COMIC BOOK HEBDO n°101 (12/12/2009)

Cette semaine, après nous le déluge, avec le superbe FLOOD! d’Eric Drooker.

FLOOD! (éditions Tanibis)

Le monde des comics est décidément bien plus riche que ce qu’en disent nos érudits du vieux continent, encore dans les stigmates d’une vision de la BD américaine qui ne pourrait être que commerciale et hollywoodienne ou bien traversée par les combats affligeants de super-encapés. Bien sûr, la réalité est toute autre (comme en témoigne le spectre hétéroclite de cette chronique, isn’t it?). Du récit cosmique à l’underground exacerbé, de la comédie en strips au graphic novel intimiste, la bande dessinée américaine, comme toutes les bandes dessinées du monde, contient en son sein assez de richesses et de facettes artistiques pour nous offrir des spectacles changeants et étonnants. Ainsi, le magnifique Flood! d’Eric Drooker que nous proposent aujourd’hui les éditions Tanibis. Aussi révoltée que sensible, aussi abrupte qu’emplie de finesse, cette œuvre est un petit bijou d’esthétique et d’humanisme. Composée de trois récits complémentaires, elle se penche sur le destin d’un homme, un homme perdu dans la foule, un homme parmi tant d’autres qui tentent de vivre et survivre à New York, un homme comme un visage qu’on ne voit pas, qu’on ne voit plus à force de croiser le flot des hommes dans les artères insensibles des mégapoles. Un homme qui perd son métier, puis sa raison, jusqu’à s’immerger dans les profondeurs fantasmées de la ville avant de trouver comme seul exhutoire au drame de sa vie que de s’enfermer pour relater son histoire par la bande dessinée. Il y a du Will Eisner, dans cette intention de portraiturer l’homme et la ville en une osmose inconsciente mais tangible, et c’est avec beaucoup de sensibilité – mais aussi beaucoup d’humour – que Drooker nous dépeint cette tranche de vie amère. D’abord totalement ancré dans la réalité la plus aride et la plus sombre, le récit s’enfonce petit à petit dans l’imaginaire, unique porte de sortie possible, seule alternative à la folie ou la mort. Mais on peut aussi mourir de trop rêver…

Militant et engagé, soutenu par Neil Gaiman, Art Spiegelman et Allen Ginsberg (avec qui il a signé un ouvrage), Eric Drooker est un artiste qui ne fait pas semblant, qui prend le temps de réfléchir et de créer dans un souhait de grande acuité intellectuelle et esthétique. Son style, influencé par les grands illustrateurs de la première moitié du XXe siècle qui pratiquaient la gravure sur bois (l’auteur se réclame de Frans Masereel, l’un des plus connus), oscille entre réalisme et interprétation, art du détail et simplification stylistique, variant les sensations et les niveaux de lecture visuelle. Flood!, entièrement réalisé à la carte à gratter, est une œuvre pratiquement muette, la narration s’effectuant sur le seul rythme des images et de leur agencement au fil des pages. Variation aussi en ce qui concerne la taille des images, paramètre envisagé comme partie intégrante du récit. En effet, Drooker ne se contente pas d’aligner de belles images « gravées », comme une suite d’illustrations se voulant plus tableaux que cases. Même si certaines images pourraient se contenter d’elles-mêmes, contenant assez de substance et de beauté pour exister sans ses consœurs, chacune d’entre elles provoque le rythme et engendre l’atmosphère du récit par leur taille pensée et ciselée. Drooker explore l’espace de la planche, les espaces de la planche, pour en tirer tout le sens, et sublimer sa force. Parfois monumentales, parfois miniatures, les cases de Flood! sont un voyage en soi, déroulant la trame de l’œuvre avec grand talent, et une belle intelligence picturale. L’imaginaire survient d’abord par des insertions fantastiques, comme cette plongée sous la ville, dans un métro où notre héros va parcourir grottes préhistoriques, galeries égyptienne, et lieu de rite magique. Mais le vrai basculement s’effectuera lorsque le personnage entreprend de créer sa bande dessinée. Le noir et blanc se teinte alors d’un bleu qui, par touches de plus en plus insistantes, envahit l’espace de sa puissance colorée, engendrant un nouveau niveau de lecture, une ouverture du possible bousculant tout autant qu’il complète l’esthétique en place. C’est beau, tout simplement. Et la fin est vraiment magnifique. Alors n’hésitez pas à vous immerger dans cet ouvrage que je vous recommande chaudement, à condition que vous ayez un parapluie.

Cecil McKINLEY

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