« Kamandi » T1 par Jack Kirby

Urban Comics a récemment sorti le premier de deux volumes d’une intégrale que beaucoup attendaient : le fameux « Kamandi » de Kirby ! Un titre mythique pour toute une génération, et la chance aujourd’hui de pouvoir – enfin ! – lire cette œuvre en intégralité et en couleurs. Bravo !

Ahhh, « Kamandi »… Un nom qui résonne pour beaucoup de fans français de comics comme l’écho nostalgique d’une certaine époque, celle des années 70 et des publications de séries américaines via Lyon et Tourcoing… Ceux qui avaient vécu l’explosion Lug ne mirent pas longtemps à flirter avec la concurrence Artima/Arédit et ses albums souples en couleurs prenant le pas sur les pockets en noir et blanc qu’elle proposait depuis un moment déjà… Quel lecteur de Strange n’a en effet pas fait d’infidélité à Lug au moins à un moment, alléché par un catalogue hétéroclite et haut en couleurs… Et parmi les séries Marvel ou DC qui avaient échappé à Lug, il y eut un titre qui sonnait singulièrement à nos oreilles… « Kamandi ». D’abord éditée en pocket N&B chez Artima/Arédit avec 10 numéros parus entre 1975 et 1978, la série eut ensuite droit (on l’a un peu oublié) à une publication entre 1978 et 1981 chez la maison d’édition québécoise Héritage, toujours en petits formats. Mais le bonheur viendra avec « Année Zéro » puis « Kamandi le dernier garçon sur Terre », 13 albums édités par Arédit entre 1979 et 1982. Quelques éditions en français malheureusement synonymes de bizarreries éditoriales (reprenant par exemple la suite signée O’Neil, sans Kirby, donc, alors que tous les épisodes réalisés par le King n’avaient pas été édités) qui font que « Kamandi » n’eut jamais droit jusqu’ici à une édition digne de ce nom… C’est maintenant chose faite avec le premier des deux volumes qui constitueront une très belle intégrale en couleurs…

 

On retrouve tout ce qu’on aime de Kirby, dans « Kamandi », que ce soit sur le fond comme sur la forme, même si c’est une série où Kirby « se lâche » un peu stylistiquement. Certains y verront un signe de liberté, d’autres les prémices de ce qui explosera parfois bizarrement chez Pacific Comics, loin d’une rigueur qu’on aime aussi chez le King… Mais n’oublions pas qu’à cette époque Kirby était dans la dernière période de son « Quatrième Monde ». Nous sommes en octobre 1972 quand « Kamandi » paraît : certes, Kirby ne travaille plus sur « Superman’s Pal Jimmy Olsen » depuis avril, « Forever People » et « New Gods » connaissent leurs dernières heures, mais il continue « Mister Miracle » (jusqu’en mars 1974) et a commencé le génial « Demon » un mois avant « Kamandi »… Un rythme de fou, donc, avec un nombre invraisemblable de planches mensuelles à rendre depuis 1970… La main et l’esprit de Kirby ont sûrement besoin de « vacances » malgré sa boulimie créatrice. On a l’impression que « Kamandi » apporta ce repos tout relatif à Kirby, grand terrain de jeu où il put explorer et décliner des fantasmagories étranges et amusantes avec moins de pression. Il y a une certaine simplicité dans cette œuvre, et nous sommes loin des foisonnements de motifs technologiques et d’effets graphiques cosmiques qui ont fait la renommée du King. Ici, c’est un monde dévasté, sauvage, où la SF fait souvent place au fantastique, se portant plus sur les êtres que sur les machines. Ce traité épuré bénéficie heureusement de l’encrage de Mike Royer (certainement l’encreur le plus talentueux de Kirby à part Kirby lui-même), et le spectacle est assurément au rendez-vous, notamment dans de belles et immenses cases s’étalant sur une double pleine page…

 

« Kamandi » représente la quintessence de la SF post-apocalyptique. Après le « Grand Désastre » (une catastrophe qui a dévasté la Terre), un jeune homme dénommé Kamandi sort de son bunker souterrain et découvre qu’en surface le monde a diamétralement changé, ne correspondant plus à ce qu’il a appris de la civilisation humaine dans les microfilms de la bibliothèque. Les hommes sont revenus à l’état de bêtes sachant à peine parler, et les animaux sont devenus aussi évolués que les hommes d’avant le Grand Désastre. L’ordre des choses est donc inversé ; l’humanité est devenu le bétail d’animaux évolués qui s’avèrent aussi impitoyables que les hommes le furent avec le règne animal avant la catastrophe. L’élément fort de l’œuvre est bien sûr la représentation de ces animaux qui marchent sur deux pattes, habillés comme des hommes et usant de technologies avancées, par rapport à l’état sauvage de l’humanité. Dans cette fable, tout l’enjeu tient dans la liberté, le respect et la dignité que doivent retrouver les hommes en s’extirpant du joug esclavagiste ou condescendant des animaux régnants. Ce paradigme permet à Kirby d’exprimer tout au long de l’œuvre la problématique du pouvoir souvent violent dont use l’espèce la plus évoluée vis-à-vis des autres êtres vivants, nous faisant remettre en question de manière à peine voilée notre propre suprématie humaine et notre comportement hautain et destructeur envers les animaux.

 

Tout ceci fait bien sûr penser à « La Planète des singes », et la référence est ouvertement exprimée dès la première double page de l’œuvre où nous voyons la Statue de la Liberté aux trois quarts immergée, délabrée, au sein d’un monde dévasté. Mais il y a aussi de « L’Île du Docteur Moreau » de Wells, dans « Kamandi », avec ses animaux accédant à l’évolution humaine. En fait, pour échafauder son œuvre, Kirby a exploré quelques grandes fictions littéraires et cinématographiques fantastiques où l’animal a acquis une autre dimension que celle connue et reconnue, nous poussant à reconsidérer notre place en ce monde. Outre « La Planète des singes » et « L’Île du Docteur Moreau », d’autres références sont présentes, comme « King Kong » qui est très clairement réinvesti par Kirby, celui-ci allant jusqu’à reprendre « trait pour trait » certains plans du film, comme par exemple celui où la main du gorille géant kidnappe sa proie à travers la paroi d’un immeuble. C’est un vrai bonheur que de parcourir ces pages si pleines d’invention et de dynamisme… C’est à la fois sauvage et glamour, drôle et tragique, absurde et génial, mais aussi assez touchant dans sa dimension humaniste « inversée ». Cette édition est un cadeau tombé du ciel, une bénédiction pour les fans français de Kirby, et nous avons vraiment hâte de lire le second volume ! De plus, ce tome 1 de près de 460 pages (contenant les 20 premiers épisodes de la série accompagnés de toutes les couvertures) est préfacé par Mike Royer lui-même, signant là un petit texte tout à fait épatant sur sa relation à la série et à Kirby… Ne reste qu’à espérer qu’Urban Comics entreprenne une édition intégrale de la sublime série « Demon », ainsi que – on peut rêver ! – de l’ensemble du « Quatrième Monde ». Ce serait là tout à fait formidable et… indispensable !

Cecil McKINLEY

« Kamandi » T1 par Jack Kirby

Éditions Urban Comics (35,00€) – ISBN : 978-2-3657-7315-7

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5 réponses à « Kamandi » T1 par Jack Kirby

  1. Renaud045 dit :

    Bonjour Cécil

    Merci pour cet article. Je n’ai pas grand chose à rajouter ce serait vous paraphraser. Voilà un bon achat d’un bon rapport qualité prix par rapport à d’autres que je ne citerai pas, suivez mon regard. Un beau pavé avec près de deux ans de Kamandi de la part d’un Kirby fatalement un peu moins commercial que sa célèbre période Marvel / Fantastic Four. Cela peut éventuellement déstabiliser les Marvel fans, mais c’est à découvrir évidemment par le fait que l’écrin est enfin au niveau de l’oeuvre.

    • Cecil McKinley dit :

      Bonjour Renaud,
      Merci de votre commentaire.
      Vous avez raison, excellent rapport qualité/prix pour ce « beau pavé », comme vous dites, qui je l’espère permettra à beaucoup de lecteurs de franchir le pas et de découvrir cette chouette série!
      Bien à vous,

      Cecil McKinley

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