« Bab-el-Mandeb » par Attilio Micheluzzi

Les éditions Mosquito continuent d’éditer les ?uvres d’Attilio Micheluzzi, et c’est tant mieux ; surtout lorsqu’il s’agit d’un album aussi passionnant que celui-ci, une réussite sur tous les plans. N’ergotons pas : c’est du très grand Micheluzzi.


Nous sommes en 1935, en Égypte, précisément à Alexandrie. Ils sont quatre, et n’ont semble-t-il rien à faire les uns avec les autres. Pourtant, au fur et à mesure que les trajectoires humaines se croisent ou se percutent, ces quatre-là s’avèreront aussi complémentaires qu’indissociables. Libertario Miccoli, l’Italien anarchiste et antifasciste qui s’est retrouvé malgré lui en exil politique au nord de l’Afrique. Kekmat Fahmi, la danseuse égyptienne qui en pince pour Libertario. Peter Cushing, le sergent-major de l’armée britannique qui a entamé sa descente aux enfers personnelle, entre alcool et jeu. Et puis il y a Lilian Woodham Kelly, la Lady humaniste qui s’est retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment, même si ce « mauvais » s’est assez vite transformé pour elle en aventure excitante… Deux hommes. Deux femmes. Le spectre des couples est sous-jacent tout au long de l’album, mais finalement les choses seront bien moins évidentes qu’il n’y paraît, moins dans de possibles jeux de l’amour attendus que dans la sédimentation qui se forme entre les héros pour ne constituer qu’un quatuor. Micheluzzi se détourne sans effort aucun des grosses ficelles et des écueils de ce genre de road movie historique à l’ancienne pour mettre les pieds dans le plat et créer une œuvre moderne sans faux-semblants, âpre, franche, rude, sans décorum ni utilisation abusive des jalons historiques dans son récit ; de sorte que ne reste que le principal : le noyau même des réactions humaines dans une situation donnée, difficile tout autant qu’exaltante. Micheluzzi ne nous propose pas une aventure ni un récit de guerre, il nous plonge dans la psyché et l’animalité d’êtres traversant des périodes troublées. C’est sans appel, frontal, et se dégage alors le véritable esprit de cette œuvre : un polar sombre et implacable digne des plus grands films noirs.

Car évidemment, il y a les dessins de Micheluzzi, si particuliers, alliant à-plats noirs merveilleusement composés, dans le courbe, et un travail de hachures répondant aussi aux architectures rectilignes de ses images. Mais il y a aussi la narration, au-delà de l’histoire. L’histoire est simple : nos quatre héros doivent mener à bon port deux automitrailleuses pour les guerriers du Négus. L’album relate comment notre quatuor va tenter de réussir cette mission jusqu’en Abyssinie, traversant déserts et territoires sous tension internationale ; la guerre n’est pas loin… Oui, une histoire simple. Classique. Mais peut-être même plus que les dessins, donc, il y a la manière dont Micheluzzi nous raconte cette histoire. Et alors là, mes petits amis, laissez-moi vous dire que ça ne rigole plus du tout. C’est de la narration de très haut niveau, un exemple de ce que devrait offrir la bande dessinée si elle utilisait toutes les richesses de sa science.

Attilio Micheluzzi – sans se nommer réellement tout en se représentant physiquement de manière explicite – propose comme postulat narratif le fait qu’il ait retrouvé un journal narrant ce qui s’est passé pour les quatre héros lors de cette épopée qui les a réunit. Dates et heures se succèdent donc tout au long de l’album, donnant au récit son caractère authentique, sa crédibilité dans l’ancrage historique. Mais – et c’est là où Micheluzzi excelle et transcende –, l’auteur ne cesse à l’intérieur de cette logique d’insérer des réflexions, digressions et autres rebonds ou charnières qui n’ont d’autre utilité que de plonger toujours plus avant dans la connaissance des personnages, et non comme la plupart du temps pour installer des pièces d’un puzzle inhérent à la bonne marche du récit jusqu’à son terme. Micheluzzi ne s’interdit rien, et c’est carrément jouissif, surtout avec ce ton franc et sec et qui rappelle les meilleurs polars noirs à la Manchette, donc sans oublier l’émotion. Micheluzzi nous embarque dans son univers, et il en dit ce qu’il veut quand il veut, peu importe que cela soit « cohérent » ou non dans la trame classique de ce genre de récit. Sa cohérence à lui est finalement bien plus puissante : elle creuse l’âme humaine dans sa globalité de sentiments, et nous parle directement des choses. Ce qui est important, c’est l’humain, avant tout. Dès la page 31, Micheluzzi met à bas tout suspense en dévoilant que oui, nos héros vont réussir leur mission et amener les automitrailleuses Rolls-Royce à destination. Pas la peine de trembler. L’intérêt est ailleurs.

Mais en attendant, les mots sonnent et claquent à nos oreilles dans des paroles ou des commentaires assez personnels n’épargnant aucune des failles de nos héros. Sans jugement aucun, mais sans illusion non plus. Résultat, ça se lit comme un polar de la meilleure veine, très adulte, à l’instar de « Marcel Labrume » : Micheluzzi, l’Italien qui a créé des bandes dessinées d’aventures historiques pratiquement toute sa carrière, ne doit peut-être pas être considéré comme un auteur aventureux mais bien comme un maître du polar en bande dessinée.

Mais il n’y a pas que le récit en lui-même et le caractère particulier que lui donne l’auteur : il y a aussi une science narrative tout simplement remarquable qui est mise à l’œuvre. Cet album est un vrai cours de bande dessinée qui s’ignore. Cadrages et angles de vue impeccablement composés, instaurant des ambiances d’une grande justesse de ressenti. Rythme et découpage sans faille jouant sur les différentes interactions de l’image et du texte en corrélation avec les contrastes du noir et blanc, entre récitatifs, bulles et images muettes. Compositions de ce noir et blanc exemplaires, dans des images redoutablement efficaces, sublimement noires ou au contraire totalement éthérées.

Utilisation particulière de l’espace sonore, avec des onomatopées prodigieusement maîtrisées dans leur expression graphique : sortant souvent du cadre pour en donner l’ampleur sans amputer la cohérence et le caractère de l’image, ou bien devenant le seul sujet de la case, sans autre élément que l’écriture du son lui-même, comme ces deux cases successives devant nous faire comprendre qu’un avion se rapproche de nos héros dans le désert :

C’est simple, clair, efficace, mais il y a là une maîtrise décomplexée qui fait plaisir à voir. Il en va de même avec certaines ellipses et autres raccourcis, comme dans cette case centrale où quelque chose se passe, violent mentalement tout autant que physiquement, pour Peter Cushing au beau milieu d’une rencontre inopportune : « Adieu Cushing… »

Et puis il y a la composition générale des planches, souvent somptueuses, atteignant parfois des sommets dans l’art du noir et blanc. Bien sûr, on pourra encore être surpris par le trait parfois plus lâché de Micheluzzi sur certains dessins par rapport à d’autres où la précision du noir et blanc est d’une rare finesse – à l’instar de ce que pouvait faire Crepax – mais très sincèrement, c’est magnifique de bout en bout, l’auteur nous offrant constamment des visions aussi classiques que modernes dans une esthétique très efficace. Notons enfin dans quelques planches l’insertion géniale d’une case finale où le texte – sorte de maxime sur ce qui vient de se passer – enrichit la narration par une facette graphique des plus intéressantes, les lettres dessinées devenant l’image en son entier. C’est très beau, et cela apporte une dimension narrative supplémentaire redoutablement efficace… Eh oui, j’en rabâche mes épithètes, tellement c’est chouette !

« Bab-el-Mandeb » se lit d’une traite, tellement le récit est prenant et l’art de Micheluzzi éclatant dans cet album. C’est réellement passionnant, jouissif, sublimement mis en scène, bref, une bande dessinée qui – adaptée au cinéma par l’un des ténors du cinéma américain de la grande époque – aurait donné l’un des chefs-d’œuvre du film noir. Superbe !

Cecil McKINLEY

« Bab-el-Mandeb » par Attilio Micheluzzi Éditions Mosquito (15,00€)

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