Spécial « DMZ » et « Scalped »

Voilà un petit moment que je ne vous ai pas parlé de mes deux séries préférées du « carré d’as » Vertigo, « DMZ » et « Scalped »… Leur publication se poursuit néanmoins à un beau rythme, au point que les derniers volumes de ces séries pointent déjà à l’horizon (deux derniers tomes de « DMZ » en janvier et dernier tome de « Scalped » en février). Je leur consacrerai bien sûr un article au moment de leur sortie respective… En attendant, petit retour sur les derniers volumes parus.

« DMZ T7 : Les Pouvoirs de la guerre », « DMZ T8 : Cœurs et esprits », « DMZ T9 : Porté disparu » et « DMZ T10 : Châtiment collectif » par Riccardo Burchielli, Kristian Donaldson, Nikki Cook, Ryan Kelly, Andrea Mutti, Nathan Fox, Cliff Chiang, Danijel Zezelj, David Lapham, divers et Brian Wood

Comme le dit Morgan Spurlock (le réalisateur de « Super Size Me ») dans sa préface du 8e volume, la plus grande réussite de « DMZ » est que cette série est irrémédiablement liée à notre monde, à notre histoire contemporaine, et qu’elle nous pousse à avoir une réflexion, un avis sur le monde, détruisant avec humanité les velléités de neutralité confortable. En ce sens, Spurlock la trouve « miraculeuse », « révolutionnaire », même. Ce n’est pas moi qui le contredirai, vous savez combien j’adore cette série qui est effectivement l’une des plus courageuses et lucides qui soient sur l’Amérique post-Nine Eleven. Non pas une attaque frontale du bushisme, mais une analyse fictionnelle dressant l’état des lieux de cette Amérique qui a dérapé jusqu’aux conséquences entraînées par l’élection de George Bush.

En lisant cette fiction, on assiste à la dissection de la société américaine – spécifiquement, mais on pourrait l’étendre à une certaine logique planétaire – bien mieux qu’en regardant un JT ou en lisant les journaux, car Brian Wood ne traite pas de faits, il explore et dévoile plutôt ce qui se cache derrière ces faits, en termes de choix et de caractères humains, ne prenant pas qu’une ou deux entités pour bâtir une confrontation manichéenne d’un conflit (je le dirai aussi pour « Scalped » ci-dessous, point commun brillant entre ces deux séries) mais portant son regard sur des personnages aux vies et enjeux remarquablement divers. Victime ou bourreau, ou ni l’un ni l’autre, coincé entre deux feux ou vivant dans un environnement hostile qu’on subit dramatiquement, combattant pétri d’idéaux, terroriste, animal politique, utopiste, etc. La liste des personnages de « DMZ » est longue et constitue petit à petit, à l’instar d’un puzzle, une vision assez complète de toutes les possibilités et positions de vie qui peuvent exister en pareil contexte de guerre civile. En lisant les derniers volumes parus, je ne peux que réitérer mon intérêt et mon admiration pour cette œuvre engagée et redoutablement intelligente, portée de bout en bout par un auteur plus qu’inspiré et des artistes impeccables, Riccardo Burchielli – le dessinateur régulier – en première ligne, bien sûr.

 

Depuis la dernière fois que j’ai parlé de cette série, la vie dans la DMZ a sensiblement changé. En effet, Parco Delgado a été élu à la tête du gouvernement provisoire, entraînant avec lui Matty Roth qui finit par devenir son adjoint. Mais lorsque débute « Les Pouvoirs de la guerre » (« DM7 » T7), Matty se rend vite compte que – comme d’habitude – on se sert de lui sans réellement le prendre en considération, toujours le dernier prévenu au sein de situations qu’on lui impose. Ainsi, on ne peut pas dire que Delgado joue franc jeu avec lui, lui cachant plus de choses qu’il ne lui en révèle, le précipitant dans des événements à haut risque. La majorité de ce volume se consacre à l’évolution des relations entre Roth et Delgado, et les moyens que ce dernier se donne pour asseoir son pouvoir de manière radicale. Mais il y a aussi deux récits courts assez chouettes, l’un sur Zee et l’autre, surtout, sur deux factions militaires ennemies qui grugent leurs supérieurs en leur faisant croire qu’ils sont sur le pied de guerre alors qu’ils ont pactisé pour vivre ensemble, en amis, refusant de se combattre. Une trêve, un mensonge pour la paix, loin d’être fictionnel car ce genre de chose a bel et bien existé (même la guerre de 14-18 a connu ces faits poignants) et existera encore… Un beau récit. Dans « Cœurs et esprits » (« DMZ » T8), après une incartade consacrée au destin d’un kamikaze, nous plongeons plus avant dans les conséquences de l’élection de Delgado que les pouvoirs historiques n’acceptent pas, surtout quand il est question d’arme nucléaire… Dans ce volume, la tension monte et de nouveaux et tragiques incidents vont continuer de changer la face des choses et la nature des relations entre les différents protagonistes. Palpitant.

« Porté disparu » (« DMZ » T9) débute avec le n°50 de la série, entretenant la tradition des guest stars figurant au casting afin de « fêter » un numéro spécial d’une série de comics. Du beau monde avec Jim Lee, Fábio Moon, Lee Bermejo, John Paul Leon, Eduardo Risso ou Dave Gibbons… Pas mal ! Riccardo Burchielli, lui, traverse la série avec toujours autant de talent, son trait se lâchant souvent avec audace. Ce n°50 est aussi l’occasion d’étoffer l’univers de « DMZ » avec quelques portraits et petites histoires qui font partie de la vie quotidienne de cette zone. On n’y parlera pas de la guerre en tant que telle, mais de peinture, de cuisine, ou de politique… Ensuite, l’engrenage continue, avec une réplique du gouvernement et de l’armée américaine suite à une catastrophe liée à Delgado (oui, je sais, je reste vague, mais je déteste toujours autant dévoiler les choses aux lecteurs potentiels, je ne trouve pas ça sympa…). Quoi qu’il en soit, à ce stade de l’histoire les choses bougent fort, dans la vie de la DMZ, et malheureusement pas dans le bon sens. La question d’une paix possible, d’un retour à la vie « normale » semble de plus en plus compromise… « Châtiment collectif » (« DMZ » T10) se singularise par l’absence de Burchielli au générique. Ce sont Andrea Mutti, Nathan Fox, Cliff Chiang, Danijel Zezelj et David Lapham qui réalisent chacun un épisode du récit. Chaque récit est d’ailleurs une sorte d’interlude comme il en intervient parfois dans la série, s’écartant de la trame générale pour s’intéresser à un individu particulier. Ici, un homme au service de l’armée américaine un peu paumé, Wilson le gardien de Chinatown, ou Amina, qui recueille un bébé sourd abandonné. Ensuite, quel autre dessinateur aurait pu exprimer le mieux Decade Later que Zezelj ? Personne. Un magnifique épisode, transcendé par le style de cet artiste qui sait ce que c’est que l’art du vrai tag. Enfin, un dernier récit où l’on retrouve Matty, le tout dans ce contexte très spécial de la « libération de Manhattan » par l’armée américaine après l’incident nucléaire lié à l’investiture de Delgado… Suite et fin en janvier.

« Scalped T8 : Le Prix du salut » et « Scalped T9 : À couteaux tirés » par R. M. Guéra, Jason Latour, Davide Furnò et Jason Aaron

Avant toute chose, sachez que le tome 8 de « Scalped », intitulé « Le Prix du salut », est sélectionné dans la catégorie « Polar » du prochain festival d’Angoulême : bravo ! Dans ce 8e volume, nous pouvons à nouveau constater combien Aaron est en pleine possession de son histoire, en globalité, ne l’étendant pas ad eternam dans des directions qui ne feraient que décliner une recette qui marche, mais faisant preuve au contraire d’une véritable richesse de matériau narratif pour tisser un univers toujours plus cohérent, les coups de théâtre et d’éclat n’intervenant jamais comme tels au sein d’un processus mais semblant comme inexorablement engendrés par la substance même des choses. Une substance, une « vérité », qui ne peut qu’éclater au grand jour, comme dans la vie, au plus mauvais moment qui soit, généralement. Mais là encore Aaron ne systématise pas les choses ni ne les rend manichéennes. Ce sont les inflexions internes de chacun, rentrant en collision avec celles des autres, qui déclenchent ce qui « doit arriver ». On a beau connaître cet univers et ces personnages par cœur, chaque nouveau volume apporte toujours la même dose d’excitation, d’adrénaline, ne s’usant pas au fil du temps ; mieux, le cheminement de cette épopée noire du quotidien noyée dans le polar engendre de nouvelles excitations, une nouvelle adrénaline, ce qui confirme définitivement que « Scalped » fait partie des plus beaux polars jamais réalisés en bande dessinée, ce n’est pas un slogan galvaudé mais une évidence. Forte, l’évidence. On suit chacun des personnages avec la boule au ventre, les tendons des poignets parfois crispés, et on râle quand on accroche deux pages au lieu d’une, trépignant de savoir ce qui va se passer dans la planche suivante. Ça va, je vous l’ai bien vendu ? Alors on continue…

 

Dans « Le Prix du salut », le processus de l’œuvre chorale est encore déployé, se penchant sur plusieurs personnages secondaires sans jamais perdre de vue les principaux protagonistes dont nous pouvons suivre l’évolution de vie. Ici, l’agent Nitz connaît de monumentaux hauts et bas, exacerbant son obsession de coincer Red Crow. Dino Poor Bear va d’espoirs en désillusions, semblant ne jamais pouvoir réussir à vivre ses aspirations les plus difficiles à exprimer. Nous portons un moment un regard sur le shérif Karnow, pathétique personnage s’il en est, dont la présence peut sembler subsidiaire par rapport au casting de la série, mais qui symbolise magnifiquement le théâtre humain de « Scalped », génial archétype de la grande gueule médiocre et de la violence qu’elle insuffle dans la société. Aaron dresse des portraits annexes ou différents pour tisser l’ensemble de l’ouvrage, chaque motif racontant une parcelle d’un grand tout ; d’ici à dire qu’Aaron aurait même – consciemment ou inconsciemment – tissé son œuvre en parfaite symbiose avec la culture indienne, il n’y a qu’un pas… que je suis proche de franchir. Chronique hardboiled, âpres confrontations, désœuvrement et frustration alimentant haine et violence… Mais aussi, parfois, pardon et rédemption, religieusement ou non. D’autres personnages traversent ce volume, bien sûr (et outre Dash, Carol et Lincoln Red Crow) : nous retrouvons ce dingue de Catcher, le vieux Hassel Rock Medicine (qui pourrait bien mettre l’assise politique de Red Crow en danger), l’agent Falls Down, qui vit des moments… disons… difficiles, ou Shunka, le retors hargneux…

« À couteaux tirés », le 9e volume, s’ouvre sur une préface de R. M. Guéra qui nous parle de lui et de « Scalped », et sur l’épisode n°50 qui reprend lui aussi cette tradition d’inviter des guest stars pour un numéro spécial d’un comic. Ici, encore une belle brochette d’artistes qui s’insèrent dans le récit via des cases en pleine page où ils donnent leur vision d’un des personnages de la série : Igor Kordey, Jim Truman, Jill Thompson, Jordi Bernet, Denys Cowan, Dean Haspiel, Brenda McCarthy et Steve Dillon. Leurs illustrations s’inscrivent dans un « récit anniversaire » qui revient sur les racines de l’Histoire des conflits entre envahisseurs blancs et Indiens massacrés qui massacreront à leur tour, spirale de la violence qui ne peut engendrer que de la violence… jusqu’à nos jours. Ce 9e volume monte encore d’un cran dans la tension et la précipitation des événements qui mènent chacun des personnages vers une destinée chaotique (oui, c’est possible !). L’étau se resserre pour tous les principaux protagonistes de la série, dans des revers de situations de plus en plus intenses, arrivant aux limites de ce qui est tenable. Les conséquences des choix de chacun entraînent maintenant tout le monde vers le bout du chemin, vers la fin de l’histoire, de manière toujours aussi dramatique et crue, sans fioritures. Tragédie frontale de l’existence, engrenage absurde ou désespérant (désespéré ?), l’esprit de « Scalped » est toujours là, aride et pourtant voluptueux grâce aux dessins sublimes de noirceur et de souplesse expressive de Guéra, brillamment mis en couleurs par Giulia Brusco. Suite et fin en février.

Cecil McKINLEY

« DMZ T7 : Les Pouvoirs de la guerre » par Riccardo Burchielli, Kristian Donaldson, Nikki Cook et Brian Wood

Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7254-9

« DMZ T8 : Cœurs et esprits » par Riccardo Burchielli, Ryan Kelly et Brian Wood

Éditions Urban Comics (17,50€) – ISBN : 978-2-3657-7288-4

« DMZ T9 : Porté disparu » par Riccardo Burchielli, divers et Brian Wood

Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7289-1

« DMZ T10 : Châtiment collectif » par Andrea Mutti, Nathan Fox, Cliff Chiang, Danijel Zezelj, David Lapham et Brian Wood

Éditions Urban Comics (14,00€) – ISBN : 978-2-3657-7290-7

« Scalped T8 : Le Prix du salut » par R. M. Guéra, Jason Latour, Davide Furnò et Jason Aaron

Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7226-6

« Scalped T9 : À couteaux tirés » par R. M. Guéra et Jason Aaron

Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7264-8

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2 réponses à Spécial « DMZ » et « Scalped »

  1. Michel Dartay dit :

    Bonjour Cecil!
    Merci pour cette excellente présentation de Scalped. Une erreur de frappe, c’est sans doute Igor Kordey (et non Kordely, dans le dernier paragraphe).
    Et bravo pour votre passionant article sur Ex Machina qui paraitra dans le ZOO 52 (date de sortie vers le 12 janvier!)
    Bonne fin d’année!
    Michel

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Michel,

      Merci de votre commentaire.
      Oups, pardon Igor, c’était effectivement une faute de frappe, maintenant corrigée.
      Et merci de vos compliments qui me touchent grandement..!
      Une très bonne fin d’année à vous,
      Comicsement,

      Cecil McKinley

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