Miller & Son : première partie

La visite chez les bouquinistes peut parfois s’avérer passionnante. Imaginez ma surprise quand, allant chez mon libraire de livres anciens préférés, je tombe sur un lot de comic books américains de l’éditeur Fawcett. Le commerçant me parle d’un stock laissé par les GIs alors en poste à Châteauroux (j’habite Limoges, à cent kilomètres de l’ancienne garnison américaine). Les fascicules datés de 1951-1952 font 28 pages en noir et blanc (au lieu des 64 ou 32 pages de circonstances) et le prix est en dime anglaise (6 d). En cherchant mieux, je trouve un sigle anglais familier : celui de L. Miller & Son, Ltd. Mais, chose inhabituelle, la fabrication est… française ?! L’enquête commence et les résultats s’avèrent passionnants. L’occasion de revenir sur un éditeur méconnu dans notre pays, de parler de Captain Marvel, de westerns, des E.C. comics, de Jack Kirby, de Miracleman (un superhéros faisant actuellement son come-back chez Marvel) et… de films de nudistes ?!

Le premier sigle de L. Miller & Son, Ltd.

L. Miller & Son, Ltd., une entreprise familiale (1939-1950)

Les fans de l’éditeur américain Fawcett et de « Captain Marvel » en particulier connaissent bien L. Miller & Son, Ltd., célèbre pour avoir publié le superhéros de C.C. Beck et Bill Parker de ce côté-ci de l’Atlantique chez nos voisins anglais (1)…

L’entreprise, située dans un hangar sur Hackney Road au nord de Londres, est fondée en 1939 par Leonard Miller.

Le hangar de Hackney Road, Londres.

Celui-ci, né au sein d’une famille juive anglaise en 1899, effectue divers métiers (bonimenteur, soldeur…), avant de se lancer dans l’édition. Assisté de son fils Arnold Louis (né en 1921), Leonard Miller sort en 1940 sa première revue de BD : Tip Top Comics, une version noir et blanc du comic book américain de United Features rééditant les pages du dimanche d’alors (« Tarzan », « Li’l Abner », « Captain & the Kids », « Broncho Bill »…). À partir de 1943, il commence à publier des versions noir et blanc des revues Fawcett. Après Wow Comics, l’éditeur publie les titres tournant autour de « Captain Marvel » : en 1944 Captain Marvel Adventures, Captain Marvel Jr., Mary Marvel et Whiz Comics, en 1946 The Marvel Family… Mais les publications sortent de façon sporadique et sans numérotation. L’éditeur, à court de fonds, doit repenser sa production.

La page 1 de Captain Marvel 68,

The French Fawcett Comics (1950-1953)

À défaut d’augmenter le capital de la société, pourquoi ne pas s’associer ?

Quel partenaire trouver ?

La production change alors de mains : elle n’est plus anglaise, mais française !

L’Agence Française de Presse, située 76-78 Champs Élysées à Paris fait office de directeur de publications, les revues étant fabriquées par l’imprimerie Crété à Corbeil ou par l’imprimerie de Châteaudun, située 59-61 rue de Lafayette, Paris 9e, une entreprise du groupe Société Nationale des Entreprises de Presse (2).

Gros plan sur l’ours de Captain-Marvel n°68.

Gros plan sur l’ours de Captain Video n° 6.

Et cela a de quoi surprendre ! N’oublions pas que début 1950 la France connaît un vent d’antiaméricanisme dans sa bande dessinée, particulièrement depuis la création de la commission de surveillance des publications pour la jeunesse, instaurée par la loi du 16 juillet 1949…

Capitaine Marvel n°51 (SAGE), avec une couverture de Pierre Frisano.

Capitaine Marvel, la version française de Captain Marvel éditée par la SAGE depuis 1947, va brutalement s’interrompre au n° 69 (octobre 1950), certainement à cause de la commission de surveillance n’appréciant pas les surhommes (3)

Les titres de Leonard Miller sont disponibles en Angleterre, mais aussi en France et en Allemagne dans les bases de l’armée américaine, ce qui nous semble être la seule explication possible à cette Joint Venture improbable entre Miller & Son, Ltd. et l’Agence Française de Presse !

À partir d’avril-mai 1950, les revues franco-anglaises ont une sortie mensuelle régulière. Miller numérote ses publications à partir du n°50.
Les Captain Marvel de Miller prennent donc le relais des parutions SAGE.

Avec leur succès, d’autres titres du même éditeur américain sont adaptés entre 1950 et début 1952, notamment des Westerns (Gabby Hayes Western, Hopalong Cassidy Comic, Lash Larue Western, Monte Hale Western, Rocky Lane Western, Six-Gun Heroes, Young Eagle, Western Hero…), des histoires de guerre (Soldier Comics, Battle Stories…), de l’aventure (Nyoka), des adaptations de films (Fawcett Movie Comic, Motion Picture Comics) et de la science-fiction (Captain Video, d’après la série télé de 1949 imaginée par Lawrence Menkin et James Caddigan pour DuMont Television Network)…

Certaines revues rencontreront le succès, connaissant une soixantaine de numéros ; notamment les westerns (62 pour Gabby Hayes Western, 65 pour Six-Gun Heroes, 69 pour Monte Hale Western, 104 pour Hopalong Cassidy…), mais aussi Nyoka (68 numéros).

La comparaison de ces publications avec les revues américaines d’origine laisse apparaître plusieurs choses :

— Pour respecter les 25 pages nécessaires, les revues franco-anglaises publient les 2/3 des numéros américains, omettant généralement la dernière histoire, mais respectant les associations couverture-contenu. La plupart des numéros anglais consultés, couvrant une période allant du quatrième trimestre 1951 au deuxième trimestre de 1952, correspondent quasiment aux numéros contemporains américains. Par exemple, Captain Video n° 6, sorti en Angleterre au 2e trimestre 1952, est paru aux USA en décembre 1951. Soldier Comics n° 1 sort conjointement dans les deux pays.

— La numérotation des versions franco-anglaises ne correspond souvent pas à celle des parutions américaines. Les n° 54-56 de Gabby Hayes Western version L. Miller & Son, Ltd. adaptent les numéros 33-35 américains, sortis huit mois plus tôt.

L’intérêt de ces revues tient à la publication en noir et blanc des histoires américaines. Les planches apparaissent ici dans toute leur beauté originale, non atténuée par des couleurs mal imprimées (cf : l’histoire attribuée à Bob Powell de Battle Stories n° 2). Pour cela, Miller importe les propres plaques d’impression en amiante de Fawcett.

La magnifique histoire de Battle Stories n° 2, probablement due à Bob Powell.

L. Miller & Son, Ltd. importe également du matériel français.

Notamment « Robin l’intrépide » par André Oulié (le futur dessinateur de « Zorro ») ou « Capitaine Tornade » de Claude Henri Juillard (4) des éditions S.N.P.I. de Jean Chapelle.

Les fascicules en anglais (24 pages, parution mensuelle) sont également imprimés en France par Crété.

Couverture et dernière page (avec les mentions d’éditeur et imprimeur) de Robin n° 52, daté de mai 1952.

Les productions familiales (1953-1964)

Mick Anglo, alias Maurice Anglowitz, né en 1916, est un dessinateur publicitaire. Après la guerre (dans les fusiliers marins gallois), il se lance dans la BD (Wonderman chez Paget Publications) et illustre les romans du détective Johnny Dekker...

À partir de 1952, en parallèle à L. Miller & Son, Ltd., le jeune Arnold Louis Miller se lance en solo dans l’édition sous le label Arnold Book Company (ABC).

Son but est de lancer ses propres séries dans de nouvelles revues. Pour cela, il a trouvé l’homme de la situation : le scénariste — dessinateur Mick Anglo.

Basé sur James Street (Londres), ABC publie d’abord Ace Malloy.

Cette revue d’aviation est sans doute inspirée des propres souvenirs de guerre d’Arnold Miller dans RAF et reprenant ses initiales.

Puis, ça sera Space Comics avec la série « Captain Valiant, Ace of Interplanetary Police Patrol », sous la houlette d’Anglo.

En parallèle, Arnold Miller sort des adaptations de comics américains de divers éditeurs : Prize (Black Magic, Justice Traps the Guilty et Young Romance de Simon & Kirby, Frankenstein Comics) ou American Comics Group (Adventures into the Unknown).

Quelques couvertures de Ace Malloy et Space Comics.

La première page de « Captain Valiant, Ace of Interplanetary Police Patrol » de l'atelier Anglo, tirée de Space Comics n° 73.

Au même moment, L. Miller & Son, Ltd. décide également de passer à la vitesse supérieure. Les revues deviennent hebdomadaires et leur production quitte la France.

Mais fin 1953, aux États-Unis, après que Fawcett ait arrêté sa ligne comics suite à « l’affaire Captain Marvel » l’opposant à National DC (5), L. Miller & Son, Ltd. est dans l’obligation d’interrompre ses revues « Captain Marvel » (quoique l’entreprise ait continué à publier Whiz Comics sans la « Marvel Family »).

Face à la perte soudaine de son personnage phare, L. Miller & Son, Ltd. réagit promptement : pour ne pas enfreindre la législation concernant la licence « Captain Marvel » désormais inutilisable, Leonard Miller demande à Mick Anglo, le dessinateur de son fils Arnold, d’inventer un personnage de remplacement, une nouvelle création dans la même lignée éditoriale, afin de conserver son lectorat.

Quelques couvertures de Marvelman.

Une page du n° 2 de Marvelman.

Le nouveau sigle de L. Miller & Son, Ltd., sans la mention de Fawcett.

Ainsi naît Marvelman. Captain Marvel, Jr. est lui aussi transformé en Young Marvelman et Mary Marvel change de sexe pour devenir Kid Marvelman. La formule magique « Shazam ! » devient « Kimota » (« Atomik » à l’envers). Fort de ces nouveaux personnages, l’éditeur lance trois revues début 1954 : Marvelman, Marvelman Family et Young Marvelman.

Devant la charge de travail, Anglo est rapidement obligé de monter un atelier : Gower Studios, où le rejoignent Denis Gifford, Ron Embleton, Bob Monkhouse et le jeune Don Lawrence (sur Don Lawrence, voir aussi Don Lawrence (1ère partie) et Don Lawrence (2ème partie))…

À l’instar de son fils, Leonard Miller diversifie son catalogue et commandite d’autres créations auprès du studio. Dès 1954, « Space Commander Kerry » décolle dans Space Commando Comics. Des Westerns suivent : Colorado Kid, Davy Crockett, Kid Dynamite Western Comic, Pancho Villa Western Comic, et Rocky Mountain King Western Comic.

Trois productions 100 % anglaises de Gower Studios pour L. Miller & Son, Ltd.

Par sécurité, L. Miller & Son, Ltd. sort en même temps deux nouvelles revues, King Comics et Four Aces, publiant des valeurs sûres : les pages du dimanche de King Features (« The Phantom », « Popeye », « Flash Gordon », « Jungle Jim », « Prince Valiant »…).

De son côté, sur le modèle de Marvelman, Arnold Book Company sort Captain Universe, toujours sous la houlette d’Anglo, qui ne connaîtra qu’un seul numéro en 1954.

En parallèle, ABC poursuit dans l’horreur et s’essaye aux E.C. comics avec The Haunt of Fear,The Vault of Horror et Tales from the Crypt.

Mais le climat anticomics américain a également gagné l’Angleterre, sous la pression du parti communiste anglais.

Les histoires de Black Magic (Prize) et Tales from the Crypt (E.C.) publiées par Arnold Book Company ont mauvaise presse. Les journaux s’insurgent, notamment le Times du 22 avril 1955. Certains articles condamnent ces histoires, les accusant de détraquer les jeunes lecteurs, poussant les plus influençables à aller profaner les cimetières locaux.

Le « Children and Young Persons Harmful Publications Act », une loi sur les publications nuisibles aux enfants et aux jeunes personnes (c’est à dire âgées de moins de 17 ans) est votée le 6 mai 1955. La loi vise principalement les BD d’horreur et particulièrement les E.C. comics d’ABC.

Le texte du « Children and Young Persons Harmful Publications Act » paru sur Police Journal p.138 (1956), l’équivalent anglais du Journal Officiel.

Craintif par rapport aux publications jeunesse qui font désormais polémiques, Arnold Miller gèle sa production comics et se diversifie dans la presse adulte : il fait paraître le magazine de charme Photo Studio.

Stanley Long.

Grâce à cette revue, il entre en contact avec le caméraman Stanley Long, celui-ci photographiant les jolies jeunes femmes déshabillées du magazine. Une séance photo particulièrement risquée a même lieu dans l’escalator du Métro de Londres.

Les deux hommes se lancent ensuite dans la réalisation d’une centaine de courts-métrages « nudies » sous la bannière Stag Films, filmés pour la plupart au club « Casino de Paris » sur Denman St.

L’entrée d’un club de strip-tease.

Une affiche du « Casino de Paris ».

Fin de la première partie (à suivre…)

Jean DEPELLEY, avec la complicité de Bernard Joubert

(1) : Lire « Kimota, the Miracleman Companion » de George Khoury et Alter Ego n°87 chez TwoMorrows Publishing.

(2) : La SNEP fut créée par la loi du 13 mai 1946 après la Libération de la France pour gérer et redistribuer les biens confisqués des entreprises de presse ayant collaboré pendant l’Occupation

(3) : Comme nous le rappellent Louis Cance et Marc André dans Hop ! n°140.

(4) : Un grand merci au forum Pimpf pour l’info !

(5) : À l’automne 1953, après 10 ans de procès contre National DC pour plagiat de Superman, Fawcett, effrayé par les frais de justice, a finalement renoncé à éditer Captain Marvel et décide de fermer sa branche comics…

Galerie

Une réponse à Miller & Son : première partie

  1. FrankG dit :

    La visite chez BDzoom.com peut souvent s’avérer passionnante. Imaginez ma surprise quand, allant sur mon site BDphile préféré et usant de la barre de recherche, je tombe sur cet article traitant de Fawcett, en édition française de surcroit ! Passionnant. Merci Jean ;-)

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