« Lune l’envers » par Blutch

L’histoire de la bande dessinée en dix leçons par Blutch ? Un peu, mais pas que. Avec « Lune l’envers », cet immense dessinateur s’amuse avec ce média qu’il connait si bien, règle quelques comptes avec le monde de l’édition et se livre encore un peu plus. Indéniablement, l’une de ses plus grandes bandes dessinées et un superbe hommage à l’univers graphique et narratif de Jean-Claude Forest…

Le groupe d’édition MediaMondia est le plus grand éditeur de bandes dessinées qui soit. Il règne en maître absolu sur cette industrie qui passionne des millions de fans, gère des séries aux succès colossaux, génère d’importants bénéfices et dirige des centaines d’auteurs à qui l’on ne demande rien d’autre que de produire de la bande dessinée en masse pour alimenter les librairies et satisfaire ainsi le goût du public. C’est un groupe financier à la pointe de toutes les dernières technologies en matière de création, tellement puissant qu’il est présent partout, à tous les échelons de notre société économique et qu’il sous-traite, même, toute une partie de leurs créations à des filiales qui parfois ne savent même pas qu’elles font de la bande dessinée. Chez MediaMondia on est là pour vendre du livre et rien d’autre. Un de leurs placements financiers phare est la célèbre série, « Le Nouveau Nouveau Testament ». On en est au numéro 42 et le public attend avec impatience le nouvel opus de cette fantastique saga. Oui mais voila, son dessinateur, Lantz, est en retard sur la livraison de ses planches, on peut même dire qu’il en est au point mort, puisque pas un dessin n’est fait à ce jour. Malgré les dizaines de scénaristes mis à sa disposition, les mois de préparation et de travail, il n’y arrive pas. Cette série ne semble plus l’attirer comme jadis, quand il était plus jeune. Certes, il ne conteste pas que le dernier album lui ait apporté la gloire, l’argent et la reconnaissance des lecteurs et de son éditeur, mais Lantz est un stade de sa vie où tout ceci l’emmerde profondément. Des problèmes avec sa maîtresse, des problèmes avec sa femme, des problèmes avec son éditeur, Lantz a des problèmes avec tout le monde. Il est loin le temps où il pouvait faire son métier comme il le souhaitait, d’ailleurs chez Media Mondia, Lantz est considéré comme quelqu’un qui travaille à l’ancienne, avec une table à dessin, des crayons set des pages de papiers et ça ce n’est pas acceptable.

Chez MediaMondia, ce retard pose de sérieux problèmes. Outre la confortable avance que l’auteur a déjà reçue, l’annonce de la sortie de cet album a déjà été maintes fois reportée, ce qui n’est pas du meilleur effet pour les clients ; alors, il a été décidé en haut lieu, après une nouvelle et infructueuse réunion avec Lantz, que l’on allait chercher un remplaçant. Ce ne sont pas les candidats qui manquent. Avec le nombre d’auteurs à la recherche d’un boulot qui leur permettrait juste de se nourrir, trouver quelqu’un pour reprendre une série comme « Le Nouveau Nouveau Testament » ne devrait pas poser de gros problèmes.

Liebling est une jeune fille qui justement est à la recherche d’un boulot pour se nourrir. Elle vient de décrocher un job, dans une immense entreprise. Elle ne sait pas trop en quoi concerne le boulot que l’on vient de lui confier, elle sait juste que cela consiste à traiter diverses informations à l’aide d’une étrange machine appelée Eurifice et qui est maintenant une norme absolue dans toutes sortes d’entreprises. Cet insignifiant travail à la chaîne, dénué de tout sens critique, ne demandant aucun contact avec qui que ce soit n’est certes pas ce à quoi elle rêvait quand elle était petite devant les toiles qu’elle peignait, mais il faut bien payer son loyer. Liebling pourrait se contenter de se faire entretenir par son riche fiancé qui est dessinateur de bande dessinée, et qui est pressenti pour reprendre « Le Nouveau Nouveau Testament », mais Liebling a bien en mémoire les conseils de sa mère. Une femme se doit d’être autonome et indépendante. Elle ne doit jamais dépendre d’un homme. Elle doit en même temps savoir élever ses enfants, s’occuper de son foyer, n’être jamais fatiguée et surtout, surtout rester féminine et toujours désirable.

Uniformité graphique, pauvreté des histoires proposées, pression des éditeurs sur les auteurs pour obtenir d’eux toujours encore plus de choses, perte totale de création, ce qui fait l’essence même de ce métier, la description du monde de l’édition dans le dernier livre de Blutch est sans appel. Mais il n’y a pas que la critique de l’univers de la bande dessinée et de ces changements draconiens effectués depuis déjà quelques années dont nous parle l’auteur de « Pour en finir avec le cinéma » aux éditions Dargaud, « Péplum » chez Cornelius, « C’était le bonheur » ou « La Volupté » chez Futuropolis. « Lune l’envers » nous parle de doutes, de compromissions, de rêves et de responsabilités. À travers le destin de Lanz, auteur à succès qui se met tout d’un coup à s’interroger sur le sens de sa vie, ce qu’il a perdu et qu’il ne retrouvera jamais au nom d’idéaux qui ne sont pas les siens, Blutch signe là un magnifique ouvrage sur la perte absolue de la croyance du monde sur lequel on a battit sa vie et l’absolue nécessité de se rassurer tout de suite en essayant de trouver une solution pour ne pas sombrer totalement une fois que l’on s’en est aperçu. Avec son graphisme totalement unique, jeté, élancé, mis en valeur par le toujours fantastique travail de coloriste d’Isabelle Merlet, « Lune l’envers » est encore une fois un extraordinaire récit personnel, flirtant légèrement avec le fantastique, une mise en abîme de cet immense auteur qu’est Blutch et de ses réflexions sur son art.

« Lune l’envers » par Blutch

Éditions Dargaud (14.99 €) – ISBN : 9782205069983

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