Spécial Joe Colquhoun chez Delirium

Devant le succès plus que mérité de leur édition de « La Grande Guerre de Charlie », Delirium enfonce le clou en proposant aujourd’hui une autre série dessinée par le talentueux Joe Colquhoun : « Johnny Red ». Avec ces deux œuvres impeccablement publiées, c’est une sorte de réhabilitation de ce grand artiste anglais qu’opère l’éditeur, discrètement mais efficacement. Tout sauf du superflu, car quoi qu’on en dise la bande dessinée anglaise a toujours été bien trop rarement éditée en France, contrairement à sa cousine américaine…

« La Grande Guerre de Charlie » T4 par Joe Colquhoun et Pat Mills

Contrairement à beaucoup de bandes dessinées de guerre qui sur la longueur ne deviennent qu’une suite de combats perdant progressivement leur focale sur l’humain, « La Grande Guerre de Charlie » ne se perd jamais en route, sachant évoluer au cours des récits en donnant toujours de nouvelles dimensions au propos antimilitariste et humaniste qui la pétrit. Ce quatrième volume en est un magnifique exemple, Pat Mills profitant d’une permission de Charlie pour se pencher en profondeur sur un autre personnage, un autre témoignage, permettant aux lecteurs de ne pas avoir affaire à une vision unilatérale de l’horreur de la guerre. Ce sera John Brown (surnommé Blue), un soldat anglais considéré comme français puisque combattant dans la légion étrangère. Charlie avait connu l’horreur de la Somme, Blue vient de connaître celle de Verdun. Une bataille si meurtrière et dévastatrice que notre homme a fini par déserter. Blue est aux abois, recherché par la police militaire, et se retrouve en sursis, son sort dépendant de Charlie qui a décidé de l’écouter afin de savoir pourquoi il a déserté avant de le juger. Au début méfiant et prêt à le dénoncer, Charlie va – au fur et à mesure que Blue lui apprend ce qui s’est passé à Verdun – finir par l’aider, plein de compassion et affecté par les terribles récits du déserteur.

L’album s’ouvre sur la fin du raid des zeppelins au-dessus de Londres en février 1917. Des pages d’une grande force graphique, le zeppelin en flammes devenant sous la plume et le pinceau de Colquhoun un incroyable monstre infernal engendrant des visions d’une rare puissance. Cet épisode londonien (commencé dans l’album précédent où Charlie quitte enfin le front pour revenir parmi les siens) est remarquable sur tous les plans, que ce soit graphiquement, psychologiquement ou sociologiquement, pas moins évocateur des mentalités de l’époque que les scènes de guerre, bien au contraire : il complète parfaitement ce portrait d’une période semblant aujourd’hui lointaine et surannée qui porte pourtant en elle toutes les graines de ce qui deviendra ce 20ème siècle secoué par d’incessants conflits, berceau insensé de la barbarie moderne adoubée par l’avancée technologique. En partie inspiré du célèbre mutin anglais Percy Toplis qui – rappelle Pat Mills – est encore un sujet très sensible pour l’establishment, Blue est un magnifique personnage, incarnant l’idée du refus de combattre lorsque le combat lui-même n’est qu’une mascarade assassine. Pat Mills l’avait voulu physiquement assez proche de Jack Nicholson, et si Colquhoun a écouté ce souhait, il l’a transcendé par son talent pour ne pas obtenir un simili-Nicholson mais bien une « vraie belle gueule de rebelle », assez universel, portant sur son visage toute sa rage, sa révolte, beau visage viril expressif empreint de sensibilité.

 

Les récits de guerre sont toujours aussi réussis, ne perdant jamais de vue l’humain qui reste au centre de tout, nous plongeant notamment dans l’attaque du Fort de Vaux traitée comme une sorte de western européen tragique où les pires absurdités sévissent. La quasi-majorité de ce volume est consacrée au récit de Blue, et donc à Verdun, événement primordiale de la première guerre mondiale, permettant aussi à Mills de parler des Français, premières victimes de ce conflit. Mills ne cesse de parsemer son récit d’anecdotes et d’informations réelles afin de mieux dénoncer l’horreur de la guerre et de donner une substance à son intention humaniste. C’est toujours aussi fort et bouleversant, dans un incroyable numéro d’équilibriste qui ne s’enferme ni ne s’éparpille, cohérent et ne perdant jamais de sa crédibilité en alternant humour vital et ferme dénonciation de l’insupportable. Comme le dit avec grande sincérité Jariq Goddard dans son introduction, « c’est ‘Charley’s War’ qui fit perdre leur innocence à une génération de lecteurs de BD, pour la remplacer par ce qui ressemblait beaucoup à un embryon de conscience politique ». Le sublime militantisme de Pat Mills se retrouve dans ses commentaires en fin d’album où il réitère sa préoccupation de voir encore aujourd’hui proliférer des tentatives de réécrire l’histoire pour en amoindrir certaines horreurs, considérant lui que « La Grande Guerre de Charlie » doit rester un outil de résistance face à ce révisionnisme qui ne dit pas son nom. Cet homme force le respect. Quant à Colquhoun, il signe certainement avec ce comic son chef-d’œuvre absolu. Son talent ne baisse jamais ; les expressions et les attitudes des personnages, les paysages dévastés devenant matière, les engins ou ses représentations de la ville, des êtres, sont des merveilles de justesse, et son noir et blanc reste époustouflant de bout en bout. En fin de volume, nous retrouvons Steve White qui nous parle de la bataille de Verdun. Je l’ai déjà dit, mais « La Grande Guerre de Charlie » est une œuvre rare et nécessaire.

 

« Johnny Red » T1 (« L’Envol du faucon ») par Joe Colquhoun et Tom Tully

Ne soyez pas étonné si je ne vous parle que succinctement de « Johnny Red » par rapport à « La Grande Guerre de Charlie », c’est juste une histoire de goût personnel mais cela n’enlève en rien l’intérêt et la qualité de cette œuvre. On ne peut pas s’empêcher de comparer « Johnny Red » à « La Grande Guerre de Charlie », vu la simultanéité actuelle de leur publication en France, leur dessinateur commun et le sujet qu’elles abordent, mais ce serait finalement un peu injuste de le faire puisque ces deux œuvres ne sont pas de même nature, et que l’excellent travail de conteur de Tom Tully ne peut pas soutenir la comparaison avec la qualité humaine, scénaristique et la maestria stupéfiante dont fait preuve Pat Mills dans « Charley’s War ». « Johnny Red » est un bon récit de guerre, mais « La Grande Guerre de Charlie » est une fresque humaniste. Ne nous trompons pas de lecture. Je ne dis pas que Tom Tully ne se préoccupe pas de l’humain ni ne dénonce rien dans « Johnny Red », ce serait tout aussi injuste, mais ici nous sommes avant tout dans le récit de guerre pur jus, classique, la grande aventure des combats aériens. Je suis moins sensible à ce genre d’œuvres, ne vibrant pas vraiment face à tous ces ballets d’avions armés, mais ce n’est pas pour cela que je ne devais pas vous parler de l’existence de cet album, car la narration est plaisante, et même si l’on peut préférer le dessin de Colquhoun dans « La Grande Guerre de Charlie », il n’en reste pas moins qu’il excelle ici dans la dynamique du découpage, dans le rythme et les cadrages, et l’invention des formes de la case. Et puis que Delirium veuille faire (re)découvrir Colquhoun au public français est en soi une intention qu’il faut saluer haut et fort. Delirium va éditer cette œuvre en trois volumes, nul doute qu’elle ravira les amateurs de récits de guerre de qualité. À noter, l’introduction de Garth Ennis et le texte de Jeremy Briggs qui nous relate la genèse du héros.

 

Cecil McKINLEY

« La Grande Guerre de Charlie » T4 par Joe Colquhoun et Pat Mills

Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-05-0

« Johnny Red » T1 (« L’Envol du faucon ») par Joe Colquhoun et Tom Tully

Éditions Delirium (22,00€) – ISBN : 979-10-90916-06-7

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