INTERVIEW DES AUTEURS DE « LA GUERRE DES SAMBRE »

Rencontre aujourd’hui avec Jean Bastide, lauréat de l’Alph-Art de la bande dessinée scolaire au festival d’Angoulême 2003, et Vincent Mézil. Avec Yslaire au scénario, ils viennent d’achever le troisième et dernier album du cycle « Hugo et Iris », de la « Guerre des Sambre », sorti fin novembre chez Futuropolis.

Coline Bouvart : Quels ont été vos parcours ?

Vincent Mézil : Après un bac littéraire, je suis parti faire trois ans d’études à l’Institut St-Luc de Bruxelles en section Bande Dessinée. Jean, que je connaissais déjà depuis quelques années, m’y a rejoint et c’est alors que nous avons commencé à travailler ensemble.

Jean Bastide : J’ai fait un BEP dans le bâtiment et un bac Pro. Vincent m’a parlé de l’école de BD de Bruxelles, où il était depuis un an et demi. J’y suis donc allé l’année suivante.

C.B. : Comment est née votre collaboration avec Yslaire sur ce projet de « La guerre des Sambre » ?

Vincent Mézil : En fait, Yslaire a fait partie de notre jury de fin d’étude à l’Institut St-Luc. Il a donc vu notre travail, qui était à l’époque un projet d’histoire avec quelques pages terminées, et a eu des critiques très positives et enrichissantes. Par ailleurs, nous aimions beaucoup son œuvre. Du coup, quelques mois plus tard, nos études finies et ce même projet ayant avancé, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant de re-contacter Yslaire pour qu’il nous donne son sentiment sur l’évolution de notre travail. Nous avions déjà eu quelques contacts avec des éditeurs mais rien n’était engagé. Nous avons donc récupéré l’adresse mail d’Yslaire par un professeur de l’école qui le connaissait bien et nous lui avons envoyé nos pages en lui demandant de nous donner son avis, dans la mesure où il avait déjà vu le début du projet. Il nous a répondu en nous disant qu’il aimait toujours beaucoup notre travail et qu’il avait un projet à nous proposer. Il nous demandait de l’appeler pour en parler. Nous nous sommes empressés de le faire et pour notre plus grand bonheur, il nous a dit qu’il souhaitait adapter « La Guerre des Yeux » en bande dessinée et nous a proposé de dessiner le premier cycle, « Hugo & Iri »s. Pour nous, c’était vraiment incroyable. Travailler avec Yslaire était déjà un grand honneur mais en plus sur « Sambre » ! Qui plus est pour un premier album…

C.B. : Comment avez-vous travaillé sur ces albums ?

Vincent Mézil : De mon côté, je me suis concentré sur le travail en amont : la recherche de documentation (décors, costumes) afin de coller parfaitement à l’époque (1830-31). C’est un peu un travail de l’ombre mais qui permet d’amener de la vie et de la crédibilité dans les dessins. Yslaire nous disait ce que Vicomte lui avait déjà raconté auparavant, que c’était à ce niveau que se situait la différence entre les téléfilms et les films à grand budget. Et comme nous voulions une « superproduction » pour nos albums, ce travail a été très long mais très important. L’objectif était vraiment que les lecteurs se sentent plongés dans une époque et dans des lieux divers. Par ailleurs, c’est moi qui me suis occupé de dessiner tous les décors.

Jean Bastide : Tout d’abord, il faut savoir qu’Yslaire nous fournit avec son script une mise en scène esquissée. Nous ne le faisions pas au tout début du projet et cela prenait trop de temps car il nous demandait de faire beaucoup de corrections sur chaque page. Assez rapidement, il est donc devenu évident qu’il était plus simple qu’il nous montre comment il voulait mettre en scène les pages. Même si cela a été parfois frustrant, cela nous a permis de nous poser moins de questions et de nous concentrer sur le dessin.

Une fois que Vincent m’a fourni les éléments nécessaires pour les costumes et les décors, je m’occupe donc de finaliser le story-board que nous envoie Yslaire en intégrant les attitudes de personnages définitives ainsi que les cadrages incluant les décors. Pour le trait, je dessine tous les personnages. Et c’est également moi qui m’occupe de la mise en couleur.

Vincent Mézil : Le fer de lance de notre collaboration a toujours été la qualité. Nous nous sommes associés pour faire deux fois mieux dans le même temps et non pas deux fois plus vite. Nous avons tenté, à notre échelle, de nous inspirer de ce qui peut se faire au cinéma. Hormis le réalisateur, chacun a sa spécialité : chef décorateur, chef costumier, éclairagiste, cadreur, directeur de la photographie etc. C’est d’ailleurs ce qui, à mon sens, est dur à restituer en bande dessinée. En effet, un dessinateur doit avoir un nombre incalculable de casquettes. Parfois, sur certaines étapes, il va être moins à son aise. D’autres fois, c’est par manque de temps qu’une étape va être « sacrifiée ». Dans notre dessin, nous avons essayé d’être au top sur chacune de ces étapes et pour cela nous avons décidé de nous répartir le travail en fonction de nos qualités respectives.

C.B. : Comment travaillez-vous, au niveau technique ?

Vincent Mézil : Pour ma partie du travail, je me documente beaucoup sur Internet. C’est vraiment l’outil parfait pour les recherches.
Pour ce qui est des décors, je les conçois à partir des images de tableaux et gravures que j’ai pu réunir. Ensuite, je les modélise en 3D. Cela nous permet de pouvoir tourner autour et de trouver les cadrages optimums. Cela nous permet également en cas de changement de plans dans une même scène de retrouver tous les éléments au bon endroit. Encore une fois, ce travail très fastidieux va dans le sens de la qualité et non du temps. Cela nous permet d’intégrer les décors dans nos story-boards. Ainsi, nous évitons d’attaquer un décor sans trop savoir à quoi il va ressembler ou comment il va se placer dans la vignette. Cela nous a aussi permis de faire facilement des corrections de plans ou de cadrages qu’Yslaire nous demandait en voyant nos story-boards.

Jean Bastide : Je travaille énormément à l’ordinateur. C’est vraiment un outil formidable. Je m’en sers dès le story-board pour intégrer les décors et travailler les personnages. Il est ainsi très aisé de retravailler un cadrage ou une partie anatomique d’un personnage. Il y a quelques années, nous avions vu une exposition de Loisel à Angoulême et nous avions constaté qu’il faisait plus ou moins la même chose à la main et qu’il était ainsi obligé de faire des photocopies avec agrandissement ou diminution de ses esquisses et de les recoller sur son story-board. L’ordinateur permet de faire cela beaucoup plus facilement.

Une fois que le story-board est terminé, nous imprimons nos vignettes storyboardées en filigrane. Nous travaillons le trait par-dessus. Vincent dessine les décors et moi les personnages. Ensuite nous les scannons et les réintégrons dans nos planches numériques. Il m’arrive souvent d’en profiter pour retravailler un visage ou un drapé directement à l’ordinateur.

Ensuite, je m’occupe de la mise en couleurs. Dans un premier temps, je travaille toujours en ambiance pour avoir un bon équilibre des couleurs et une bonne diffusion de la lumière dans la page.

Pour faire encore une comparaison avec un autre auteur de bd, j’ai envie de parler du travail de Guarnido sur « Blacksad ». Il fait des petites esquisses couleur dans la même optique que nous. Mais lui, les faisant à la main, est obligé de repartir à zéro pour attaquer sa page définitive. Alors que nous, grâce à notre outil informatique, nous pouvons affiner et détailler notre esquisse pour finaliser notre couleur.
Maintenant, pour ne pas avoir un côté trop lisse, trop froid qui résulte souvent du travail sur Photoshop, nous utilisons des pinceaux virtuels où nous avons calibré de la matière dessus. Mais surtout, nous intégrons dans nos couleurs des textures, des tâches abstraites que nous avons réalisées préalablement à la main à l’aquarelle, à l’acrylique etc. Cela nous permet de conserver un aspect « fait main », plus pictural, plus proche de la peinture sans avoir à sacrifier les avantages que procure le travail informatique.

Vincent Mézil : Nous essayons vraiment de profiter pleinement du potentiel de chaque technique, manuelle ou informatique, dans l’unique but d’améliorer la qualité et non forcément de gagner du temps.
Par exemple, beaucoup de mises en couleur réalisées sur ordinateur le sont par souci d’efficacité. Au contraire, nous avons, de notre côté, essayé de nous servir de l’informatique, comme d’un outil nous permettant de faire mieux que ce que nous aurions pu faire à la main. Et cela nous a fréquemment pris plus de temps que si nous avions fait une couleur directe. Le fait de pouvoir essayer, retravailler, recommencer permet d’améliorer la qualité mais peut parfois se montrer très coûteux en temps.

C.B. : Quelles contraintes avez-vous rencontrées dans ce travail, qu’il s’agisse de « conditions » posées par Yslaire lui-même, ou de contraintes inhérentes à cet exercice de « reprise » d’une série existante ?

Jean Bastide : La première difficulté a été de redessiner les personnages que l’on voyait dans « Sambre » : le vicaire, Blanche et Hugo. Il fallait qu’ils soient ressemblants à ceux d’Yslaire et en même temps qu’ils soient réalisés avec notre style.

Autre contrainte, la gamme chromatique. Il nous était interdit d’utiliser du bleu ou du vert afin de coller à l’univers de « Sambre ». Comme nous avons voulu élargir un peu la gamme de Sambre en composant des ambiances différentes pour chaque scène, cela a été un souci de ne pas pouvoir utiliser certaines couleurs. Il était ainsi plus difficile de varier les ambiances. D’un autre côté, c’était à chaque fois des petits challenges pour nous. Notre objectif a toujours été de faire du « Sambre » et non du Yslaire. Il faut que, quand le lecteur ouvre l’album et le feuillette, il sache tout de suite que c’est du « Sambre ». Et en ce sens, la limite de la gamme chromatique est un avantage.

Vincent Mézil : Il y a eu en effet quelques contraintes mais elles nous ont permis de nous remettre en question et de progresser. On voit trop souvent en BD des dessinateurs qui dessinent plus ou moins toujours les mêmes choses car ils n’ont pas envie de se risquer à faire des choses qu’ils ne maîtrisent pas. Et par conséquent, ils stagnent. Nous avons eu sur ces trois albums une envie constante de progresser. Et les contraintes inhérentes à ce projet nous ont permis d’être plus exigeants avec nous–mêmes et de trouver des solutions à certains problèmes. Nous avons dû, par exemple, sur le tome 1, dessiner un beau ciel bleu sans utiliser de bleu. Ces contraintes ont eu un aspect très formateur pour nous. Les acteurs ont coutume de dire que plus ils vont être cadrés et dirigés par leur réalisateur, plus ils vont pouvoir travailler leur rôle dans la subtilité et cela va donner de la qualité à leur interprétation. Je pense par exemple à Stanley Kubrick qui était très directif avec ses acteurs mais qui savait tirer le meilleur d’eux.

C.B. : Comment s’est passée la collaboration avec Yslaire ?

Jean Bastide : On a beaucoup appris. Ce fut très formateur.

Vincent Mézil : Il y a eu, bien entendu, quelques désaccords qui ont parfois amené de petits conflits. Mais ce fut relativement rare. Dans l’ensemble, cela s’est vraiment bien passé. Cette expérience fut très enrichissante pour nous. N’oublions pas qu’au sortir de l’école, nous étions encore plus ou moins en phase d’apprentissage et le fait de collaborer tout de suite avec un grand nom de la BD nous a permis d’apprendre beaucoup plus et beaucoup plus vite.

C.B. : Yslaire devait dessiner l’épilogue de ce cycle tout comme il en avait réalisé le prologue, dans le premier tome. Finalement, vous vous en êtes chargés, pourquoi ?

Vincent Mézil : Nous nous sommes surpris sur la fin de l’album à avoir une capacité d’accélération de notre productivité. Comme Yslaire devait terminer son « Ciel au-dessus du Louvre », nous lui avons proposé de nous occuper nous-mêmes de la séquence finale. Cette séquence devant faire la passerelle entre « La Guerre des Sambre » et « Sambre » : nous avons à la demande d’Yslaire diminué notre champ chromatique habituel afin que cela soit plus proche de « Sambre ». Le fait d’avoir dessiné cet épilogue en intégrant la demande d’Yslaire sur les couleurs assure, nous pensons, une bonne transition entre nos albums et le premier tome de « Sambre ».

Jean Bastide : De plus, cela m’amusait de dessiner Bernard et Julie. Ce fut donc avec plaisir que nous avons réalisé cette ultime scène.

C.B. : Avez-vous l’impression d’une évolution dans votre travail au fil de ces trois albums ?

Jean Bastide : Oui. Nous avons essayé d’avoir une remise en question permanente tout au long de ces trois volumes. Notre technique s’est affinée et est devenue plus stable et donc plus efficace. Petit à petit, nous avons aussi utilisé de plus en plus l’ordinateur. Nous avons également tiré des enseignements de l’impression du tome 1 puis du tome 2. Nous avons donc rectifié le tir en amont lors de la réalisation des planches afin d’avoir le moins de pertes possibles lors de l’impression.

Vincent Mézil : Nous avons affiné notre collaboration avec Jean et aussi avec Yslaire tout au long de cette aventure. Notre objectif a toujours été d’améliorer la qualité. Nous avons d’ailleurs la conviction que le troisième tome est le plus réussi des trois. Nous espérons que les lecteurs partageront notre sentiment…

C.B. : La série est terminée. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Jean Bastide : Le bilan est positif. Le fait de démarrer avec un projet où nous n’avions pas tout à gérer à la fois a été une très bonne école. Le fait de travailler avec Yslaire sur « Sambre » comme premier projet nous mettait dans de très bonnes conditions pour démarrer dans la BD.

Vincent Mézil : Effectivement, le bilan est très positif. Il y a eu des moments difficiles mais ça ne pèse pas lourd en comparaison de tout ce que ce projet nous a apporté.

C.B. : Avoir l’opportunité de réaliser ses premiers albums avec un auteur aussi reconnu : est-ce également un poids, un carcan ?

Jean Bastide : Inévitablement. Nous savions qu’il y aurait une grosse attente des lecteurs. Nous avions donc une grosse pression pour être à la hauteur de ce qu’avait fait Yslaire dans les tomes de « Sambre ». Les gens allaient forcément faire la comparaison. Beaucoup de séries sont souvent décevantes quand elles sont reprises par d’autres auteurs. Nous avons fait tout notre possible pour que les lecteurs ne soient pas déçus. Par ailleurs, il a été délicat de trouver un bon compromis entre le fait de garder une fidélité avec « Sambre » tout en y intégrant notre patte.

Vincent Mézil : Comme le dit Jean, c’est un carcan évident et aussi une grosse responsabilité. Mais c’est également quelque chose d’extrêmement motivant. Même si notre métier est aussi notre passion, il n’est pas toujours facile de se lever et de se mettre au travail avec de l’entrain. Dans notre cas, travailler sur « La Guerre des Sambre » nous a vraiment galvanisés. Le fait de savoir que l’album allait être lu par beaucoup de monde nous a incité à donner le meilleur de nous-même chaque jour. Nous avions la chance d’avoir une vitrine pour montrer ce dont nous étions capables. Nous avons également voulu prouver à Yslaire qu’il avait eu raison de nous faire confiance.

C.B. : Quels sont vos projets maintenant ?

Jean Bastide : Je travaille actuellement sur un projet d’adaptation. Mais vous n’en saurez pas plus pour le moment.

Vincent Mézil : J’ai commencé également à travailler sur un scénario. C’est quelque chose de nouveau pour moi. J’ai donc l’intention de prendre le temps qu’il faudra pour arriver avec quelque chose de vraiment solide.

Après l’expérience avec Yslaire, nous voulons l’un comme l’autre continuer à avoir une belle visibilité et montrer aux lecteurs qu’après ces trois albums, nous sommes maintenant aptes à développer des histoires et à faire notre propre mise en scène.

C.B. : Vous vous connaissez depuis longtemps, imaginez-vous de continuer à travailler ainsi en duo, ou plutôt de poursuivre chacun de votre côté ?

Jean Bastide : Pour le moment, nous voulons tenter une expérience chacun de notre côté. Personnellement, j’ai envie d’être plus autonome dans le boulot. De plus, l’aspect financier entre en compte. Aujourd’hui, le marché est difficile. Et le fait de bosser à deux divise aussi les gains. Sur un très gros projet comme « La Guerre des Sambre », cela peut se faire mais sur un plus petit projet, cela peut se révéler difficile.

Vincent Mézil : Nous désirons, en effet, voir ce que l’on est capable de faire seul.
Néanmoins, nous n’excluons pas la possibilité de retravailler un jour ensemble. Mais pour l’instant, nous avons l’envie et le besoin de nous dissocier.

Voir aussi la chronique de Gilles Ratier : http://bdzoom.com/spip.php?article4086

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