« Carton blême » par Boris Beuzelin et Jean-Hugues Oppel, d’après Pierre Siniac

Paru chez Casterman dans la collection «Rivages/noir », « Carton blême » décrit un univers futuriste particulièrement oppressant : le gouvernement, afin de réguler les dépenses de soins et de lutter contre la hausse de la criminalité, a instauré un nouveau système de protection policière, où seuls les citoyens en bonne santé et détenteurs du « carton bleu » peuvent bénéficier de toutes les protections. Jean-Hugues Oppel et Boris Beuzelin adaptent ici le sombre roman d’anticipation de Pierre Siniac, initialement publié en 1985. C’est dans ce contexte que Paul Heclans, flic désabusé mais efficace, hérite de l’affaire du « dingue au marteau », un serial killer qui profite des failles de ce régime aliénant…

Récipiendaire du Grand prix de littérature policière en 1981, Pierre Siniac (1928-2002) se distingue notamment par un goût pour les histoires criminelles au dénouement surprenant et paradoxal, détail auquel n’échappe pas l’épilogue de « Carton blême ». Ses descriptions du « milieu » montrent des personnages qui ne sont le plus souvent ni des exemples de bravoure, ni d’intelligence, ni d’honnêteté. En couverture, nous découvrons par conséquent un (anti)héros plongé dans un monde de science-fiction dichotomique, en partie dépassé par les événements, et manifestement sous contrôle d’état. Alors que la couverture du roman originel illustrait avec peu de moyens (un bureau et une machine à écrire servant aux dépositions, vide de toute présence) l’inhumanité de la mécanique administrative en place, le 1er plat de l’édition Casterman fait à l’inverse un choix plus graphique et plus complexe. Au-delà de la vision d’une mégalopole nocturne digne de celle de « Dark City » (A. Proyas, 1998) de « Brazil » (T. Gilliam, 1985) ou de « Blade Runner » (en 1982, R. Scott s’appuie alors, pour créer le Los Angeles du futur, sur le texte de Philip K. Dick, les designs de Moebius et les effets spéciaux de Douglas Trumbull), l’œil voyeuriste du lecteur est immédiatement attiré par la scène de violence se déroulant à l’arrière-plan : cette agression sauvage et meurtrière se joue en toute impunité à la fois sous l’objectif d’un robot de surveillance volant et sous le regard narquois d’un policier qui semble accompagner le héros (le divisionnaire Héclans).

Proposition pour la couverture finale et indications des ombrages

Nous comprenons donc – en un clin d’œil… – le cadre de cette peinture futuriste morbide : les policiers seront au mieux des êtres faibles, lâches, se défilant le plus souvent devant leurs responsabilités d’être humain tout en se cachant derrière des lois pour justifier leur inaction. Les victimes ne seront sans doute pas protégées si elles détiennent le fameux « carton blême » annoncé par le titre comme un symbole annonciateur de carence physiologique. Dans ce jeu de « renvoi de balle » entre les regards, c’est naturellement le visage inscrit sur un écran géant, semblant suivre de manière soucieuse les agissements d’Héclans, qui affirme sa prédominance. Outre qu’il s’agisse d’un dirigeant (le Ministre de l’Intérieur) âgé, ce tyrannique « télécran » renvoie à l’évidence à une référence majeure : l’oppressant Big Brother du célèbre roman de George Orwell, « 1984 » (1949), où la vidéosurveillance constante et obligatoire permet à la Police de la Pensée d’entendre et de voir ce qui se fait dans chaque pièce où se trouve un individu. A l’instar de cette parabole du despotisme moderne, empruntant autant au nazisme et au fascisme qu’au stalinisme, constatons que le monde de « Carton blême » (publié en 1985 en écho littéraire à « 1984 ») semble également divisé en trois classes sociales : la classe dirigeante au pouvoir (installée dans les plus hautes tours, au-delà du métro aérien), les travailleurs ou fonctionnaires moyens et externes (contraints de travailler pour survivre ou obtenir leurs droits), et les « exclus », sous-classe s’entassant dans des quartiers mal famés et hantés par une extrême violence galopante.

Avant d’aboutir à la couverture finalisée, les précédents essais (voir ci-dessus) proposés par Boris Beuzelin cherchaient essentiellement à illustrer soit un cadre (la cité futuriste), soit un genre (le thriller), soit l’action contenue dans l’œuvre romanesque, sans en proposer la synthèse. Sur l’un de ces essais, le détail du caddy renversé, pique graphique contre l’univers de consommation et explication de l’attaque des loubards, a toutefois été discrètement effacé (remplacé par une plaque d’égout). Parions que l’éditeur aura sans doute jugé peu nécessaire de rajouter au cadre politique un renvoi à un univers marketing par ailleurs inexistant : dans cette glaçante « Métropolis » ne figurent en effet ni marques, ni publicités ni de quelconques logos. Même les supposés représentants des forces de l’ordre ne portent aucun insigne apparent. La société décrit efface donc l’esprit d’entreprise et les repères collectifs au profit d’un individualisme forcené : chacun pour soi. L’effacement, la pâleur, l’absence de vie : voila ce que contient en creux un « Carton blême », titre qui résonne aussi comme l’antithèse du dessin ou de la planche encrée…

Ce que réussit l’habile visuel définitif, c’est, comme nous l’avons démontré et telle une affiche de film, à nous proposer l’essentiel tout en préservant une grande partie du mystère de l’intrigue… Et c’est bien le rôle du lecteur-spectateur de voir et d’apercevoir, dans un intrigant jeu de regards croisés, ce qui se cache derrière ces divers « écrans de violence ».

Philippe TOMBLAINE
« Carton blême » par Boris Beuzelin et Jean-Hugues Oppel, d’après Pierre Siniac

Éditions Casterman (18,00 €) – ISBN : 978-2203025813

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