe), ce qui rend cette série absolument fantastique c’est bien l’art du dessinateur, Jason Shawn Alexander, qui réalise là une pure merveille graphique. Sérieusement, ses dessins sont à tomber par terre, reléguant bien des artistes à la même sensibilité artistique aux sous-sols de notre panthéon. Entre Jae Lee et Sean Philips, Jason Shawn Alexander (retenez ce nom) se démarque de tous en déployant un style noir, réaliste, plein de finesses et de matières, employant le noir au pinceau avec une superbe sensibilité. Oui, un trait sensible, fragile et sombre, qui incarne pourtant les êtres et les choses en révélant leurs essence, et nous entraîne dans des visions que l’on sent justes et bien senties. L’album en lui-même semble suinter les ombres des pierres, du bois et des profondeurs marines. On sera d’autant plus admiratif du travail d’Alexander que le dossier clôturant l’album nous présente certaines de ses recherches et nous apprend que si au début de l’aventure notre artiste a exécuté ses crayonnés « comme il se doit », il a par la suite très vite encré ses planches directement sur des mises en place rudimentaires au crayon : j’avoue que j’en reste pantois. Car lorsqu’on voit le résultat, on se dit qu’Alexander est plus que doué, que c’en est presque indécent… C’est en effet purement et simplement magnifique. Un des plus bels albums que j’ai lus depuis longtemps, dont l’esthétique marque et enrichit les sens… Brrrrravissimo, et vivement la suite !

« Judge Dredd : Heavy Metal Dredd » par Simon Bisley, Dean Ormston, Brendan McCarthy et John Wagner, Alan Grant

Il est totalement incompréhensible que « Judge Dredd » soit à ce point absent de notre paysage éditorial alors que ce personnage a porté l’une des plus influentes revues de comics au monde (2000 AD) et qu’il est un véritable symbole porté par des auteurs et artistes on ne peut plus reconnus et talentueux.Il y eut bien quelques tentatives dans les années 80, grâce aux Humanoïdes Associés et à Arédit, mais à part cela, très peu de velléités de faire (re)connaître ce personnage historique. Et ce n’est pas l’adaptation cinématographique jouée par Stallone qui a dû donner envie aux éditeurs de tenter le coup… Pourtant, de John Wagner à Brian Bolland, de belles signatures ont participé à faire de « Judge Dredd » une série remarquable et remarquée. Le nom de Simon Bisley vient évidemment très vite à l’esprit lorsqu’on évoque le fameux Juge, cet artiste dingue ayant dessiné quelques récits hauts en couleurs pour la série. Ce sont de courts récits de Wagner, Grant et Bisley que nous propose le présent album, ce qui est une excellente initiative. Des histoires courtes un peu annexes à la série, creusant le filon humoristique de la série qui, rappelons-le, oscille entre outrance, violence et humour dévastateur, et portant sur notre monde un regard assez cynique. Bisley, artiste protéiforme maniant avec la même maestria le dessin caricatural et la peinture la plus bluffante, nous fait voyager entre Bodé et Corben, dans des ambiances colorées, des matières, des lumières chromatiques, des exagérations et des inventions très très très excitantes et vraiment réjouissantes. C’est fou, décomplexé, absurde, drôle et édifiant à le fois, complètement décalé et pétri de folie pure. Toute l’incohérence de notre monde est étalée, disséquée et transformer en cris visuels, nous dégoupillant la moelle et irradiant nos pupilles interdites par ce déferlement de formes et de couleurs semblant tordre notre vision : un véritable LSD sur papier, sans jamais perdre de son sens ni de sa structure. De petites tranches de vie du Juge, rien de plus, où la folie construit le quotidien, et où le sentiment n’a que peu de place. Une bande dessinée vraiment punk.

Cecil McKINLEY

« The Mystery Play » par Jon J Muth et Grant Morrison Éditions Panini Comics (12,00€)

« Abe Sapien » T1 : « La Noyade » par Jason Shawn Alexander et Mike Mignola Éditions Delcourt (14,95€)

« Judge Dredd : Heavy Metal Dredd » par Simon Bisley, Dean Ormston, Brendan McCarthy et John Wagner, Alan Grant Éditions Soleil US Comics (12,90€)

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